La conception organiciste des sociétés avait favorisé l’assimilation du processus de décadence à une maladie. Il convient de bien entendre la différence entre la régénération et la guérison. Si l’une et l’autre s’assignent la santé pour objectif, la régénération déborde cette signification en lui accordant la connotation de nouvelle naissance [1]. Dès le XIVe siècle, régénération cumule les sens religieux et biologique. L’emploi figuré de ‘renouvellement moral et intellectuel’, daté du XVIIe siècle, passe au sens abstrait d’‘action de reconstituer dans son état antérieur non corrompu’, dans la seconde moitié du XIXe siècle [2]. On assista ainsi, dès la fin de la Révolution française, tout au long du XIXe siècle et durant le XXe, à diverses tentatives visant à redonner vie à la société et à la civilisation occidentales moribondes, soit en restaurant des formes anciennes, soit en en inventant de nouvelles. Friedrich Kreutzer pose le débat en ces termes :
« La restauration de l’union orientalo-occidentale est le plus grand problème à la solution duquel l’Esprit du monde est en train de travailler. Qu’est-ce que l’Europe, sinon le tronc stérile en soi qui doit tout à des greffes orientales et ne pouvait être perfectionné que par elles ? Nous ne pouvons nous en passer, il faut rétablir une communication libre et ouverte avec l’Orient, pour que revienne, plus belle, la vie du XVe et du XVIe siècle » [3].
La logique de la dialectique hégélienne, qui veut que du négatif sorte du positif, est telle qu’il n’était pas exclu que ce qui apparaissait comme une influence décadente de l’Orient ne soit pas un état transitoire dont la sortie nécessite le recours à un contraire dialectique. Hegel déniait certes à l’Orient ce rôle - estimant que son temps était révolu [4] -d’autres furent en revanche convaincus que l’Orient n’était pas la cause de la décadence occidentale mais sa réponse.
Le mythe de l’origine
Le surgeon métaphysique resurgit, pour paraphraser Nietzsche, lorsqu’on se mit à considérer l’histoire et à en exalter les origines [5]. Cela parce que la métaphysique suppose une perfection des commencements, avant que le péché ontologique ne soit intervenu. Dans la civilisation judéo-chrétienne, cette origine a pour nom Paradis. Si le Paradis est le lieu où la relation de l’homme avec le milieu ne fait pas problème (Brun [6]), c’est-à-dire où l’Unité est acquise, le mythe romantique de l’India Mater est l’expression métaphysique d’une victoire sur le temps. Remonter celui-ci pour trouver la religion primitive jaillissant à la source passait alors par l’Orient, sol de Dieu (Herder). C’est lui qui lança dans les années 1770 ce mythe, rapidement repris par Friedrich Schlegel affirmant qu’absolument tout était originaire de l’Inde
Car tout commence vraiment avec Friedrich Schlegel. Lorsqu’il s’apprêtait à lancer la vague indomaniaque, il convertissait, sur le plan de l’orientalisme romantique, le désir d’Orient des néoplatoniciens, des mystiques et des illuminés de la Renaissance dont la résurgence se fit dans le martinisme, le swedenborgisme ou le rosicrucisme à la fin du XVIIIe siècle [7]. Il prit pour la première fois contact avec l’Orient dans les années 1802-1803, grâce à des documents indiens conservés à la bibliothèque de Paris. La révélation de l’unité qu’il avait si ardemment recherchée lui apparut alors. Dans son enthousiasme, il affirme ainsi qu’en Inde « se trouve la source de toutes les langues, de toutes les pensées et de toute l’histoire de l’esprit humain ; tout, sans exception, est originaire (stammt) de l’Inde » [8]. Elle est ainsi utilisée, à la suite de Herder, pour une attaque en règle contre le rationalisme ‘grec’, à la façon d’une véritable contre-Renaissance. Car le mythe herderien de la jeunesse grecque « affirme implicitement l’impossibilité de toute résurrection, l’inanité de la Renaissance et du Classicisme » [9]
L’Allemagne - qui s’était sentie frustrée par une Renaissance identifiée avec la Rome des papes, reniant le Moyen-Âge barbare et gothique - s’apprêtait à constituer une réplique dans laquelle l’Orient serait « solidaire des invasions, une Renaissance du véhément et de l’indéterminé, des possibles et des antinomies » [10]. Les Allemands, dans cette optique, se présentaient comme les Asiatiques de l’Europe. Wilhelm Schlegel estimait pour sa part que la France était responsable de l’échec de l’avènement d’une culture universelle. La tâche de refaire un monde neuf était désormais dévolue à l’Allemagne : « Si l’Orient est la région d’où partent les régénérations du genre humain, l’Allemagne doit être considérée comme l’Orient de l’Europe » [11]. Inapte à peser politiquement en Europe, contrairement au temps des Croisades, l’Allemagne faisait le choix de l’introversion, en espérant que « la littérature allemande [...] aura[it] d’ici peu [nous sommes en 1803] éclipsé toutes les autres littératures plus anciennes et les aura[it] assimilées » [12]. L’intérêt pour l’Inde est donc du ressort de la stratégie politique et culturelle, qui vise à asseoir l’influence de l’Allemagne en Europe contre le monde issu de la Révolution française.
Or donc, en 1805 encore, l’Inde représente aux yeux de Friedrich Schlegel la patrie de toutes les religions et civilisations ; elle lui sert à combattre le matérialisme et son corollaire, le républicanisme. Seuls les Allemands en Europe seraient restés fidèles au système féodal et auraient conservé l’essentiel de la constitution monarchiste dont l’Inde, pays de la révélation primitive, offre l’archétype et l’exemple. Schlegel considère qu’il est nécessaire de revenir à cette constitution primitive en hiérarchisant la société, en plaçant au bas de l’échelle la caste paysanne précédée de la caste artisanale, d’une caste guerrière et d’une noblesse indispensables pour défendre le pays. Que le système des castes, ou Stände, mis en avant par Schlegel, soit commun au Moyen-Âge et à l’Inde primitive et contemporaine n’est pas fortuit : l’Inde lui sert à authentifier le régime féodal de l’Occident médiéval. Selon toute vraisemblance, « l’Inde serait au Moyen âge ce que la Grèce avait été à la Renaissance, à la fois source et garantie. Si la politique médiévale peut être considérée comme la formule à venir, c’est bien parce qu’elle s’inspire du plus lointain passé » [13].
Ce sont les prémisses de l’asiatisme qui se déroulèrent à ce moment où l’Allemagne entreprenait de contrecarrer l’influence française en Europe. En affirmant que la Renaissance du XVIe siècle était nulle et non avenue et en plaçant la source civilisatrice en Inde, l’Allemagne changeait deux choses. D’une part elle s’affiliait aux prestiges de l’origine en se déclarant ‘Asie de l’Europe’ (Schlegel), et de l’autre elle élaborait la représentation régressive d’une féminité naturelle et bienfaisante. Bien qu’elle insistât - de Schlegel et Gobineau à Hesse - sur l’intérêt des castes, l’indomanie romantique exprimait surtout le désir inconscient de supprimer le joug social de la loi et de la culture (Poliakov). Allemands puis Français vivifièrent ainsi deux siècles durant cette idée que l’Inde - l’Orient au sens large - est la patrie de l’Être (Bruckner) : une sorte de Paradis.
Cette image d’une Asie Terre-Mère de l’humanité met particulièrement en relief l’Inde, dont les Cahiers du Sud, en 1941, déclinèrent le « Message Actuel », en insistant sur son image de « mère des mythologies et des disciplines spirituelles » [14]. Rien de nouveau puisque l’Inde avait déjà été utilisée par Friedrich Kreutzer contre le rationalisme des Lumières et au profit du mythe. L’étude de la mythologie, qui devait permettre de construire l’Âge d’or à venir, mettait en évidence la mythologie hindoue, laquelle rappelle que l’humanité n’a fait que dégénérer et que toute régénération ne peut se faire qu’en reprenant contact avec l’origine. Il s’était intéressé à l’héritage asiatique et mystique de la Grèce, ce qui lui permettait d’établir une filiation avec l’Inde des origines, et de la faire supplanter la Judée dans son rôle de récipiendaire de la Révélation primitive.
Ce sont les mêmes idées que l’on retrouvera chez René Daumal, notamment dans Le Mont Analogue (posth. 1952), où il écrit : « Les civilisations, dans leur mouvement de dégénérescence, se meuvent de l’est à l’ouest. Pour revenir aux sources on devait aller en sens inverse » [15]. A la source se trouve la Mère : le désir, très marqué chez les Romantiques, d’une fusion avec la Mère-Nature, sous-tend la rêverie d’un retour à l’âge d’or, voire d’une fusion avec l’univers. « Nul mieux que le romantisme allemand n’a eu l’intuition de la féminité bienfaisante » [16], rappelle Gilbert Durand. Et quand ce n’est pas l’Inde, c’est la Chine qui remplit cette fonction :
« [...] ce que je rapporte surtout de cette vieille Chine et cela non pas seulement dans mes bagages c’est une odeur d’entre-cuisses quoi parfaitement mon cher la Chine a l’odeur de Vénus partout ça sent la fente-mère la fente-sacrée la Fente avec un F majuscule la FENTE tout en lettres capitales on dirait qu’on se promène et surtout qu’on dîne dans un vagin qui aurait un ciel des pagodes des jardins des pêches et c’est bien proprement l’Empire du Milieu et indiscutablement la grande matrice humaine » [17]
« La grande matrice humaine » dit-il pour reprendre le mot de Michelet parlant de l’Inde comme « womb of the world ». Mais le Japon peut également assumer cette image édenique, comme dans l’œuvre de Lafcadio Hearn.
