La Revue des Ressources
Accueil > Création > Romans (extraits) > L’ombre des montagnes (extraits)

L’ombre des montagnes (extraits) 

jeudi 18 février 2010, par Marie Frering

L’ombre des montagnes

Nous sommes tous anormaux. Enfermés dans ce cirque de montagne. Sur les hauteurs, les quérulents n’ont d’autres gueules que celles du métal et du feu qu’ils nous destinent. Ils nous sculptent, dessinent nos cages, colorient nos journées, nous modèlent et nous exhibent :

Nous, Nabots, Hommes sans bras, Femmes à barbe, Athlètes unijambistes, Clairvoyants, Mages, Etres polycéphales, Contorsionnistes, Funambules cul-de-jatte, Dompteurs-le-visage-dans-la-gueule-du-lion, Clowns-courant-nus-avec-la-flamme-olympique, Enfants sans mémoire, Vierges folles, Etrangers sans pays, avec nos Voitures sans conducteurs, Rues sans nom, Enveloppes sans lettres, Téléphones sans numéro, Seaux sans fond, Montres sans aiguilles, Médecins sans médicaments, Femmes sans lait, Philosophes sans livres, Aveugles sans cannes, Voisins sans portes, Ivrognes sans beuverie, Jeunes filles sans goût, Blonds sans cheveux, Morts inconnus, Estropiés soldats, Gros, Gras, Maigres, Enflés, Malades, Sains, Jeunes, Vieux, Disparus, animés d’un espoir monstrueux, oubliant que Monsieur Loyal a vendu l’âme.


Entre chien et loup

Le rire emplit ta gorge. Tu lèves la tête pour faire place à ton rire. Tu le goûtes, il monte vers ta langue, il emplit ta bouche, jusqu’au bord de tes lèvres, tu ne sais pas si c’est un sale rire qui résonne ou un bouquet de fleurs de rosée qui vient éclabousser tes yeux. Tu es atteinte et perdue dans tes sensations. Tu es sans savoir si le cri que tu entends est celui que tu pousses. Sans savoir si l’odeur de ton corps est celle de ton corps ou celle des poubelles qui brûlent sous ta fenêtre. Sans savoir si les montagnes que tu vois devant toi sont celles des anciens dimanches. Sans savoir si l’amertume dans ta bouche vient de ces vieux haricots que tu ingurgites ou de l’âcreté de la fumée du poêle qui refoule et te fait tousser. Sans savoir si la chair que tu touches et que tu palpes, tu sais encore l’embellir d’adjectifs délicats.

Padobranac (Parachutiste), eros et thanatos

Il pleut des bombes toute la nuit. Tu mets ta main dans ton sexe, comme si lui seul pouvait encore te protéger. Elle s’acharne pour produire l’étincelle dans ta tête. Pour que tes yeux se ferment si fort que même la traînée lumineuse de l’obus ne parvienne pas à ta rétine. Tu fais ça comme une prière. Ça n’arrive pas qu’au moment des bombardements. Ça te prend tout à coup, en plein jour, comme une grande soif ou une grande frayeur. Tu te caches. Tu veux jouir soudain. Absolument. Ta mâchoire se crispe, ta gorge se durcit, ta nuque se cabre, la colère monte dans tes yeux, et tu te fais jouir dans la colère.

La nuit, épuisée, tu t’endors au son des explosions. Le jour, tes yeux retrouvent le même paysage et les mots se forment dans ta gorge. Tu dis une phrase banale, tu te raccroches. Mais la colère est toujours là. Tu ne réussis pas à te raccrocher complètement. Tu te prends la tête entre les mains, en maîtrisant ton geste, tu te grattes les cheveux, tu te frottes les tempes, tes ongles s’accrochent dans tes sourcils, tu poses ton pouce dans le creux entre l’œil et le nez pour calmer la palpitation. Tu voudrais être ailleurs, ou être ici autrement. Tu refuses qu’ils t’atteignent jusque dans ton sexe. Puis ta colère remonte, tout ton corps est si tendu qu’il pourrait exploser.

Ils réussissent, ils réussissent. A te faire jouir de la mort qu’ils te réservent.

Jeune homme, encore

Il sort de chez lui pour aller au front. A quelques pas de sa porte une balle perce son menton. C’est un jeune naïf, fier d’être soldat, qui marche la tête haute. Nous ne nous laisserons pas faire comme ça !

La balle reste logée là, dans l’os du menton. La langue est épargnée de quelques millimètres. Il croit sentir la balle dans sa bouche.

Le souffle des explosions déplace les parois internes des corps. Oh, un très très léger déplacement. Si léger
qu’il n’est pas mesurable. Mais l’architecture intime et intérieure ne connaît plus ses repères.

Parois soufflées, ou légèrement disjointes, cours des veines légèrement dévié, alvéoles distendues, spasmes de la paroi stomacale, sphincters affaiblis, léger décollement de la plèvre, tissus chauffés par les décharges d’adrénaline, petites lésions très fines à l’intérieur de la boîte crânienne.

Imperceptibles à l’examen.

Invisibles de l’extérieur.

Une légère implosion contenue.

Parfois un tremblement des mains échappe, un voile noir glisse brièvement devant les yeux, un pas déséquilibre, quelques incohérences s’insinuent dans la construction des phrases.

P.-S.

L’ombre des montagnes, par Marie Frering, Quidam Editeur, 13- euros.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter