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Le premier jour du printemps 

(extrait de Paradise)

vendredi 25 septembre 2009, par GA Quiniou

Le jour où ces travaux ont vraiment commencé, je peux vous l’indiquer sans aucun risque d’erreur : c’était un mardi. J’ajouterai, pour plus de précision, le mardi 20 mars. Ce n’est pas que je sois doté d’une mémoire particulière des faits et dates - obsessionnelle seraient trop heureux de dire certains - pour m’en souvenir de cette façon. Non ; simplement j’avais choisi ce jour-là, après
consultation du calendrier des Postes, parce que c’était le début du printemps et que cela me semblait mieux convenir en raison de considérations strictement techniques. En effet, en me lançant dès le tout début de cette période de l’année - sans ignorer, bien sûr, que cette date officielle ne correspondrait pas en réalité nécessairement à un changement spectaculaire des conditions météorologiques - je pouvais compter avec certitude sur une
amélioration progressive du temps (davantage de soleil, moins de pluie, des températures plus clémentes) et cela sur une durée suffisamment longue. On irait de toute façon vers les beaux jours et c’était ce qu’il me fallait, du moins des jours meilleurs que si j’avais commencé en hiver ou même l’été. Car je ne me faisais pas d’illusions, je ne suis pas fou : j’aurais besoin de beaucoup de
temps, c’était un travail de longue haleine. Même en m’y prenant au plus tôt, et si tout se déroulait normalement, je n’en viendrais pas à bout avant la fin de la belle saison. C’est pourquoi j’avais choisicette date-là, le premier jour du printemps, et avais scrupuleusement consulté le calendrier pour être certain de ne pas faire d’erreur, ne pas perdre, faute d’une information fiable, quelques précieuses journées, voire une semaine ou deux, qui sait ? La plupart des gens, si vous les interrogez, auraient plutôt tendance à situer le début du printemps vers avril ; mais cette imprécision, pour eux, ne tire pas
à conséquence. En ce qui me concerne, je ne pouvais pas me permettre cela, dès le départ, à cause d’une approximation aussi facile à éviter. Voilà donc pourquoi j’avais arrêté cette date-là, et l’avais soigneusement vérifiée, au risque de paraître exagérément tâtillon ou conditionné par je ne sais quelles considérations symboliques qui n’ont pourtant rien à voir ici, je peux l’assurer : mardi 20 mars, premier jour du printemps ; c’est ce jour-là qu’il fallait commencer. Tout ceci afin d’expliquer pourquoi je peux m’en souvenir avec une telle certitude.

Il avait fallu auparavant, bien sûr, quelques préparatifs, prévoir du matériel, ne serait-ce que pour franchir le premier obstacle de la dalle de béton. Pour la suite, du moins au début, les outils ordinaires dont tout un chacun dispose chez soi auraient à la rigueur suffi ; ces outils-là, je les avais comme tout le monde. Mais pour ce qui est de la dalle de béton, force m’avait été de prévoir
quelque chose, et d’ailleurs je ne l’ai pas regretté. Ce n’est pas muni d’un simple marteau et d’un burin qu’on vient à bout d’une dalle pareille. Je m’étais donc procuré chez Castorama, plusieurs jours à l’avance, un de ces petits marteaux-piqueurs électriques - modèle semi-professionnel, dans les sept ou huit kilos - équipé de plusieurs burins au tungstène de formes et de taille différentes afin de faire face à toutes les situations et ne pas me retrouver le bec dans l’eau au cas où la dalle se montrerait plus résistante que
prévu, où je rencontrerais de gros cailloux, par exemple, de laroche peut-être ; comment savoir sur quoi on allait tomber là- dessous ? Et le jour dit par conséquent, ce mardi 20 mars, je suis descendu à la cave dès l’aurore.