Il est intéressant de constater que l’on ne retrouve pas du tout cette image dans la littérature britannique. Malgré leur rôle de précurseurs de l’orientalisme avec W. Jones et Colebrooke, et même de l’indomanie, dès les années 1760 avec A. Dow et J.Z. Holwell, les Anglais n’ont pas adhéré, littérairement parlant, au mythe d’une Inde d’où seraient originaires humanité, civilisation et religion. Si l’Inde parut intéresser Carlyle ou, en Amérique, Whitman, ce n’est pas dans cette optique. Cela s’explique par le fait que l’entreprise coloniale britannique en Inde s’appuyait sur l’argument des utilitaristes qui, « pour justifier leurs intentions philanthropiques et civilisatrices, et les évangéliques, pour légitimer leur entreprise missionnaire, s’évertu[èrent] à propager l’image d’une société indienne rétrograde, enlisée dans la barbarie et l’obscurantisme » [18]. Pas de quoi s’enthousiasmer. Les termes sont inversés par rapport à l’Allemagne : l’une cultive l’indophilie, l’autre l’indophobie.
Rudyard Kipling, dont les débuts littéraires coïncident avec son deuxième séjour en Inde, de 1884 à 1889, et qui entretient la plupart du temps un sentiment de mépris à l’égard des Indiens, leur trouve bien, dans les moments où ils oublient leur condition servile, « une sorte d’innocence originelle, d’essence enfantine » [19]. Mais la littérature anglaise sur l’Inde est tout sauf indophile. Et c’est compréhensible, car à la méconnaissance de la réalité de l’Inde qui nourrit le mythe de l’India Mater chez les Allemands et les Français, s’oppose la ‘pénible’ cohabitation avec l’indigène. Cette dérangeante promiscuité éclipsa la plupart du temps le problème de la Mère [20]. Ainsi lorsque Paul Scott fait référence à la mère spirituelle dans Staying On (1977), c’est avec dérision. Il se moque par exemple de l’image romantique de l’Inde à travers tel hippie :
« [Il] croyait que l’Inde était un refuge spirituel. Ils viennent du monde entier, agitent leurs clochettes, fument du haschich et se font hindous. Mais c’est bien parce qu’ils n’ont jamais vu un homme se faire éjecter par sa femme obèse et cupide [...] exactement comme chez eux » [21].
Il n’y a rien qui reprenne ici l’idée d’une ‘féminité bienfaisante’. Si bien qu’il nous faut limiter le mythe de l’India Mater à l’Allemagne et à la France, où il est très vif.
Pourtant, dès la constitution de ce mythe par Herder et Friedrich Schlegel, les germes de l’Inde ‘Sublime et monstrueuse’ dont parle François Chenet étaient présents. Après avoir ressuscité ce mythe, l’un et l’autre prirent leurs distances avec l’Inde. Pour ce qui concerne Friedrich Schlegel, ce fut la découverte du matérialisme et de l’athéisme de certaines philosophies indiennes qui provoqua ce revirement. Mais dans sa déchéance, l’Inde conserva le statut de patrie de la langue originelle dont Über die Sprache und Weisheit der Indier (1808) avait avancé l’idée, élément primordial dans le succès du mythe aryen. Ce que pourrait signifier cet attrait régressif pour une image maternelle, c’est « l’expression, littéraire et politique, du désir inconscient de supprimer le joug social de la loi et de la culture » [22]. Si l’Allemagne a durablement lié son nom à celui de l’Inde, ce n’est pas seulement à cause de son rôle historique dans la propagation du mythe d’une origine indienne de l’humanité, mais surtout à cause du rapport électif qu’elle a établi entre son peuple et l’Inde par le biais du concept d’aryanité.
Poursuivant l’inversion dialectique, Allemands et Français à leur suite déplacèrent le primitivisme sur le terrain linguistique et construisirent le mythe aryen, étroitement lié à la quête allemande de l’unité - politique notamment. Herder, les frères Schlegel, Bopp et Gobineau maintinrent la référence à l’Inde, même si l’on note un glissement progressif de la langue au sang. Il n’est pas anodin de constater que cette association de la langue et du sang caractérisait le Barbare. C’est ainsi que les Romantiques allemands firent du Barbare un élément régénérateur qui pouvait redonner vie à l’Occident. La remise en valeur de la religion dionysiaque date d’ailleurs de cette période (Frank). En tant que dieu d’origine asiatique Dionysos incarne la vitalité chaotique de la nature. Mais avec les wagnériens déjà la référence à l’Inde devient purement formelle : l’Oriental n’est pas l’Autre mais le Même : c’est l’Aryen que l’Allemand voit en l’Oriental (Châtellier).
Le véritable passage de l’orientalomanie romantique à l’orientalisme, au plan de la linguistique, est le fait de Wilhelm von Humboldt et de Franz Bopp. Humboldt, dont l’activité en linguistique s’étendit de 1820 à 1835, garde du romantisme la nostalgie de l’unité. Proposant une distinction des types de langues recoupant celle d’A.-W. Schlegel entre langues agglutinantes et langues fléchies, Humboldt estime que ces dernières sont les plus aptes à exprimer les exigences de l’Esprit. Au sein de celles-ci, il en est une, le sanscrit, qui se rapproche le plus de la forme idéale et qui put étendre, grâce au grec et au latin, sa bénéfique influence dans l’Occident : « Cette langue originelle conservait donc un principe vivifiant, grâce auquel, pendant trois millénaires au moins, pouvait se développer la trame de l’évolution spirituelle de l’humanité ; elle possède assez d’énergie pour régénérer les langues modernes à partir d’éléments dégénérés et dispersés. » [23] Les langues ‘sanscrites’, qui sont pour nous les langues indo-européennes, auraient par leur perfection conféré aux peuples qui les parlaient une supériorité intellectuelle indéniable dont la race blanche serait évidemment le parangon. Mais nous sommes encore dans l’orbe des théories romantiques.
Les dernières hypothèques romantiques sur la linguistique sont levées avec Franz Bopp. La publication de son Système de conjugaison (1819) avait déjà provoqué quelques remous dans les cercles romantiques, à cause des critiques adressées aux grammairiens indiens qui estimaient, comme les romantiques, qu’une langue était un tout achevé. Mais c’est surtout sa Grammaire comparée du sanscrit, du zend, du latin, du lithuanien, du gothique et de l’allemand (1833-1849) qui modifia profondément la perception du sanscrit. Tandis que « pour les Schlegel, Windischmann et même Humboldt le sanscrit n’était que la clef du monde primitif, Bopp considérait cette langue elle-même comme le seul résidu du monde primitif » [24]. Ses investigations purement linguistiques ébranlèrent bien des dogmes romantiques, et en premier lieu celui qu’ils partageaient avec les brahmanes : l’âge d’or originel. Après lui l’Inde ne pouvait plus être considérée comme dépositaire de la Révélation primitive. Le sanscrit, langue parfaite, devait être le résultat d’une longue élaboration qui rendait caduque la perfection supposée des origines. Pourtant, en 1833, il devait encore repousser « l’expression indo-germain [forgée en 1823 par l’orientaliste Julius von Klaproth], ne voyant pas pourquoi on prendrait les Germains pour les représentants de tous les peuples de notre continent » [25]. Sa probité intellectuelle ne fut pas la règle, et l’on assista alors à l’annexion de la linguistique par l’anthropologie raciale et à son renforcement par les passions politiques...
Le mythe aryen déborda rapidement les frontières allemandes pour s’étendre à l’Europe, France et Grande-Bretagne surtout. En France, le mythe de la révélation naturelle indienne eut très tôt ses partisans et ses propagandistes. Du sombre Lyonnais Jacques Roux-Bordier, apôtre de la suprématie germanique à la fin du XVIIIe siècle, en passant par le physicien Ampère, le poète Ballanche, jusqu’au ‘baron sanscrit’ Eckstein, propageant l’idée que l’Europe devait le meilleur de son sang, de sa culture et de ses institutions aux Germains [26], la France s’enthousiasmait pour l’indo-germanie. Les esprits français se montraient disposés à s’imprégner d’une philosophie qui renverrait dos à dos catholicisme romain et philosophie des Lumières : la généalogie indienne permettait justement de réconcilier l’idéal révolutionnaire avec une religion qui se voulait rénovée ou élargie. Par la filiation franque, les esprits pouvaient concilier les idées de 1789 avec le prestige de l’Inde.
La querelle aryenne prit ainsi un tour politique à l’occasion de la guerre de 1870 : les Allemands réclamaient les Aryens primitifs comme ancêtres de la race germanique qui aurait aryanisé la France, tandis que les Français réclamaient les mêmes Aryens primitifs comme ancêtres de leur race gauloise qui aurait aryanisé l’Allemagne ! Comme celle de Nietzsche, dans une certaine mesure, la pensée de Gobineau eut à souffrir de ceux qui s’en réclamèrent. Alors qu’« il n’y a pas trace, chez Gobineau, d’idéologie ou mythologie de régénération ou de rédemption ethnique, comme cela existe dans le wagnérisme, souvent confondu avec le gobinisme » [27], il fut utilisé par ceux qui cherchaient désespérément une justification à leur impérialisme culturel et politique.
Le rôle de Richard Wagner dans ce mythe fut d’être le génial dispensateur d’une mystique aryenne dans laquelle les éléments indiens étaient encore bien présents. L’influence du musicien fut immense et durable en France, des symbolistes aux naturalistes. Sa vision religieuse du monde, qui prenait sa source chez A.-W. Schlegel et Schopenhauer, s’exprimait ainsi : durant l’âge d’or les hommes auraient vécu dans une innocence primitive et végétarienne sur les hauts plateaux de l’Asie. Mais le péché originel serait survenu avec le premier meurtre d’un animal ; depuis, la soif de sang se serait emparée du genre humain. Le Christ, un Christ indien ou aryen, aurait alors tenté de sauver les hommes en leur indiquant le chemin du retour à l’innocence végétarienne primitive, qu’il leur signifiait au repas de la Cène par la transformation du pain en vin, et de la chair en pain. Mais une église ‘enjuivée’ aurait perverti le sens de ce message, favorisant la dégénérescence d’une humanité alors au seuil de l’Apocalypse. Le seul espoir de salut résiderait dans une nouvelle purification, une nouvelle réception du sang sacré selon les rites du mystère de Parsifal (ci-contre [28]), rédempteur germanique.
L’érudit indianiste Leopold von Schröder montre qu’il n’a pas retenu les avertissements de Gobineau, et confond allègrement Germains et Allemands.
Le problème allemand est, comme Poliakov le fait remarquer, un problème d’identité. La constitution du mythe aryen s’est faite dans un premier temps autour du sanscrit et non, comme l’affirment Lacoue-Labarthe et Nancy, autour du grec, du latin et du nordique [29]. Il est en revanche exact qu’il a été nécessaire de constituer un type afin de résoudre le problème identitaire, et que le critère linguistique est devenu second par rapport au sang (Blut) et au sol (Boden) : c’est la théorie de la race. Et le mythe, qui a pour nature et pour fin, comme le rêve, de s’incarner dans une figure, est indissociable, selon Lacoue-Labarthe et Nancy, du type : « La race est l’identité d’une puissance de formation, d’un type singulier ; une race, c’est le porteur d’un mythe [...]. Si le mythe nazi se détermine d’abord en tant que mythe de la race, c’est qu’il est [...] le mythe de la puissance créatrice du mythe en général. » [30] Rosenberg explique d’ailleurs le réveil mythique des Allemands par le fait qu’ils recommencent à « rêver leurs rêves originaires » [31]. Raison pour laquelle le type aryen a son contrepoint juif par l’éthopée, que Marc Angenot définit ainsi : « Portrait physique et caractériel, identifiant tel groupe humain comme congénitalement marqué, différent, et aussi fondamentalement inférieur au type normal » [32].
Mais on peut aussi s’appuyer sur l’idéologie pour cerner le phénomène nazi. Alors, si la caractéristique du nazisme, en tant que totalitarisme, est bien d’avoir une idéologie qui permette, comme l’affirme Hannah Arendt, « d’expliquer le mouvement de l’histoire comme un processus unique et cohérent » [33], il devient difficile de ne pas lier le mythe nazi à l’Inde et à la Perse bien autant qu’à la Grèce, par l’intermédiaire du mythe aryen ! Que les nazis aient choisi comme emblème la svastika alors qu’ils eussent pu choisir le triskele celtique, qui est équivalent, n’est certainement pas sans rapport avec l’Asie [34] ! Rosenberg, qui n’hésite pas à agiter la menace d’un péril jaune, évoquant le flot de millions d’Asiatiques [35], illustre ce que les auteurs du Mythe nazi pensent être la caractéristique principale de l’hitlérisme : « l’exploitation lucide [...] de la disponibilité des masses au mythe » [36]. Précisément, il est à se demander si la notion de totalitarisme suffit à circonscrire le nazisme. Pourquoi Carl Schmitt aurait-il dit : « Aujourd’hui, le 30 janvier 1933, on peut dire que Hegel est mort. » [37] ?
L’Histoire, selon Hegel, est ce par quoi l’Esprit absolu advient et se manifeste. Or, qu’ont à faire les nazis de l’esprit ? Pour Hitler, la question se pose ainsi : « L’Histoire, avec une majuscule, se réduit à la lutte du peuple élu et du parasite, de la nature et de l’antinature » [38]. D’ailleurs les nations n’ont pas d’histoire « au sens progressif du mot, elles ne connaissent que des décadences » [39]. Si bien que seule leur origine est mise en valeur, une origine faite du sang (Blut) et du sol (Boden) des ancêtres. La supériorité des Germains lors des grandes invasions barbares est plus un élément mythologique qu’un fait historique. Et lorsque Rosenberg étaie ses analyses d’éléments historiques, c’est par un camouflage que Max Horkheimer saura mettre en évidence :
« Le fascisme, par l’exaltation même qu’il fait du passé, est antihistorique. Les références des nazis à l’histoire signifient seulement que les puissants doivent diriger, et qu’il n’y a pas de moyen de s’émanciper des lois éternelles qui guident l’histoire. Quand ils disent : ‘l’histoire’, ils veulent dire exactement le contraire : la mythologie. » [40]
Le mythe aryen constitue donc une contrepartie à la menace barbare stigmatisée par les contempteurs de la décadence occidentale. On y retrouve en effet les mêmes prérogatives du sang : mais cette fois le sang blanc est donné vainqueur face au sang jaune ou noir. D’autre part l’éthopée du Jaune, qui rejoint celle du Juif, se voit fermement opposée à un type : l’Aryen. Si les nazis tentèrent de se débarrasser de la référence à l’Inde en gardant le concept d’aryanité, peut-être cette opération consistant à substituer un signifié à un autre au creux du même signifiant constitue-t-elle une preuve de nihilisme ? Pierre Ayçoberry constate d’ailleurs la perversion de la langue du Troisième Reich qui manie, au plus grand désarroi du public, les affirmations les plus contradictoires. Il n’est pas jusqu’à la théologie qui ne s’empêtre avec un Jésus aryen et n’arrive à « la négation de l’Histoire sainte » [41].
Dans Nazisme et Littérature (1971), Lionel Richard constate que l’écrivain du régime « est enfermé dans la cage d’une rhétorique » [42]. Les frères Schlegel, Herder, Bopp et Gobineau avaient construit le mythe aryen avec une référence marquée à l’Inde. Hildegard Châtellier écrit ainsi avec force que pour les wagnériens, « l’homme oriental, ce n’est ni l’étranger, ni l’Autre. La rencontre avec l’Inde ne comporte ni dépaysement ni sentiment d’exotisme. C’est la découverte, pour l’homme occidental, de son identité propre. » [43] Tout cela est nié par Rosenberg : il n’en reste que l’enveloppe rhétorique. De la même façon, le mythe aryen jusqu’à Rosenberg exalte la nature et les forces barbares : la menace barbare est inversée et le barbare, l’Aryen, est doté d’une positivité. L’auteur du Mythe du XXè siècle, tout en sacrifiant au mythe du sang, dresse de l’Aryen un portrait d’homme faustien dont l’ambition est de maîtriser les forces de la nature. Ce fut justement la force du nazisme que de satisfaire ces « pulsions contradictoires de l’esprit allemand » [44]. A vouloir s’assurer la maîtrise de la nature - la nature de l’Autre tout autant - la maîtrise de Soi disparaissait. A l’opposé pourtant de cette approche faustienne de la nature, augmentait l’acuité d’un regard tourné vers la recherche de l’origine de l’âme.
Si le mythe aryen jusqu’à Rosenberg exalte la nature et les forces barbares en tentant cependant de les contenir par des formes culturelles (Wagner), l’idéologue nazi ne garde que l’enveloppe rhétorique du mythe du sang aryen : l’Aryen devient l’homme faustien. Son projet est la maîtrise totale de la nature. Tout ce qui ne peut se ramener à l’identité aryenne doit être considéré comme objet à part entière. Dominer la nature signifie asservir tout ce qui est dans un rapport d’extériorité au sujet - le monde des objets morts ou vifs, et tout ce qui n’est pas Aryen. Ce fut la résolution simple et brutale des troubles identitaires que l’Occident exprimait dans la querelle de l’asiatisme. La mise à disposition de l’Autre fut de nature technique : la barbarie nazie ne fut pas celle de la forêt mais celle de la machine. L’incapacité d’échapper à l’illusion métaphysique de l’identité-en-soi et de la vérité-en-soi - dont l’art délivre - explique l’indigence artistique du nazisme. En se focalisant sur l’asservissement technologique de l’Autre - l’acier, le Juif, et à un moindre degré le corps [45] - le nazisme renonça à l’Empire sur le Même, c’est-à-dire à l’Empire sur Soi.
C’est précisément à ce dernier empire que la psychanalyse jungienne s’intéressa. Tout en étant parmi les psychanalystes le plus direct héritier de la méthode généalogique nietzschéenne, Jung a parfois du mal à s’extraire de cette obsession de l’origine qui marquait le mythe de l’India Mater et le mythe aryen. La psychanalyse des profondeurs représente le dernier avatar de ce mythe de l’origine : elle s’est obstinée à chercher, dans et par les sotériologies d’Asie, le nid de l’inconscient [46]. Pourtant Nietzsche avait prévenu que l’insignifiance de l’origine augmente avec son intelligence (Aurore, I, 44) par le fait même que l’être se dérobe à la saisie logique. Croire que le logos pourrait exprimer ce qui relève du mythe, c’était espérer saisir une bulle de savon avec une aiguille. Cette revalorisation de la parole du mythe signifiait le désir d’abolir le temps pour renouveler la civilisation. Jung tend certes à interpréter l’âme en fonction des affects du corps, il cherche à ce que l’esprit européen retourne à sa nature, qui n’est pas celle de Rousseau ; mais son œuvre reste encore souvent prisonnière de discours d’ordre métaphysique.
