Jacques Chessex est mort le vendredi 9 octobre, à Yverdon-les-Bains (canton de Vaud), alors qu’un homme l’interpellait au sujet du cinéaste Roman Polanski, dont il avait publiquement pris la défense, victime d’une crise cardiaque. Il s’est effondré au milieu des livres, dans les locaux d’une bibliothèque, emporté par sa véhémence. Souvent surnommé "l’Ogre", en référence au titre du livre qui lui avait valu le prix Goncourt en 1973, l’écrivain avait été invité à parler de "La Confession du pasteur Burg", qui vient d’être adapté au théâtre et évoque des amours illicites.
Avec Jacques Chessex, la littérature francophone perd une de ses voix les plus tonitruantes et dérangeantes. Dans toute son oeuvre, il a dénoncé le puritanisme ambiant et la cohorte des bien-pensants. "Il y a transgression, disait-il au "Monde des livres" en 2004, dès que l’on parle du sexe ou de Dieu, parce qu’ils sont insondables, et que l’écriture enrage à nommer ce qui se dérobe. C’est pourquoi je m’efforce de pratiquer cet exercice avec le plus de légèreté et de sérieux amusé."
Vaudois comme Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) - un de ses écrivains de prédilection avec Charles-Albert Cingria (1883-1954) et Gustave Roud (1897-1976) -, Jacques Chessex est né à Payerne le 1er mars 1934. Issu d’un milieu protestant, il passe cependant ses dernières années de lycée au collège jésuite Saint-Michel à Fribourg. Il est encore étudiant en lettres à Lausanne, où il enseignera de 1969 à 1996, lorsqu’il entre en littérature avec un premier recueil de poèmes, Jour proche, publié en 1954. Dès ses premiers écrits, la mort qui l’obsède mais aussi les figures de ses disparus hantent son oeuvre. A commencer par celle de son père, professeur d’histoire à Lausanne, grand amateur de femmes, qui se suicide en 1956. "L’Ogre" (Grasset), mais aussi "Monsieur" (2001) ou "L’Economie du ciel" (2003) peuvent se lire comme des variations romanesques expiatoires.
Dès 1959, l’écrivain effectue de fréquents séjours à Paris où il se lie à Jean Paulhan (1884-1968), Marcel Arland (1899-1986), Yves Berger (1931-2004) et François Nourissier, à qui il a consacré un livre émouvant ("Le simple préserve de l’énigme", Gallimard, 2008). Collaborateur à La Nouvelle Revue française dès cette période, il donne à Gallimard son premier récit, "Tête ouverte" (1954), avant de passer chez Grasset où il publiera presque tous ses livres.
L’écriture de Jacques Chessex, rude, éprouvante mais aussi lumineuse et sensuelle a suivi les méandres d’une vie tourmentée. Ses livres sont traversés par les figures d’écrivains qu’il admirait : Ramuz dans "Incarnata" (1999), Benjamin Constant (1767-1830) dans "L’Imitation" (1998), Roger Vailland (1907-1965) dans "L’éternel sentit une odeur agréable" (2004), ou encore Sade (1740-1814). A ce dernier, il a consacré son dernier roman, "Le Dernier Crâne de Monsieur Sade" qui sortira en janvier 2010 chez Grasset.
Détesté et admiré par ses compatriotes, il entretenait un rapport pour le moins complexe avec son pays qui, sous sa plume, devenait une terre de tragédie, de transgression et de profanation monstrueuse. On pense évidemment à ces deux derniers livres au large succès public : "Le Vampire de Ropraz" (2008) - lieu où il résidait -, et surtout à "Un juif pour l’exemple", dans lequel il retraçait de manière saisissante l’assassinat, en 1942, à Payerne, d’Arthur Bloch, marchand de bestiaux, par un groupuscule nazi.
Depuis son enfance, Jacques Chessex dessinait et peignait. Il a attendu la soixantaine pour faire connaître ses peintures dans une première exposition à la Fondation Antonio Perez à Cuenca (Espagne) en automne 2000. Depuis, il exposait régulièrement peintures et dessins : galerie Planque à Lausanne (2000 et 2003), Bibliothèque nationale suisse (2003), Bibliothèque cantonale et universitaire Fribourg (2004), Fondation L’Estrée à Ropraz (2008), galerie ArteSol à Soleure (octobre 2009), Galerie Fallet à Genève (novembre 2009).
Onze peintures de Jacques Chessex ont été proposées par l’exposition Labyrinthe au Musée Rath à Genève (printemps-été 2009).
Il est également l’auteur de l’affiche de Barbe Bleue, pour la création de "Barbe Bleue" de Jacques Offenbach, Opéra de Fribourg (automne 2009).
"Le vampire de Ropraz" (bourgade que l’auteur affectionnait tout particulièrement) est un roman qui excelle à dire la mauvaise conscience d’une époque, la solitude et la "crasse primitive". L’intrigue se déroule en 1903, à Ropraz, dans le Haut-Jorat vaudois. La fille du juge de paix meurt subitement, à vingt ans, d’une méningite. Peu de temps après la mise en terre, on découvre que le cercueil a été ouvert, le corps de la virginale jeune fille profané. Comble de l’horreur : les membres ont été en partie dévorés. Stupéfaction des villageois, réveil des vieilles hantises et superstitions, réactivation du mythe du vampire. On s’épie, on se soupçonne. Puis, dans deux villages voisins, d’autres profanations sont commises. Cette fois, il faut un coupable. Ce sera un garçon de ferme aux yeux rougis, bouc émissaire d’une communauté troublée.
"Ici on n’a pas de grands commerces, d’usines, de manufactures, on n’a que ce qu’on gagne de la terre, autant dire rien. Ce n’est pas une vie. On est même si pauvres qu’on vend nos vaches pour la viande aux bouchers des grandes villes, on se contente du cochon et on en mange tellement sous toutes ses formes, fumé, écouenné, haché, salé, qu’on finit par lui ressembler, figure rose, hure rougie, loin du monde, par combes noires et forêts.
Dans ces campagnes perdues une jeune fille est une étoile qui aimante les folies. Inceste et rumination, dans l’ombre célibataire, de la part charnelle à jamais convoitée et interdite.
La misère sexuelle, comme on la nommera plus tard, s’ajoute aux rôderies de la peur et de l’imagination du mal. Solitaire, on surveille la nuit, ébats d’amour de quelques nantis et de leur râlante complice, frôlements du diable, culpabilité vrillée dans quatre siècles de calvinisme imposé. Sans répit déchiffrer la menace venue du fond de soi et du dehors, de la forêt, du toit qui craque, du vent qui pleure ; de l’au-delà, d’en haut, de dessous, d’en bas : la menace venue d’ailleurs. On se barricade dans son crâne, son sommeil, son coeur, ses sens, on se verrouille dans sa ferme, le fusil prêt, l’âme hantée et affamée. L’hiver attise ces violences sous la longue neige amie des fous, les ciels rouges et bistre entre aube et nuit déshéritée, le froid et la mélancolie qui tend et ronge les nerfs. Ah j’oubliais l’effarante beauté des lieux. Et la pleine lune. Et les nuits de pleine lune, les prières et les rituels, les couennes de lard frottées sur les verrues et les plaies, les potions noires contre la grossesse, les rituels avec des poupées de bois mal dégrossi crevé d’épingles, martyrisé, et les sorts jetés par des fourbes, les prières pour la tache des yeux. On retrouve encore aujourd’hui dans les greniers, les appentis, des grimoires et des recettes de décoction de sang menstruel, de vomi, de bave de crapaud et de vipère pilée. Quand la lune éclaire trop, garde-toi de bric et de brac. Quand la lune arrive tôt, garde le serpent au sac. La folie gagne. Et la peur. Qui a glissé dans la soupente ? Qui a marché sur le toit ? Veille sur ta poudre et ta fourche, avant le secret des gouffres !"
Extrait du "Vampire de Ropraz", Grasset, 2007.