Le premier choix à faire était celui de l’endroit où attaquer ; et ce n’était déjà pas si simple contrairement à ce qu’on pourrait croire. Dans un coin, de toute évidence, ce serait le plus discret et me laisserait davantage d’espace disponible. On hésite toujours, lorsqu’il s’agit de faire de gros dégâts, à entreprendre cela en plein milieu de l’endroit où l’on se tient. Mais par ailleurs un coin, outre qu’ils étaient tous les quatre encombrés et que cela nécessiterait pas mal de manutention, un coin ne présente pas le même confort de travail : on y est déjà forcément gêné ne serait-ce que par l’angle
des murs, ce qui réduit considérablement le champ d’action si l’onest amené à tourner autour du chantier pour, par exemple, faire levier à l’aide d’une barre à mine et débloquer une pierre trop volumineuse, ou encore pour l’extraction des gravats qui peut nécessiter ultérieurement l’installation d’un dispositif spécial afin de les hisser plus facilement. Après réflexion, j’en suis finalement
venu à un compromis, ce qui n’a rien de satisfaisant comme on peut le comprendre : ni en plein milieu de la cave ni dans l’un des coins ; mais au milieu et presque au fond ; c’est la solution qui me parut la plus raisonnable ; je me préservais ainsi suffisamment de place devant pour y entreposer tous les matériaux dont j’aurais besoin, les outils, y stocker provisoirement les gravats et, tout autour du trou - puisque c’est bien d’un trou qu’il s’agit - l’accès resterait disponible pour y travailler à mon aise, et j’allais avoir à y
travailler ! Ce fut donc décidé ainsi : au milieu mais dans le fond.

Ce problème-là réglé, il me sembla avoir fait déjà un grand pas ; je m’aperçus que j’y avais consacré presque une heure, à comparer avantages et inconvénients des diverses possibilités. Mais dans ces cas-là, c’est la décision initiale qui est souvent la plus difficile à arrêter, c’est d’elle que tout dépend ; ce n’était donc pas du temps perdu, c’est ce que je me suis dit.

La décision suivante était bien plus délicate encore quoique apparemment plus futile ; elle concernait la forme du trou. On n’imagine pas tous les choix qu’il faut faire avant de se mettre au travail, avant d’être enfin lancé et débarrassé de tous ces préliminaires pourtant incontournables. La forme de ce trou, j’y avais souvent réfléchi auparavant et croyais bien l’avoir déterminée. Mais lorsque vous vous trouvez au pied du mur (en l’occurrence "à pied d’oeuvre" serait plus exact puisque mon mur, à moi, s’avérait être un sol, plutôt à l’horizontale), sur le point de taper dans le vif des choses si l’on peut dire, de donner ce premier coup qui sera de toute façon irréversible, tout ce que vous aviez pu échafauder dans l’abstrait devient au dernier moment sujet à caution : et si vous alliez commettre quelque fatale erreur ? alors qu’il est encore temps de l’éviter ? Il est normal, et même recommandé à ce moment-là - c’est faire preuve de prudence et de la plus élémentaire responsabilité - de tout remettre une dernière fois en question. Même la forme d’un trou.