Même si Jung redonna une certaine audience à la cyclicité du temps, la conception ultradominante restait celle que l’Occident hérita du judéo-christianisme : Paradis à l’origine, eschaton à la fin des temps. La quête des origines se cantonnait finalement dans une quête de l’Identité où l’Autre n’avait de place que dégradé en étranger. Inverser la décadence et procéder à une régénération - c’était de la dialectique ! L’origine ne prend toute sa mesure que si elle permet de recommencer à espérer. Par là, elle est pourvoyeuse d’une renaissance orientée vers l’eschaton. Ainsi la nostalgie d’un paradis perdu est-elle transposée dans l’attente d’un paradis à venir (Brun).
Le mythe d’une Renaissance orientale
La quête séculière d’un paradis terrestre est née au XVIe siècle du doute que le temps emporterait inéluctablement le chrétien vers Dieu (Georges Poulet). La vision eschatologique se sécularisa et - des Lumières à Marx - l’idéologie du Progrès s’imposa. Or dès cette époque l’organisation politique de la Chine suscita un grand intérêt en tant qu’alternative rationaliste athée à l’absolutisme chrétien. A l’opposé de la représentation despotique qu’en avaient Montesquieu et Adam Smith, Voltaire puis les positivistes en firent un modèle de gouvernement selon le confucianisme. Si bien que de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XXe il n’est pas un moment où, parallèlement à la quête romantique, l’Orient n’ait offert un modèle de paradis à construire : au confucianisme (Voltaire et Comte) succéda le taoïsme (Tolstoï, Döblin) puis le maoïsme (Tel Quel). Il n’est pas jusqu’à la non-violence de l’Inde gandhiste (Rolland, Lanza del Vasto) qui n’ait eu ses prosélytes.
Pourtant les différences entre ces modèles politiques étaient grandes : d’un côté ceux qui se tournaient vers le rationalisme athée - confucianisme et maoïsme ; de l’autre ceux qui puisaient dans la nature l’élan pour organiser la société - le taoïsme dont le gandhisme est très proche. Les deux premiers ‘modèles’ cités - baptisés comme tels par ceux qui voulaient les appliquer - semblaient montrer que la Chine avait résolu le problème de la masse qui préoccupait notre XIXe siècle. Les deux derniers, qu’il était possible de prendre en compte la ‘dimension spirituelle‘ de l’homme dans la politique. Dans ces raisons qui, réunies, montreraient le désir de conjoindre l’individu et la masse - l’Unique et le Multiple, nous voyons la pensée métaphysique montrer son influence. Le dualisme cherche à se surmonter par la dialectique (idéaliste ou matérialiste), on hésite entre accorder sa confiance à la raison humaine ou à ce qui dans l’âme parle de ‘Dieu’. Oppositions pertinentes dans un cadre métaphysique, elles sont le signe de l’incapacité à éviter de se mettre dans la position de qui craint perpétuellement d’abandonner la proie pour l’ombre. L’espoir est alors de trouver ailleurs - puisqu’en soi elle n’y est pas - une réponse au sens de l’histoire et à la signification de l’existence individuelle et collective. Or de signification il n’y en a point. Seule une démarche d’ordre esthétique est susceptible de leur en donner une.
C’est pourquoi l’on touche, avec l’idée d’une renaissance des arts au contact de l’Asie, au voile même de la métaphysique - lui qui brouille la perspective. En effet depuis le XIXe siècle les arts d’Occident ont connu une double inspiration grâce à la révélation des esthétiques indienne et japonaise. C’est la volonté de ressaisir le temps qui caractérise le mieux l’attitude occidentale face à la découverte de ces esthétiques. Le renouveau de l’épopée au contact de la littérature de l’Inde traduit un désir de totaliser le réel et l’histoire (un peu à la façon hégélienne) et de retrouver l’éternité d’un temps paradisiaque (Lamartine, Hugo) : cela reste encore très dépendant de l’idéalisme. En revanche l’influence poétique du haïku japonais sur l’Occident correspond à la définition baudelairienne de la modernité comme ‘présent qui reste présent’ (Meschonnic). La leçon que le Japon nous donna - dégagée de ses oripeaux bouddhiques - est de savoir faire naître sur fond de chaos une forme qui tienne l’instant et sa fulgurance pour les vecteurs privilégiés de l’approche de l’Être - ou de son absence.
L’instant et sa métamorphose prenaient dès lors une importance esthétique que l’Occident n’avait pas connue depuis le baroque et à laquelle la déchristianisation donnait un relief supplémentaire. D’autant plus que cela s’accompagnait d’une mise en valeur du corps dans l’art, que ce soit à l’instar du théâtre balinais (Artaud), du kabuki ou du nô japonais (Yeats, Copeau). C’était une remise en question de la métaphysique du langage qui s’exprimait là : retrouver la parole d’avant les mots (Daumal, Artaud). La réhabilitation du masque était un signe important de l’étiolement d’une ‘esthétique de la vérité’ idéale et éternelle. Mais prisonnier de missions (sociales) ou de discours religieux (Claudel), l’art n’acquit pas auprès de ceux qui s’étaient ouverts aux esthétiques d’Asie une autonomie suffisante pour devenir le support de la vie.
Le théâtre japonais fut d’abord connu en Occident par ses représentations picturales. A partir de la Restauration Meiji en 1868, les paysages de Hokusaï, puis les portraits d’acteurs de Sharaku et de nombreux visages de femmes d’Utamaro commencent à circuler. La vogue du japonisme [47], d’abord limitée aux clichés de la geisha, du seppuku et des samouraï, débute. Les bibelots, toute la ‘japonaiserie’ devient objet d’une mode de plus en plus partagée. Mais en parallèle et indépendamment de cet engouement superficiel, artistes et écrivains apprennent à mieux connaître le Japon. C’est ainsi que Léon de Rosny, pionnier des études japonaises en France, publie en 1871 une Anthologie Japonaise. Edmond de Goncourt fait part de son enthousiasme pour le graphisme des estampes qui souvent représentent des acteurs de kabuki ou de nô. Les peintres Degas, Monet en France, et Whistler aux Etats-Unis subissent l’influence de Hokusaï et Hiroshige, leurs confrères et contemporains. Ils leur empruntent des principes esthétiques : la pratique des tons clairs, le goût des simplifications, la hardiesse de certaines coupures dans la mise en page des tableaux.
En décembre 1871 le Théâtre de l’Athénée Oriental donne la première représentation en France d’une pièce japonaise : Seiryûji. Trois ans plus tard Georges Bousquet compare, dans Le théâtre au Japon, la scène française à la scène japonaise et conclut à la simplicité et au réalisme de cette dernière, qui n’a cependant pas plus à voir avec le réalisme recherché par le naturalisme que ce n’était le cas pour le théâtre chinois. Dès 1876, Basil Hall Chamberlain publie une traduction en anglais d’un nô. Puis Maeda Masana, Japonais qui vit à Paris depuis 1869 et qui s’occupe de la section japonaise pour l’Exposition Universelle de 1878, tire avec l’aide de Judith Gautier l’adaptation d’une célèbre pièce japonaise, donnée en février 1879 sous le titre de Yamato. C’est par le kabuki que l’Occident apprend d’abord à connaître le théâtre japonais.
Le kabuki est cette forme de théâtre dansé dérivé de danses populaires. Il serait né en 1603. Sur une large scène, les acteurs principaux, qui sont maquillés de manière symbolique, chaque couleur représentant un caractère et qui portent le plus souvent une perruque, prennent des poses afin qu’on puisse les admirer. Leurs costumes sont toujours très élaborés, alors que les décors sont simples et suggestifs. La musique de scène recrée un décor stylisé et des chants accompagnent la danse [48]. Ce qui frappa les Français est la stylisation d’une action et son « rythme inconnu dans l’histoire de la dramaturgie de l’Occident » [49]. C’est ce que note A. Lequeux dans Le théâtre au Japon (1888) : « La vie est parole et action. Chez nous le théâtre est, ou peu s’en faut, l’une ou l’autre. Au Japon, il est l’une et l’autre » [50]. Le théâtre nippon s’installait d’emblée dans une perspective de totalité par rapport à un théâtre occidental frappé d’incomplétude.
La première série de représentations de kabuki en France par une troupe de comédiens japonais eut lieu le 4 juillet 1900 au théâtre de la Loïe Fuller. Le succès fut considérable puisque le cumul des différents spectacles représente trois cent soixante-sept reprises en cent vingt-trois jours ! La troupe de Sada Yacco revint d’ailleurs en septembre 1901 à l’Athénée pour cent deux autres reprises [51]. Le public parisien, d’André Gide à Camille Mauclair, fut sensible à l’association entre émotion lyrique, beauté décorative et ‘vrai abstrait’. Le théâtre naturaliste, pour supprimer l’illusion théâtrale, avait eu recours à une plate imitation du réel ; mais l’illusion se remarquait encore davantage. La solution du théâtre japonais, et dans un premier temps du kabuki, est au contraire de rendre l’illusion théâtrale la plus discrète possible afin qu’elle ne gène point le plaisir théâtral. Le maximum de conventions (mimiques, costumes, gestuelle) le lui permet, et nos hommes de théâtre s’en rendirent compte.
