« L’homo Sapiens n’en fait qu’à sa tête. On peut se demander où elle va le mener. Pour me reposer j’ai décidé de me faire animal » […] « J’ai donc choisi ce qui était à ma portée : un escargot et une araignée » […] « J’ai consulté Jean Rostand pour sa science. Il m’a répondu : “Vos escargots nous forcent à nous regarder nous-mêmes à travers leurs petits yeux.” »
André Bay était le beau fils de Jacques Boutelleau — alias Jacques Chardonne. Entré chez Stock en 1942, il a été l’un des éditeurs français les plus prestigieux, sans doute l’unique à ce jour à avoir vu son travail honoré par vingt-deux prix Nobel de ses écrivains. En quarante ans, il a imposé en France entre autres, André Brink, Robert Graves, Isaac B. Singer, Thomas Wolfe ou Robert Penn Warren, mais aussi Karen Blixen, Pearl Buck, Sigrid Undset, Joyce Carol Oates, Carson McCullers...
Caroline C. Tachon l’interview dans Le monde en 1995. Elle écrit :
« Quand André Bay entre aux éditions Stock, à vingt-neuf ans, sa mission est de compléter un catalogue qui existe depuis la fin du XIXe siècle : »
« J’avais parfaitement conscience des acquis de la maison. Elle était pareille à l’arbre qui développe ses branches. Je devais être l’une de ces branches et c’est à la littérature étrangère que j’ai donné mes préférences. Pour cela, je n’avais pas à chercher les choses. Elles venaient d’elles-mêmes, elles étaient déjà là. Il y avait les auteurs morts dont il fallait poursuivre la publication de l’œuvre, et les autres, encore inconnus, qu’il fallait révéler. Il suffisait de beaucoup lire, d’avoir des goûts propres, de connaître le marché, de s’entourer de bons lecteurs, d’être renseigné par quelques informateurs. Chez Stock tout se faisait naturellement. C’était l’une des rares maisons à s’intéresser à la littérature étrangère et sa collection « Cosmopolite » était déjà bien lancée et connue. Pour continuer, je lisais le Sunday Times, j’étais en relation étroite avec Lucien Maury, grand ami de Gide, qui me donnait les renseignements nécessaires pour m’orienter dans mes choix. Un ami très proche, John Brown, attaché culturel à l’ambassade des Etats-Unis, me recommandait des auteurs et me mettait en contact avec eux directement. Chardonne et Delamain (alors propriétaires de Stock, depuis 1921) étaient proches de gens comme Arland, Cocteau ou Paulhan, ce qui permettait à la maison des contacts privilégiés. Tout était une question de confiance. La littérature étrangère était ignorée ou mal vue. Pour les esprits « bien pensants », la traduction était une trahison de la langue française et donc passait en second plan. »
Toutefois, à son arrivée dans la maison, rien n’était gagné d’avance. Afin de parvenir à imposer les œuvres de Jorge Amado, André Brink, Robert Graves, Isaac B. Singer, Thomas Wolfe ou Robert Penn Warren, il fallut se battre durement. Souvent d’ailleurs, André Bay préfaçait avec conviction les livres qu’il publiait. Dans Tendre est la nuit, première traduction en France de cette œuvre de Fitzgerald, il donne le ton : « Avant d’en parler, il me faut faire un aveu personnel : il m’arrive de haïr, ne fût-ce qu’un instant, les gens qui n’aiment pas certains livres... ». Le grand changement dans le métier est venu après la guerre, se souvient André Bay : « Il y avait alors une véritable expansion de la littérature étrangère. Le syndicat des traducteurs est né. Ce n’était plus une affaire de famille. Les agents littéraires sont apparus, il fallait les connaître, connaître aussi les éditeurs, car c’est derrière eux que se trouvait maintenant l’auteur et non plus seulement derrière son oeuvre. Editer des oeuvres étrangères, c’était d’abord voyager, aller à la pêche au bon endroit. A ce moment-là, Londres était la véritable plaque tournante de la littérature internationale, et c’est là que se trouvaient tous les contacts. », dit-il à Caroline C. Tachon.
La véritable passion d’André Bay, durant toute sa vie d’éditeur, sera la découverte d’auteurs féminins. Avec Karen Blixen, Pearl Buck, Sigrid Undset, Joyce Carol Oates, Carson McCullers qu’il publiera dès 1946, Katherine Mansfield ou Virginia Woolf, il va fournir à Stock des romancières exceptionnelles. L’une de ses plus grandes aventures éditoriales sera notamment la publication de l’œuvre d’Anaïs Nin.
