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Jean-Pierre Brisset et les hommes-grenouilles 

dimanche 30 août 2009, par Jérôme Solal

Jean-Pierre Brisset (1837-1919) a exercé diverses professions : pâtissier, militaire puis professeur de langues vivantes. Il a montré des talents d’inventeur et a fait breveter en 1871 la ceinture-caleçon aérifère de natation à double réservoir compensateur, et en 1876 la planchette calligraphique pour enseigner l’écriture et le dessin. C’est une fois devenu chef de gare en 1879 qu’il prend enfin conscience du rôle qui lui échoit sur terre : il lui faut révéler les origines de l’espèce humaine et du langage. Telle est donc la mission à laquelle il se voue désormais.
Ce visionnaire solitaire crée alors une mythologie qui puise aux grandes religions, notamment le christianisme. Au commencement était l’eau - les mers, les rivières, les lacs, les étangs, les marais où les grenouilles, ancêtres des hommes, vivaient en paix. Puis est venu le temps des transformations. Tout change peu à peu, les corps, les règles, les mœurs. Bien avant le latin (une langue tardive mise au point par des usurpateurs), on se met à parler le français, véritable langue originelle.
Brisset faisant le récit du devenir-homme des grenouilles met en avant le rôle de la sexualité et de la violence. Dans ses révélations sur le développement chaotique de l’humanité, il progresse grâce à une méthode originale qui exploite les multiples ressources de l’homophonie : il décèle les vérités cachées des paronymes, homonymes, holorimes et calembours. Son anthropogenèse est donc aussi une poétique. Par l’inventivité de ses analyses linguistiques, il établit un discours sur les origines et, à une époque marquée par l’apport du darwinisme, élucide à sa manière les mystères de l’évolution du vivant.
Publié en 1900 à dix mille exemplaires sous la forme d’un grand in-folio de quatre pages que Brisset finit par faire distribuer gratuitement faute d’avoir trouvé des acheteurs, le texte de La Grande Nouvelle (La Véritable Création de l’Homme, La Résurrection des morts, Tous les mystères expliqués) se présente comme la synthèse de ses travaux.

La Grande Loi cachée dans la parole

Toutes les idées que l’on peut exprimer avec un même son, ou une suite de sons semblables, ont une même origine et présentent entre elles un rapport certain, plus ou moins évident, de choses existant de tout temps ou ayant existé autrefois d’une manière continue ou accidentelle.
Soit, comme exemple, les quatre sons :
Les dents, la bouche. On peut écrire : L’aide en la bouche, lait dans la bouche, laid dans la bouche, laides en la bouche, etc.
Or, tout cela nous dit avec évidence que les dents sont seulement une aide : on peut s’en passer. Elles sont un lait ou blanches comme du lait ; à l’occasion elles sont aussi laides et alors c’est laid. L’étude de cette propriété de la Parole qui est Dieu, amène l’esprit à analyser chaque mot et à retrouver les idées qui l’ont formé, et ainsi on a devant les yeux les actes que faisaient nos ancêtres avant que l’homme fût créé, le premier langage humain. Certainement est formé de : Ce air t’est, ne mens ; certes est, ne mens. Ne mens signifiant : je ne mens pas. Tu mens, forcé ment ; tu mens forcément. J’accepte, part faites-m’en ; j’accepte parfaitement. Tu parles parfait, te ou tu mens ; tu parles parfaitement. Du suc c’est ! Le premier qui cria : Du suc c’est, eut du succès. Le mot suc est le premier nom du sucre et on lui donne encore ce nom.
Dans la langue primitive, qui était la langue actuelle en formation, les auxiliaires avoir et être se mettent souvent après la partie invariable du verbe.
En feu l’ai, c’est enflé. Mords ce l’ai,, il faut le morceler. Je mords c’est le, je morcelle. C’est l’ai, sel ai, scellé. On scella le sel. En bouche ai, je l’ai embouché. Happe l’ai, appelé. Ai l’eu = l’ai eu, ai lu, élu. Chêne est, c’est du chêne, la chênaie. Os ce l’est, hausse-les, osselets.
Les démonstratifs : le, les, ce, cette, mon, ton, son, etc., se placent souvent après le nom : Vois-le, le et la voile. Rond ce, ronce. La ronce se contourne en rond. Ce m’ons ce, ce mon-ce, semonce. Cela se disait en reprenant vivement son bien. M’ons = j’ons ou j’ai. Boure cette. Bourcette. On se bourrait de bourcette. La bourre fut un manger. Pour manger il faut qu’on laboure. Le lit mon. Le limon fut le premier lit. Le saut mon. Regarde le saumon. Le premier saumon fut un ancêtre sauteur. Le bout ton, le bouton. Le premier bouton fut une extrémité. Buis son, son buis, le buisson. Au but y sont, aux buissons. On aimait les buissons, c’était un but à atteindre.
Le mot ist = est. C’ist me, c’est moi. Cri de celui qui se montrait sur une cime. C’ist té, c’est toi ; sis-té, sieds-toi. Origine de la cité. Te rends qu’ist le, laisse-moi tranquille. Ce c’ist, ceci. Comme ai dit ist, comédie. La parole s’est formée avec les cinq idées premières exprimées par les mots suivants : ai, aie, est, à, ce. Ce, que l’on peut écrire ceu, désignerait, sous cette orthographe, la bouche de l’ancêtre, car tous les mots ont été mis dans la bouche sous une forme sensible, et sont devenus des esprits avec la disparition des êtres et des choses qui servaient à la formation de la parole. J’ai c’est ? J’essaie. Je l’ai c’est ? je l’essaie. In c’iist, ce aie ; ainsi c’est. À que c’est ? accès, Ai que c’est ? Excès. Jeune est, je nais. Éteinds, c’est le ; étincelle.
Le tends, le temps. Le temps a pour origine une tension. In ce temps, instant. In ce temps t’en ai, instantané. A vec, in ce temps-ce, avec instance. A vec = au bec. J’arriverai en temps dû, c’est entendu. L’est neige dans temps. L’ancêtre était sensible au froid et sentait les neiges dans temps avant qu’elles fussent visibles. Où sont les neiges d’antan ? disaient les simples, croyant qu’il était question des neiges de l’année précédente, comme si les neiges éternelles n’étaient pas à cheval au moins sur deux années. Lecteur, entends en temps les vérités éternelles. Avant que l’homme fût, j’étais.
Nous ouvrons donc le livre fermé, dès la création du monde. Il donne la vie éternelle. En vérité, si tu en veux hériter, il faut être pour la vérité. Envers y t’ai, en vérité, c’est l’envers du langage courant.
Le français, formé des meilleurs dialectes du centre de la France, se parle donc ainsi qu’il se parlait dès la création du monde. Depuis que l’homme existe, nul son étranger n’a pénétré dans le langage du peuple. Chaque contrée a conservé son patois propre et son accent particulier. Les mots étrangers qui sont entrés dans notre langue, ne l’ont fait qu’en se transformant en sons parfaitement français, aptes à être analysés avec des éléments français.
Au commencement était la Parole et la parole était Dieu. Tout a été fait par elle et rien n’a été fait sans elle. C’est elle qui éclaire tout homme venant au monde. Maintenant que l’esprit a bien voulu nous donner la clef des mystères de la parole, nous allons parcourir la création de l’homme, dès la fondation du monde.