Cette voie vers la simplification est encore extrêmement tributaire de l’art pictural jusqu’au début du XXe siècle. En effet les appréciations portées sur le kabuki sont « limitées par le critère visuel que l’interprétation impressionniste du Japon a instituée » [52]. Vers 1890 débuta la dénonciation du réalisme illusionniste, de ses principes, de ses moyens et de ses procédés : à la reproduction exacte on substitue ainsi la suggestion, l’évocation. Cette révolte naît en France avec Paul Fort et le théâtre d’Art, Lugné-Poe et L’Œuvre, pour gagner successivement la Suisse (Adolphe Appia), l’Angleterre (Gordon Craig), l’Allemagne (Peter Behrens, Max Reinhardt, Fuchs et Erler) et la Russie (Ballets Russes, Meyerhold). Et pourtant le kabuki, premier genre découvert par l’Occident, ne sera pas très influent. Tout au plus peut-on, dans la première moitié du XXe siècle, en trouver quelques références isolées chez Masefield, Claudel et Dullin.
Mais c’est peut-être sur le cinéma que le kabuki eut la plus profonde influence. A l’occasion d’une tournée russe de Ichikawa Sadanji en 1928, Sergei Eisenstein, que Vsevold Meyerhold avait précédé sur ce terrain, constata les potentialités du théâtre japonais pour le cinéma : « Son-mouvement-espace-voix ne s’y accompagnent pas (même de façon parallèle) les uns les autres, mais fonctionnent comme des éléments d’égale signification » [53]. Pour lui, le kabuki offrait une sorte de synthèse wagnérienne des arts qui devait permettre au film parlant de trouver ses bases. Pourtant, l’influence du kabuki est éclipsée par celle du nô.
Au contraire du kabuki, populaire, le nô est un genre aristocratique. En France, la volonté de renouveler le théâtre par de nouvelles techniques et de nouvelles formes, venait de la nécessité de se relever de l’échec du drame romantique, et de répondre au naturalisme. En Angleterre, cette même nécessité venait de ce que pendant la première moitié du XXe siècle comme durant les XVIIIe et XIXe siècles, « la façon la plus évidente de se mesurer aux grands dramaturges élisabethains et jacobeéns semblait être la compétition dans le domaine du drame poétique, et quelquefois dans des techniques comme celles de la scène » [54]. Yeats, à l’instigation de son ami le poète américain Ezra Pound, s’intéressa au nô un peu avant la Première Guerre mondiale. Les travaux d’Ernest Fenollosa sur le Japon, confiés en 1911 à l’attention d’Ezra Pound et que W. B. Yeats découvrit en même temps que lui, opérèrent une transformation de sa vision impressionniste, ‘whistlerienne’, du Japon. Si bien qu’il élabora dès 1914 ses pièces en référence au nô. Ainsi, dans l’introduction à Certain Noble Plays of Japan (1916), Yeats exposa ce que le nô pouvait selon lui apporter en tant que genre et standard culturel. Dans sa volonté de rénover le théâtre irlandais, William Butler Yeats insiste sur l’élément aristocratique présent dans le nô : « Tout compte fait, grâce à ces pièces [les nô...] j’ai inventé une forme théâtrale distinguée, indirecte et symbolique, [...] une forme aristocratique » [55]. At the Hawk’s Well (1917) devait être jouée dans un salon ; c’est une pièce stylisée au sein de laquelle la musique, la beauté de la forme et des voix devaient arriver à leur intensité maximale dans une pantomime dansée. Il envisageait alors de se rendre en Asie afin de voir les mouvements des corps, empruntés au jeu des marionnettes du bunraku.
Parallèlement au travail de Yeats, Lugné-Poe puis Copeau cherchaient eux aussi à apprendre du nô de nouvelles techniques. C’est la raison pour laquelle le directeur de L’Œuvre, qui avait dès 1895 songé à créer des pantomimes modernes en montant Le chariot de terre cuite(voir ci-dessous) et L’anneau de Sakountala, deux pièces hindoues, créa en 1910 L’amour de Késa. Malgré tous les atouts qu’il avait eu soin de réunir : appel à un spécialiste japonais du théâtre et distribution de qualité, Lugné-Poe ne parvint pas à ce qu’il attendait de cet essai. Son Japon sonnait faux. Mais il avait ouvert une voie que Jacques Copeau allait frayer plus loin.
En créant le Théâtre du Vieux-Colombier, Copeau et Jouvet s’inspiraient directement de la scénographie japonaise en n’utilisant qu’une machinerie simplifée à l’extrême et sans aucun apport mécanique moderne. On y trouvait en outre un escalier central, différant du Hana-michi du kabuki, et propre au nô. A l’instar de Yeats, Copeau avait deviné que la nouveauté du théâtre oriental résidait dans le jeu des corps. Si bien qu’il inventa une nouvelle formation à l’adresse des acteurs. Pendant deux ans il les forma à la gymnastique, à la danse, au mime et au travail sous le masque avant de les former au travail théâtral proprement dit. C’est alors qu’il leur fit étudier un nô japonais « parce que, écrit Copeau, cette forme est la plus stricte que nous connaissons et demande de l’interprète une formation technique exceptionnelle » [56]. Sa troupe devait jouer un nô, Kantan, mais un incident l’en empêcha. Au grand dam de Copeau qui affirma, quelques mois plus tard : « Mais, je n’hésite pas à le dire : ce nô, tel qu’il m’apparut à la répétition finale, par la profondeur de l’entente scénique, la mesure, le style, la qualité de l’émotion, reste pour moi l’un des joyaux, l’une des richesses secrètes de la production du Vieux-Colombier ». [57] Ces espoirs portés par Lugné-Poe et Copeau, Yeats semble les avoir davantage réalisés.
Le poète et dramaturge irlandais avait pris comme modèle le nô ; le changement apporté par cette nouvelle dramaturgie venue du Japon se présentait en ces termes :
« [C’est] un gain considérable de se débarrasser des décors, de remplacer un paysage grossièrement peint sur une toile par trois artistes qui, assis devant la paroi ou un paravent décoré, décrivent le paysage ou l’événement, et accompagnent le mouvement au son du tambour et du gong, ou qui rendent plus intenses les émotions portées par les mots grâce au samisen et à la flûte. » [58]
Il n’y a dans les propos de Yeats aucune nostalgie de l’héritage théâtral dont il rejette le joug sans ménagement. Il recherche un renouvellement sans équivoque des moyens d’expression : « L’Europe est très vieille et a vu beaucoup d’arts répéter depuis le balcon, elle a connu le fruit de chaque fleur et ce qui vient de ce fruit, il est désormais temps d’imiter l’Orient et de continuer délibérément à le faire » [59]. Il répudie sans complexe une tradition qui n’a rien donné de mieux que ce qu’un manuel d’histoire littéraire peut nous apprendre. Claudel disait du nô : « Le drame, c’est quelque chose qui arrive, le Nô, c’est quelqu’un qui arrive » [60]. A propos de ce personnage, le Shite, qui arrive au début d’une pièce de nô, Yeats affirme que « ceux qui ont créé cette convention nous ressemblaient davantage que les Grecs et les Romains, et plus même que Shakespeare et Corneille » [61] car leurs émotions s’associaient par réminiscence artistique à des estampes et à des poèmes. Le nô comblait son idéal de théâtre moderne en ayant pour fonction de rejeter un héritage ‘classique’ en déliquescence, afin de retrouver, pour les vivifier, les sources de la culture irlandaise. Il tenta de le faire dans The Death of Cuchulain (1939). En somme William Butler Yeats chercha à travers l’emprunt au nô un renouvellement du vieux théâtre occidental, car il avait le sentiment que ce genre venu d’Asie avait la simplicité et la beauté nécessaires pour laisser transparaître une pureté perdue.
Mais l’influence du nô fut loin de s’arrêter à la littérature de langue anglaise [62], même si Yeats en offre l’exemple le plus radical. Quoique touchée en dernier par la vague du nô, l’Allemagne reçut son influence, manifeste dans le théâtre de Berthold Brecht. Il est certes davantage connu pour sa théorie du théâtre épique inspirée de la fragmentation de l’action qu’il découvrit dans le théâtre indien classique de Kâlidasa. L’action y est interrompue par un récitant qui la commente, par une pause lyrique ou par des actions secondaires. Mais le théâtre japonais lui fournit aussi des outils pour révolutionner la dramaturgie : « Berthold Brecht se laissa non seulement inspirer par l’expression et par la forme du nô, mais emprunta aussi des thèmes à des pièces de nô, afin de les recréer à sa manière » [63]. Ainsi les ‘opéras scolaires’ Der Jasager, Der Neinsager (1929) et Die Maßnahme(1930) sont-ils inspirés de Taniko, pièce de Zenchiku, acteur et dramaturge du XVe siècle.
En France, après la déception de Copeau à propos de Kantan, Suzanne Bing adapta deux nouveaux nô, Sumida gawa et Kagekiyo. Ce que murmure la Sumida fut représenté à Grenoble en mars 1947, avec succès, la critique y voyant « l’accomplissement même d’une forme dramatique » [64]. Un an plus tard, reprise à Paris et même concert d’éloges : « cela est tout simplement bouleversant [...] et permet de rêver sans fin à une forme nouvelle de l’art dramatique » [65]. A la suite de Lugné-Poe et de Copeau, Jean Dasté, gendre de ce dernier, poursuivit le même travail à Saint-Etienne « avec l’idée que le nô est d’abord un théâtre exemplaire » [66]. L’approche du nô, affirme Shionoya Kei, aida « tous ceux qui sont passés par le Vieux-Colombier à mieux utiliser, d’une part masques et visages [...], et à libérer d’autre part le langage du corps toujours trop prisonnier du langage des mots » [67]. Mais l’enseignement du nô aux dramaturges français ne s’est pas limité à cela.