En 2003 il il nous dit alors que nous préparons un film : « Je me sens toujours pressé par le temps. Mais je ne voudrais pas me laisser prendre au piège. Il y a vie et vie. Vivre gâteux est à l’encontre du respect de la vie. Je serai enterré là, dans le cimetière qui jouxte la maison. Je ne veux ni pierre ni marbre : juste du sable fin, avec cette vasque. ».
« Pour quelqu’un qui était né mort, comme le disait ma grand-mère, je trouve que j’ai pas mal vécu. je viens de l’inconnu et j’y retourne. Le mémento “tu n’es que poussière et tu retourneras poussière” est beaucoup plus présent quand on est près de cette poussière que quand on vit au jour le jour avec le droit de ne pas y penser et même, je dirais, le devoir de ne pas y penser. »
« Depuis quand je suis vieux ? Moi, je dirais depuis 6 mois. C’est-à-dire depuis que j’ai de plus en plus de mal à marcher, que j’ai tendance à retourner dans le passé, enfin toutes les caractéristiques de la vieillesse quoi. Je ne sais pas si c’est un bien ou un mal, d’être vieux. Je dirais que c’est plutôt un bien. Ce serait assommant la vie s’il n’y avait pas la mort. C’est la mort qui nous sauve. C’est la mort qui fait l’amour. Faut faire l’amour avec la mort. »
« On peut, comme Spinoza, dire : "Vivre et être éternel". Je suis dans l’éternel. Je suis passé dans l’éternel. C’est pas tout à fait comme ça que ça se passe, mais on peut avoir cette vue optimiste. Se dire qu’on est dans un circuit qui vous a donné la vie. On peut avoir un jugement sur la vie qu’on a eue. Moi, j’ai eu de la chance, ou je veux considérer que j’ai eu de la chance. Le plaisir d’être dans un monde vivant qui nous dépasse. D’avoir des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une peau pour sentir - cette somme d’appréhension, déjà. C’est magnifique.
Faut accepter. Faut accepter. Mais à mon âge, l’acceptation n’est pas loin de la résignation. La résignation, on souffre. »
« Vous savez, on croit qu’on sait qu’on va mourir. L’homme est un animal qui sait qu’il va mourir. C’est une vaste blague. Il le sait un petit peu, il en a conscience un petit peu, d’année en année on croit que… Ça alimente largement la littérature, l’amour et la mort... J’étais plutôt du côté de l’amour que de la mort et je le suis resté. Et je ne prétends pas être un peu plus conscient… Mais tout de même, à mesure que l’instant fatal se rapproche et qu’il se mêle à la vie quotidienne, je vis les jours, les mêmes, différemment. Le fait qu’il faille mourir, je crois qu’il y a un choc. »
« Cet arbre n’est plus fait maintenant que de petits tronçons, un amas de tronçons. Il était réduit à l’état de squelette. Tout mort qu’il était, il servait de perchoir à mes corneilles, à mes pies, à mes merles. Les oiseaux pouvaient s’y poser. Maintenant, il n’y a plus qu’un grand vide et tout s’en dégage. C’est très difficile d’imaginer la disparition d’un arbre, ses conséquences…. Alors, que dire d’un être humain… »
« Une chose qui serait pas mal se serait de disperser les cendres dans le jardin, ou même dans la Seine là où va le flot vers la mer. Mais on n’est même pas libre de ça. Alors, on disparaît en faisant le moins de peine possible. »
« J’aimerais bien avoir un cimetière zen, petit cailloux, un cadre, une dalle blanche et des petits cailloux noirs dessus qui figurent la terre ou l’eau autour des rochers. C’est l’idée que j’ai eue. »
Cet hiver-là, André voulait faire abattre un arbre mort de son jardin : « J’ai décidé que ça suffisait, ce mort-vivant dans mon jardin. ».
Puis : « Moi aussi, comme lui, je suis enfoui la tête dans la terre. ».
André Bay est mort le 14 janvier 2012 dans sa 97eme année. La revue des ressources adresse ses condoléances à sa famille et tout particulièrement à Béatrice Commengé, sa compagne.
pour La Revue des Ressources