Extrait de La Grande Nouvelle de Jean-Pierre Brisset, Jérôme Solal éd., Paris, Mille et une nuits, 2004 (1ère éd. Paris, Chamuel, 1900), p. 8-11.


Dans le passage qui précède, tiré des premières pages de La Grande Nouvelle, Brisset développe ses analyses linguistiques. Le texte joue le rôle d’un préambule où l’auteur livre quelques rudiments d’archéologie linguistique avant d’entreprendre, dans les pages suivantes, son anthropogenèse. Le Verbe avant l’Histoire, les mots avant les maux, les mots en leur force la plus concrète, la plus vitale, en leur émail le plus physiologique : les dents, la bouche. Brisset évoque la construction des auxiliaires avoir et être, s’intéresse aux démonstratifs, ces mots qui montrent la réalité là, toute proche. Malgré son approche sensualiste, il a conscience que les mots, ce sont aussi des idées, toutes primitivement recueillies dans ce bouquet verbal : ai, aie, est, à, ce. Un tel discours sur les origines ne peut se dispenser de la notion de temps, mise en relation avec la place que l’homme peut y trouver dans sa subjectivité de descendant direct des grenouilles : Avant que l’homme fût, j’étais. J’étais, mais qui dit « je » : moi le temps (d’avant l’humanité), moi l’étant (la nature naturée), moi l’étang (le réservoir à grenouilles) ? Qui sait ?
Pour que les lecteurs captent parfaitement son message et prennent avec lui le chemin vers la vérité cachée, Brisset leur propose de se laver les oreilles en intégrant l’envers du langage courant. Seule cette indispensable inversion, qui fonde sa poétique et récure les tympans, leur permet d’entendre le son-Brisset, de comprendre vraiment les mots tus sous les mots dits. Ainsi peut-on accéder à la vérité éternelle, celée depuis toujours, et dont lui seul détient la clé. Ajusté de la sorte à ces paramètres nouveaux d’un langage certes inaudible pour l’homme du commun, mais transparent pour les initiés qui auront su écouter, c’est Dieu que Brisset manifeste, verbe et loi. Dès lors la parole inspirée du prophète rétroactif peut lancer son récit (l’authentique histoire enfin révélée de l’humanité) et claironner la grande nouvelle de notre destinée ontologique d’hommes-grenouilles.



Voir aussi « Le langage des grenouilles » de Jean-Pierre Brisset.

P.-S.

Quelques éléments pour mieux connaître son œuvre :
De Brisset : La Grammaire logique, résolvant toutes les difficultés et faisant connaître par l’analyse de la parole la formation des langues et celle du genre humain, Paris, Baudouin, 1980 (1ère
éd. Paris, Leroux, 1883) ; Les Origines humaines, Paris, Baudouin, 1980 (1ère éd. Angers, chez l’auteur, 1913).
Sur Brisset : André Blavier, Les Fous littéraires, Paris, éd. des Cendres, 2001 (1ère éd. Paris, Veyrier, 1982) ; Marc Décimo, Jean-Pierre Brisset, prince des penseurs, inventeur, grammairien et prophète, Dijon, Les Presses du Réel, 2001.
Brisset adapté au théâtre : Les Grenouilles qui vont sur l’eau ont-elles des ailes ? par Catherine Beau et Eugène Durif (2002) ; Mots à lier ou le Brisset sans peine par Gilles Rosière et Pako (2004).
Brisset sur la toile : http://perso.orange.fr/chambernac/brisset.htm (site entièrement consacré à Brisset).

Portrait de Brisset : Charles-André Picart Le Doux.

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