L’attention que Paul Claudel porta au nô lors de son séjour au Japon met notamment en relief, comme pour le kabuki, les questions d’espace scénique. Observant la scène du nô, il constate qu’elle se compose de deux parties : le Chemin ou Pont, ainsi que l’Estrade. Contrairement au kabuki dans lequel le pont part de derrière les spectateurs et les surplombe, celui du nô est « une allée couverte accolée à la paroi du fond » [68]. Quant à l’Estrade, c’est une surface de bois polie « comme un miroir » qui est « encadrée par quatre colonnes sous un toit » [69]. Le poète et dramaturge français est très sensible au fait que cette estrade avance, depuis la droite, dans le parterre :
« C’est une disposition essentielle. Car ici le spectacle n’a pas lieu pour le spectateur qui, désormais anéanti et obscur, va prendre le temps à cette action sur la scène ; il n’y a pas un drame et un public face à face correspondant de chaque côté d’une fissure de fiction et de feu. Ils entrent l’un dans l’autre [...]. Tout se passe à l’intérieur du public qui ne perd jamais une impression à la fois d’enveloppement et de distance : simultanément avec nous, à notre côté ». [70]
Que le théâtre à l’italienne, avec sa convention d’illusion scénique qui le sous-tend, est à l’opposé d’une telle scénographie ! Paul Claudel apprécie l’efficacité d’un tel spectacle à l’égard du public. Pourtant tout paraît né de la simplicité : quelques bambous verts peints sur un panneau, un grand pin sur un autre et « cela suffit pour que la nature soit là » [71].
Le nô donne une leçon de simplicité. Les musiciens sont peu nombreux, leurs instruments à coups sont là « pour donner le rythme et le mouvement » [72], la flûte funèbre laisse percevoir le temps qui passe. Le Chœur ne fait pas partie de l’action, il commente, comme dans d’autres théâtres orientaux. Les personnages sont au nombre de deux, l’un, le Waki, regarde et attend, il n’a pas de masque : c’est un homme ; l’autre, « dieu, héros, ermite, fantôme, démon, le Shite est toujours l’Ambassadeur de l’Inconnu et à ce titre il porte un masque » [73]. Il vient demander au Waki la révélation de quelque chose de voilé et de secret. Avec la plus grande économie de moyens, sans aucune componction, le Shite va se retrouver seul et ramener à l’existence tout un monde qui précédemment n’était qu’ombre.
« Le tout donne l’impression d’un rêve matérialisé qu’un mouvement trop brusque ou étranger à la convention détruirait sur-le-champ. [...] On dirait que chaque geste a à surmonter, avec le poids et le repli de l’immense vêtement, la mort, et qu’il est la lente copie dans l’éternité d’une passion défunte. C’est la vie telle que, ramenée du pays des ombres, elle se peint à nous dans le regard de la méditation : nous nous dressons devant nous-mêmes, dans l’amer monument de notre désir, de notre douleur et de notre folie. Nous voyons chacun de nos actes à l’état d’immobilité, et du mouvement il ne reste plus que la signification. » [74]
On comprend à quel point un tel spectacle, liturgie des corps suspendue à un instant, pouvait séduire cet homme spirituellement inquiet. Comme la cérémonie du Thé, précise-t-il, le nô vise l’action parfaite, et n’a pas seulement « une valeur artistique et une valeur religieuse, il a [aussi] une valeur éducative » qui « apprend à l’artiste et au spectateur l’importance du geste, l’art de contrôler ses pensées, ses paroles et ses mouvements, l’attention, le décorum » [75].
De 1890 aux années 1950, la scène européenne connut sous l’influence du théâtre oriental une renaissance éclatante. Tous les domaines du théâtre furent concernés par l’esthétique orientale d’un théâtre total qui, Wagner l’eût-il connue, aurait pu nourrir son entreprise. Issu de l’admiration des impressionnistes pour le travail de l’estampe japonaise, l’intérêt gagna rapidement la problématique du décor. Puis, sous l’effet du choc des premières représentations de kabuki ou de nô en Occident, on découvrit l’importance de la danse et du geste, de la musique, du costume et du masque, de la convention enfin. Si bien que les théâtres hindou, balinais, chinois ou japonais transformèrent les héritiers du théâtre classique ou élisabethain, du drame romantique ainsi que les opposants au théâtre naturaliste en dramaturges conscients de l’importance de tous les moyens à leur disposition pour faire du théâtre. Partis de l’art pictural, ils en vinrent rapidement à restreindre la place du langage parlé, support du théâtre psychologique, pour utiliser davantage les fonctions métalinguistique et poétique de ce langage.
Une Renaissance orientale à double fonds
Il est vrai que cette renaissance du théâtre, improbable sans l’influence asiatique [76], fut accompagnée et au moins dans les premières décennies, appuyée par la rencontre avec la poétique orientale. Nous faisons bien sûr allusion à l’influence déterminante de l’art japonais sur la prose et la poésie occidentales. Néanmoins, et contrairement au théâtre, celle-ci fut précédée par une autre.
En effet, bien avant la Chine et surtout le Japon, l’Inde changea la mesure de la poésie européenne et, en l’occurrence, française. De façon toute différente de l’influence japonaise, mais en traduisant la même volonté de régénération des arts, l’influence des épopées hindoues publiées et commentées dans les années 1830 fut considérable.
En France, le genre épique avait connu son dernier succès avec la Franciade de Ronsard. La Henriade, tentative de Voltaire pour redonner une épopée à notre littérature, fut un échec. Vigny renonça à la poésie pour cette raison, comme l’atteste son Journal [77]. Or, deux ans plus tard, le baron d’Eckstein adapta des fragments du Mahâbharata dans le Catholique et conseilla à Lamartine et Hugo de s’y intéresser. L’un et l’autre relèveront le défi de l’épopée hindoue.
Les conceptions romantiques de l’histoire, celles de Herder et de Michelet, insistaient sur le fait que l’histoire est la conscience de l’humanité envisagée dans sa totalité et à travers laquelle se cherche l’Absolu. « La leçon essentielle de la deuxième Renaissance », écrit Raymond Schwab, consiste en ce que « toute l’invention spirituelle, toute la création morale des hommes forme un continuo » [78]. En concevant le projet grandiose d’un poème cyclique expliquant ‘l’histoire de l’âme’, Alphonse de Lamartine entendait ainsi opposer « le caractère gigantesque des poésies primitives » à « la dégénération des poésies des époques plus récentes » [79]. Jean Biès et Raymond Schwab entérinent sans retenue cette idée d’une dégénérescence de la poésie, en concédant que « l’art n’est pas affaire de quantité, mais [que] les questions de dimension posent celles des hiérarchies : il y a des degrés où n’ont point accès les haleines courtes et les cœurs sans risques » [80].
Lamartine avec Jocelyn (1836) puis La Chute d’un ange (1838), et Hugo avec la même idée d’‘épopée successive’ développée dans la Légende des Siècles (1859-1863), la Fin de Satan (1886) et Dieu (1891), ont porté de leur génie le projet insensé auquel ils rêvèrent. Evoquant Victor Hugo, Raymond Schwab affirme que « la prolifération des poèmes à forme infinie, pareils à des systèmes planétaires, n’aurait sans doute pas poussé dans cette tête latine si toute une connivence d’époque n’y eût aidé à travers les expériences de ceux qui les tenaient expressément de l’Inde » [81]. Toujours est-il qu’on ne saurait donner tort à Alfred de Vigny de s’être abstenu. L’exemple de l’Inde et de ses épopées sacrées (Mahâbharata, Râmâyana) permit quand même, pendant cinquante ans, une renaissance spectaculaire d’un genre qui ne survécut au romantisme que dans le souffle de son ultime représentant. Malgré tout, force est de constater que « notre poésie est sans conteste, de tous les genres, celui qui s’est trouvé jusqu’à aujourd’hui le moins favorisé par une influence ou un simple contact indien » [82].
La Renaissance orientale exhumée par Raymond Schwab était toute orientée vers et par l’Inde. Mais il nous faut bien admettre qu’elle n’influença pas autant que d’autres cultures asiatiques les arts d’Occident. De l’Inde, c’est surtout la philosophie qui retint l’attention. Même si l’intérêt qu’elle éveilla chez Camille Claudel et Eugène Rodin en sculpture, chez de nombreux musiciens pour les ragas (Christophe Coin, Karlheinz Stockhausen [83]) peut laisser penser le contraire. C’est donc à nouveau vers le Japon qu’il nous faut nous tourner pour apprécier son impact sur la prose et la poésie occidentales.
Comme dans le cas du théâtre, l’influence du Japon sur la prose et la poésie européennes prit sa source dans l’art pictural. Si l’intérêt pour la Chine se manifesta, de 1800 à 1870 environ, avant celui pour le Japon qui s’y substitua, on peut affirmer qu’il resta plus superficiel que ce dernier. Théophile Gautier, puis sa fille Judith en popularisèrent l’image auprès de Flaubert, Du Camp, Bouilhet et des Goncourt, ainsi qu’auprès du premier Parnasse Contemporain [84]. Mais on ne peut pas dire que la Chine ait alors changé l’esthétique occidentale, elle ne représentait qu’une mode. En revanche la mode du Japon, qui dura de 1865 à 1895, eut de tout autres conséquences. La découverte de l’art japonais au moyen des porcelaines, mais surtout des œuvres graphiques (kakemono, ukiyo-e [85]) provoqua un véritable enthousiasme auquel les frères Goncourt furent les premiers à contribuer. Dès 1862, ils notent en effet dans leur Journal que « l’art japonais est un art aussi grand que l’art grec » [86]. Les techniques picturales nipponnes sont très différentes des techniques occidentales. Les Japonais n’utilisent pas l’ombre et la perspective comme les peintres occidentaux : au lieu, par exemple, d’être éclairée à partir d’un point ou d’un côté, la scène est comme imprégnée de lumière diffuse. Cette technique et d’autres inspirèrent alors à de nombreux peintres l’emploi de techniques ‘impressionnistes’.