Car lorsqu’il s’agit de creuser un trou, la première idée qui nous vient spontanément à l’esprit - sauf évidemment s’il ne s’agit que d’un trou banal, à la forme en quelque sorte imposée par sa destination, je ne sais pas : creuser un puits, une tombe... - la première idée qui nous vient à l’esprit c’est de creuser un trou carré. Bon ; pourquoi pas si cela convient. Mais pourquoi pas aussi un trou rond ? Comme si les trous ronds n’étaient réservés qu’au
papier (les trous des feuilles de classeurs), au bois que l’on traverse à la perceuse, au métal. Pourquoi pas un trou rond dans le sol ? Là se pose aussitôt le problème de la fonction du trou. Le mien, pour dire les choses rapidement, devait être mettons un passage, unesorte d’entrée. Et dans ce cas effectivement rien ne justifiait qu’il fût carré ; imagine-t-on carrées les entrées d’un terrier ? Mais les terriers, dira-t-on, sont des trous d’animaux et cela n’a rien à voir ; les hommes, eux (homo "faber", justement), creusent avec des outils - la bêche, la pioche - droits, tranchants, métalliques, et du
coup leurs trous sont carrés, à la limite rectangulaires ; et s’ils dépassent une certaine longueur alors on ne parlera plus de trou mais de tranchée, d’excavation, de fosse ; il ne s’agissait pas de cela ici. Donc, en ce qui me concernait, rien ne me portait à faire un trou carré plutôt qu’un trou rond. Rien sinon peut-être ce qu’il faudra bien appeler une sorte de déterminisme culturel qui doit chez nous fonctionner comme une seconde nature, à ce qu’on dit, et nous tenir lieu d’instinct ; cet "héritage cartésien" probablement
qui me différencie du rat ou bien du blaireau - du moins sur ce point précis de la forme des trous - et m’a poussé presque malgré moi, au dernier moment, à opter pour le quadrilatère malgré tout le débat que je viens ici brièvement d’évoquer. C’était ainsi : je ferais un trou carré et j’entrepris d’en tracer aussitôt les limites sur le ciment grisâtre et souillé de ma cave, à l’aide d’une craie prévue à cet effet : un carré d’un mètre de côté.

Là non plus, contrairement à ce qu’on pourrait penser, cela n’allait pas de soi quatre-vingt centimètres, cela n’aurait-il pas suffi ? peut-être au contraire fallait-il un mètre vingt ? (J’écartai évidemment les solutions extrêmes du ridicule trou de trente centimètres de côté, où il m’aurait été impossible de descendre pour creuser, et du trou démesuré de trois mètres de large que rien ne pouvait justifier ; je ne suis pas fou, je crois l’avoir déjà dit, j’ai
même plutôt l’impression d’avoir été doté d’un esprit suffisamment rationnel pour ne rien laisser au hasard). Balayant assez vite ces scrupules, j’ai donc tracé à la craie ce carré d’un mètre sur un mètre qui me parut convenir : quoi de mieux en effet qu’un carréd’un mètre carré ? qu’y trouver à redire et pourquoi hésiter à entrer dans ces normes-là qui n’ont rien que de géométrique ?

Ensuite, évidemment, cela se corsait ; et l’on peut dire que c’est là qu’allait commencer le véritable travail. Comme je ne disposais pas de lapidaire qui m’aurait permis de découper proprement le ciment selon mon tracé et que je craignais, en attaquant directement au marteau-piqueur, de fissurer tout le sol bien au-delà de ce qui était nécessaire, j’ai dû me résoudre à entreprendre une première découpe superficielle à la main, au burin ; et cela m’a occupé tout le reste de la matinée.

Lorsque je suis remonté de la cave après toutes ces heures, le jour s’était depuis longtemps levé et le jardin était sous la pluie ; une pluie fine et pénétrante qui ne paraissait pas tant tomber du ciel que constituer le ciel lui-même tellement il me parut brouillé, sans nuages et sans profondeur. Rien de ces fameuses giboulées de mars, éphémères et roboratives, que l’on aurait pu attendre à cette saison ; non : une lente et insidieuse pluie d’automne qui ne laisse, même aux plus optimistes, aucun espoir d’éclaircie. Il convient de
préciser, pour faciliter ici la compréhension, que ma cave - qui se situe sous la maison bien sûr - ne comporte pas d’accès par l’intérieur comme dans la plupart des maisons mais seulement par le jardin ; c’est-à-dire qu’il faut sortir pour s’y rendre. Ce qui explique qu’émergeant de cette cave après ces premières heures de travaux qui m’avaient fait perdre notion du temps - non seulement de celui qui passait mais du temps qu’il faisait - j’aie eu la surprise
de me retrouver sous cette pluie déjà bien installée que rien ne laissait présager lorsque j’étais descendu. Quand on pense que j’avais choisi le printemps pour être à l’abri de cet inconvénient et que, dès le premier jour, comme par un fait exprès, c’était le temps que je voulais éviter qu’il me fallait subir ! J’ai couru jusqu’à la porte de la cuisine et j’ai vigoureusement essuyé mes semelles sur le paillasson avant d’entrer. Après tout, qu’il pleuve n’avait pour le moment pas beaucoup d’importance ; mon chantier était bien à
l’abri, là en bas, et cela ne m’empêcherait pas de continuer ; il ne faudrait pas que cela dure, voilà tout, parce que d’ici deux ou trois jours, tout au plus, je serais dans l’obligation de travailler aussi à l’extérieur et par un temps comme ça... Je risquais effectivement de prendre du retard, mais, bon, on verrait.

Avant de me laver les mains et de me sécher je mis à réchauffer un peu de café. Il était déjà près d’une heure de l’après-midi et j’aurais dû songer à déjeuner plutôt qu’à prendre un café. Mais il y a certaines tâches qui perturbent complètement votre rythme de vie, que vous ne parvenez jamais à interrompre à l’heure où vous devriez le faire et qui, lorsque enfin vous les interrompez, vous incitent justement à prendre un café alors qu’il serait plutôt temps de s’occuper d’autre chose, déjeuner ou dîner par exemple.
C’est ainsi que vous vous trouvez progressivement décalé et finissez par ingurgiter des repas sur le pouce, à trois heures de l’après-midi ou minuit, selon l’avancement du travail. Moi, de toute façon, qui n’ai pas d’horaires réguliers pour les repas, pas d’horloge dans le ventre comme on dit, ces légers déphasages ne m’ont jamais dérangé. Je ne m’efforce pas aussitôt (comme plusieurs de mes amis qui ne supportent pas un quart d’heure de retard pour prendre leur repas) de revenir tant bien que mal à l’horaire habituel quitte
à manger sans faim, sans avoir digéré le repas précédent, uniquement parce que c’est l’heure. Je trouve même un certain plaisir à laisser glisser ainsi peu à peu l’organisation de mes journées ; comme si, libéré de la ponctualité de ces rythmes quotidiens qui nous conditionnent, je me confiais en toute sérénité
au cours profond du monde, à quelque puissance cosmique qui régirait secrètement nos besoins, nos envies, les fluctuations de notre énergie. Je préfère, lorsque le décalage devient trop flagrantau point de me peser (que le jour et la nuit en viennent à s’inverser,par exemple, et que plus aucune vie sociale n’est possible), je préfère une bonne fois me faire violence afin de tout remettre dans l’ordre d’un seul coup, tel ce soldat qui, conscient d’avoir depuis un moment perdu la cadence au cours d’un défilé, se résout au prix de
deux ou trois sautillements disgracieux à se remettre au pas de ses camarades. C’est ainsi que je procède : un beau matin, si tard que
je me sois couché, je me lève à sept heures pile et déjeune à midi et
demie, rien que pour reprendre le rythme.

Mais nous n’en sommes pas là. Pour le moment je ne fais que siroter mon café à une heure de l’après-midi, en regardant tomber cette pluie fine et drue qui a tellement assombri la cuisine qu’il m’a fallu allumer l’électricité ; je déguste tranquillement mon café alors qu’il serait plutôt temps de déjeuner. Assis de biais au coin de la table, jambes croisées comme lorsque l’on prend ses aises à la fin d’un repas, je fais le bilan de la matinée : mon trou est commencé ; j’en ai profondément entamé le pourtour au burin ; c’est là qu’il
sera, impossible à présent de faire marche arrière ; j’ai hâte d’attaquer la deuxième phase au marteau-piqueur ; cela devrait aller vite, il n’y a que la dalle à faire sauter ; ensuite il ne restera plus qu’à creuser.

P.-S.

Livres Ka, 1505 Chemin de la Malicorne, 03410 Domérat.

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