Cette deuxième étape de la Renaissance orientale partit de France, comme la première était venue d’Allemagne chez nous. Mais contrairement à la première qui recherchait à travers les abîmes de l’espace et du temps la totalité, celle-ci s’est autant constituée en mode qu’en influence déterminante pour l’esthétique occidentale. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, car autant la première Renaissance orientale fut tournée vers le passé et sembla marquer un recul devant la modernité qui approchait, autant celle insufflée par le Japon correspondit à l’entrée de l’Occident dans la modernité. Dans son Salon de 1857, Baudelaire avait déjà intégré la mode dans sa définition du beau : « le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la qualité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif circonstanciel qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion » [87]. Si bien que la mode du Japon, le japonisme, n’est pas seulement un aspect futile de l’enthousiasme pour ce pays, mais correspond par bien des traits à l’entrée apparemment irréversible de l’Occident dans une période nouvelle à laquelle on s’empressa de donner le nom de ‘moderne’.
A l’origine de la Renaissance poétique du début du XXe siècle, les ukiyo-e et les kakemono furent déterminants. La première Renaissance orientale avait permis le retour de l’épopée dans la poésie française, ce genre qui tutoyait l’éternité par son ambition à totaliser le réel et l’histoire. La seconde Renaissance orientale détrôna l’Inde au profit du Japon, mais sans reniement. La seconde Renaissance orientale complète la première plutôt qu’elle ne l’annihile. Il est ainsi étonnant de constater que l’une et l’autre, celle du Japon et celle de l’Inde, répondent au même souci des Européens : ressaisir le temps. Le sentiment de décadence occidental tenta d’abord de se donner l’illusion d’une maîtrise du temps en noyant celui-ci dans ses propres abîmes par l’épopée. Echec. Puis se présenta contre toute attente, vers les années 1860, une autre possibilité d’engager la même lutte. Le Japon partage avec l’Inde le même Dharma, c’est-à-dire le même soubassement philosophique. Cependant son idiosyncrasie et aussi, bien sûr, le fait que l’Occident découvrit le Japon par ce qui valorisait le « monde flottant », correspondirent davantage à la manière d’être des Occidentaux. Ainsi l’enthousiasme consécutif à la découverte des arts de l’estampe japonaise s’explique par la divine surprise du destin que cela représentait à l’heure où la désagrégation des modes de sentir et de créer se manifestait d’autant plus que le romantisme achevait de s’étioler.
La survenue de l’esthétique japonaise de l’ukiyo-e et du haïku, qui se manifesta d’abord par la mode du Japonisme, alla au-devant d’une esthétique nouvelle qui trouvait sa définition chez Baudelaire. Car sa définition du beau comme composé d’un élément éternel et d’un élément relatif circonstanciel correspondait étonnamment à la nouvelle esthétique venue du Japon. Si bien que le Japonisme, en tant que mode, inaugurait la modernité, avant que la littérature japonaise ne vînt clairement en faciliter le processus. La manifestation de la beauté dans le haïku se faisant par la mise en relief, à l’échelle de l’instant, d’un élément relatif de la nature sur fond d’éternité, il devenait le modèle poétique par excellence.
Cette chance offerte d’apprécier la beauté de l’instant fut avidement saisie par les écrivains, prosateurs mais surtout poètes, pour provoquer une Renaissance poétique dont les caractéristiques, directement empruntées aux artistes japonais, sont la concision et l’utilisation très précise de l’image. Si la France fut la première à recevoir ce message et à le faire fructifier, l’Allemagne et surtout l’Angleterre (les Etats-Unis aussi) en virent leur poésie profondément modifiée [88].
Il était une foi
Tout à sa logique dualiste d’opposition entre lui-même et cet Orient qui, affirmaient les défenseurs de l’Occident, s’apprêtait à le corrompre, le christianisme eut à relever le défi des religions orientales que le Romantisme allemand y avait introduit. La volonté de sauver le christianisme de son contact avec l’Asie peut être, en résumé, incarnée par deux écrivains, qui furent hommes de foi : Lanza del Vasto, Paul Claudel.
Lanza del Vasto est dans la lignée romantique allemande ; il cherche à devenir un meilleur chrétien en retournant aux sources de sa religion. Son œuvre principale, qui révéla sa pensée au grand public [89], est Le Pèlerinage aux sources (1943). Au départ simple correspondance entre Lanza et sa mère, notamment, le Pèlerinage aux sources est un récit de voyage initiatique, une sorte de Morgenlandfahrt dans le réel. Arrivé à Colombo en décembre 1936, Lanza del Vasto passa près de deux ans et demi en Inde, puis rentra au printemps 1938 à Gênes.
A l’instar d’autres voyageurs, et dans l’esprit de la Renaissance orientale romantique qui considérait l’Inde comme la source de toutes les religions, Lanza est poussé au départ car il pense que l’Occident est décadent. La volonté aussi de trouver « cette distance qui fait que le regard s’aiguise et qu’on voit clair... Cette clarté qui a nom Détachement » [90]. Même s’il affirmait quitter l’Europe sans désir de retour, il corrigea cette appréciation : « La raison du voyage, c’est le retour. Je n’avais pas quitté mon pays pour chercher l’aventure mais pour sortir de l’aventure et trouver une issue à nos désordres. Les mœurs et les habitudes mentales de l’Europe [...] le besoin me pressait de m’en évader. » [91] « Partir c’est toujours renaître un peu » dit-il encore, si bien que nous ne pouvons que nous demander ce qu’il cherche en Inde. La réponse est claire : « les problèmes de la mécanisation, de l’asservissement à la commodité, du lucre, de la violence et de l’irréligion, qui sont les nôtres, Gandhi les a tranchés d’un coup. J’avais entrepris le pèlerinage aux sources pour me pénétrer des traditions du pays où je voulais m’établir » [92]. Mais à quoi veut-il renaître ?
Avant Gandhi, un autre saint hindou, Vivekananda, avait confirmé l’annexation du Christ aux religions asiatiques : « Vous oubliez souvent, vous autres, que le Nazaréen fut lui-même un Oriental par excellence. Malgré tous vos efforts pour le représenter avec des yeux bleus et des cheveux blonds, le Nazaréen reste malgré tout un Oriental » [93]. Il affirme en outre que, « sans une seule exception, tous les Messagers ont été des Orientaux » [94]. Si bien que la quête de Lanza del Vasto qui le porte vers l’Inde est déjà, implicitement, celle d’une renaissance chrétienne. Tout comme Chateaubriand ou Nerval qui, dans leur voyage en Orient, cherchaient à se rendre à la source de leur religion, Lanza del Vasto se fait pérégrin. En revanche, Lanza recherche la source plus à l’Est. Ce n’est pas dans le Jourdain qu’il souhaite se baigner, mais dans le Gange, et à sa source himalayenne qui plus est.
L’Arya-Samaj, cette secte moderne de l’hindouisme fondée par le grand-père de Rabindranath Tagore, affirme que la croyance au Dieu unique et toutes les religions sont directement ou indirectement issues des Upanisad. Lanza del Vasto ne dément pas. Son christianisme n’est donc pas sectaire au point d’y voir une hérésie. C’est plutôt du contraire qu’il s’agit, car Lanza affirme se rendre à Wardha chez Gandhi « pour y apprendre à devenir meilleur chrétien » [95] ! C’est le yoga qui lui en offre la possibilité. Lanza va donc emprunter la voie du yoga, car « si la vérité réside dans le yôg, il n’est que d’entrer voir, afin de n’être pas né en vain » [96].
Lanza n’est pas hérétique car ce qu’il prend à Gandhi, son yoga et sa non-violence, il le ramène toujours au Christ, et affirme même que ce qu’il y a de meilleur chez Gandhi eut une source chrétienne, Tolstoï par exemple. Cette conception des rapports entre les religions, qu’il illustre à sa manière particulière, a beaucoup changé depuis que l’Église existe et peut se résumer ainsi :
« L’Église aura [...] considéré les autres religions d’abord comme antichrétiennes, puis comme non-chrétiennes, ensuite comme préchrétiennes, enfin comme anonymement chrétiennes, porteuses d’une présence cachée de Dieu, ce qui donna naissance successivement à des théologies de la conquête, à des théologies de l’adaptation, à des théologies de l’accomplissement et, finalement, à des théologies de l’Église comme sacrement du salut universel, dont le rôle est d’expliciter dans sa propre vie le christianisme anonyme qui l’entoure. » [97]
Ce qui paraît le plus proche de la démarche de Lanza del Vasto serait la théologie de l’accomplissement, avec certaines réserves du fait de l’assimilation d’éléments non chrétiens. Son attention est dirigée en Inde vers l’importance de ce dragon que Claudel tenait si difficilement en respect : le corps. Mais la sotériologie yogique l’encouragea - comme d’autres en Occident (Dom Déchanet) - à un ascétisme toujours gorgé de ressentiment à l’égard du corps.
Paul Claudel nous semble pour sa part incarner de la plus éclatante façon les rapports de la chrétienté avec l’Asie dans toute leur complexité. C’est par un anathème contre l’Inde vue au prisme de Schopenhauer que le poète débuta son itinéraire spirituel. La conversion récente de Paul Claudel avait besoin d’un mur pour se soutenir. Et ce mur contre lequel il se soutint fut l’Inde : c’est pourquoi il fut contre elle. Lui chrétien, l’Inde ne pouvait être qu’antichrétienne. Michel Butor affirme que c’est pour « se préserver de ses démons intérieurs que [Claudel] s’abrite dans le catholicisme traditionnel français » [98]. Exact. Mais ces démons resurgirent au contact de la réalité ceylanaise, si bien qu’il se devait de trouver dans cet Orient qui le fascinait au point d’y passer de nombreuses années de sa vie - un antidote. Entre Chine et Japon, et au bout de lectures et d’entretiens divers, Paul Claudel progressa dans sa compréhension de l’Asie. Il commença à la prendre en lui. D’antichrétienne elle devint seulement non-chrétienne. Puis à force d’être contre l’Inde, il comprit qu’il était tout contre elle, et que, finalement, la spiritualité indienne n’était peut-être que dans un état d’incomplétude, qu’elle était pré-chrétienne. La préférence du poète pour le bouddhisme amidiste, tourné vers l’Ouest, parle d’elle-même. Il n’admit ensuite la présence anonyme du Christ dans l’hindouisme moderne qu’à demi-mot, insistant toujours sur le rôle de l’Église comme sacrement du salut universel.
Quel fut, en conclusion, le rôle de l’Asie dans l’itinéraire du chrétien Claudel ? Nous pouvons affirmer qu’il fut très important. A plusieurs titres. D’abord parce que sa conversion au catholicisme se fit par aversion contre ce que le pessimisme schopenhauerien représentait. L’image erronée qu’il s’était faite de la spiritualité asiatique lui servit longtemps de moulin à vent. Cela fortifia donc sa résolution de conquistador de la foi. En outre, les Asiatiques, comme lui ou inversement, ne séparent pas la religion des arts. Or on sait l’influence déterminante que les arts de Chine et du Japon eurent sur lui. Une simple inférence laisse alors imaginer que le christianisme de Paul Claudel ne resta pas inchangé non plus.
S’il est ainsi permis d’établir des parallélismes, et sans juger de la qualité respective de leur foi, on nous concédera au moins que le catholicisme de Paul Claudel, par sa durable intimité avec l’Asie, en acquit plus d’universalité que celui de Charles Péguy ou de Georges Bernanos. Chez ces derniers, la foi s’est mesurée à elle-même, chez Claudel elle s’est mesurée à d’autres.
La quête de l’Un
Même les plus audacieux des chrétiens, fussent-ils poètes, ne parviennent pas à sortir d’un rapport d’identification avec l’Orient, enfermés qu’ils sont dans une perspective métaphysique. Le mieux qu’ils puissent faire est de surmonter leurs réserves et d’accepter que l’Orient joue un rôle dans cette vaste dialectique à laquelle ils se sont finalement ralliés. C’est d’ailleurs à notre avis la raison même de l’existence de l’antinomie entre Orient et Occident. En tant que termes relatifs ils n’ont de fonction que l’un par rapport à l’autre, ce qui n’est pas le cas d’Asie et Europe.
L’antinomie entre l’Orient et l’Occident n’est pas uniquement celle entre spiritualité et matérialisme. Il est vrai que cette présentation est la plus courante et qu’elle trouva en de fortes personnalités comme René Guénon, Julius Evola ou René Daumal des interprètes de valeur. Il est vrai aussi qu’ils n’ont pas inventé ce qu’ils ont dit mais qu’ils l’ont puisé soit dans la ‘Tradition’ occidentale, soit dans la philosophie asiatique (hindoue surtout), voire dans des philosophes occidentaux comme Spinoza ou Hegel. Dans cette interprétation des choses, l’Occident est affublé de la plupart des défauts qui font le malheur du genre humain, tandis que l’Orient en constitue le pôle opposé. Des esprits moins dogmatiques que René Guénon sont convenus que les catégories « Orient » et « Occident » pouvaient dépasser la contingente opposition géographique, même lorsque celle-ci vient scinder l’Europe en deux, et que ces catégories pouvaient représenter des tendances, voire des strates de la nature humaine.
Mais en fait, ce rubicon franchi, il faut alors convenir avec Jung et Jünger que l’antinomie fondamentale des traditionnalistes perd sa valeur explicative. Certes, Jung n’est pas en désaccord total avec Guénon, notamment en ce qu’il estime l’Orient plus proche de la psyché que l’Occident. Pourtant, lorsque le psychologue considère que la mentalité asiatique est du côté de l’inconscient, du naturel, de l’atavique, de l’obscur, du féminin, et de l’irrationnel, il nous aide grandement à dévoiler la fable guénonienne. C’est Ernst Jünger qui voit alors le plus juste. C’est en effet parce qu’il évite consciemment les considérations ‘religieuses et purement intellectuelles’ et qu’il ramène le problème à son origine que Jünger est vrai. La question fondamentale est celle de l’opposition entre « esprit » et « substance ».
Tous les philosophes, écrivains, poètes qui eurent à l’esprit le spectre de la décadence occidentale et qui recoururent à la pensée asiatique voulaient y trouver un remède par l’intuition de l’Unité. Ils n’eurent de cesse, pour reprendre les propos de René Daumal, d’engager le « combat de l’Un contre le Deux ». Le « Deux », c’était d’abord l’opposition entre l’Orient et l’Occident. Afin de réduire cette opposition, les Occidentaux puisèrent dans une pensée asiatique de mieux en mieux diffusée, et lui découvrirent une identité frappante avec la Tradition de l’Occident. L’opposition entre Orient et Occident s’enrichit alors de l’opposition entre Tradition et Modernité. Le rêve d’une philosophia perennis, qui est à l’arrière-plan de toutes les tentatives que nous avons évoquées, se nourrit alors de l’espoir de redonner à l’Occident un caractère universel en fondant toutes les valeurs qui pourraient l’être et qu’il avait souvent oubliées, dans celles que l’Asie montrait si vivantes.
Ainsi le « Deux » qu’il faut ramener à la plénitude de l’« Un » est-il d’ordre philosophique. Nous pourrions dire, à l’instar de Nietzsche, que c’est la question métaphysique par excellence. La coupure entre la matière et l’esprit, entre l’objet et le sujet, entre le phénomène et la chose-en-soi est le cœur du problème. C’est parce qu’ils estimaient possible de réduire ces antinomies que Rolland, Hesse et Daumal se sont tournés vers les pensées indienne et chinoise. En effet, il apparut dès le XIXe siècle que le monisme était la principale caractéristique des pensées orientales, quel que fût le nom qu’on lui donnât alors. Mais l’événement occasionné par la philosophie de Hegel en Occident permit de donner un ancrage européen aux recherches. L’idéalisme absolu de Hegel donnait l’espoir d’arriver à une vision philosophique de l’Unité. Non que celle-ci n’ait existé avant lui, mais l’apport de Hegel, vu comme décisif par beaucoup, tenait dans l’outil dialectique. On trouva dans les pensées upanisadique hindoue et taoïste chinoise des équivalents qui ne firent que renforcer le sentiment de l’universalité de cette approche.
Si nous récusons les antinomies d’ordre métaphysique, nous en accueillons d’autres. Ainsi peut-on déjà quitter l’axiologie et ne plus connoter positivement ou négativement en Bien ou en Mal la lumière et les ténèbres, mais accepter au contraire la vitale nécessité des contraires. Ceux qui se référèrent à une pensée des contraires tels Romain Rolland, Hermann Hesse ou René Daumal insistaient sur la valeur dialectique de l’opposition. Mais le terme qu’ils visaient était l’Un, donc la résorption de toute différence dans l’Identité. Cette Quête de l’Unité répondait ainsi au sentiment d’incomplétude qui frappe les Occidentaux depuis Platon.
Il n’est pas anodin que la métaphore sexuelle intervienne dans la définition des rapports entre Orient et Occident. Que sont en effet ces idées de complémentarité et d’interpénétration des civilisations sinon la traduction idéaliste du mythe de l’androgyne rapporté par Aristophane dans Le Banquet ? La définition du désir en termes de manque et de recherche de la complétude originaire et de l’unité primitive ne peut qu’échouer - comme échoue toute quête de l’Orient -, car l’objet de cette recherche est fantasmatique et car la moitié perdue, fictive, ne peut se retrouver (Onfray [99]). Érotisée en Orient, l’Asie devient objet d’une quête d’androgynie spirituelle fondée sur le mépris du corps. Ce que célèbre cette union est l’âme, et Rolland, Hesse et Daumal y parviennent par un non-dualisme spiritualiste au sein duquel le Verbe tient une place centrale. ‘Désirer’ c’est détourner son regard des cieux - de-sidere - vers le réel multiple et chaotique. Le logos a donc pour fonction de réunir, notamment par la dialectique, cette multiplicité dans l’Un.
Mais à leur corps défendant les thuriféraires de la réunification idéaliste laissent sourdre des forces que nous qualifierons avec Nietzsche de dionysiaques. C’est ce dont Ernst Jünger se fait l’écho dans Passage de la ligne en distinguant les forces chthoniennes des Titans et les forces apolliniennes des Olympiens. Il insiste d’ailleurs sur la richesse des incursions chthoniennes dans l’ordre apollinien. A une pensée occidentale enfermée dans le dilemme entre « la transcendance et la passion verticale ou l’immanence et l’enthousiasme horizontal, ailleurs ou ici-bas » [100], Jünger préfère une réflexion sur leur possible cohabitation. S’il envisage les notions de décadence et de régénération, ce n’est plus métaphysiquement à partir de la perte d’un paradis et d’une déchéance ontologique. Il sait que l’Être ne se livre à nous qu’à travers des fictions. Si bien qu’il porte son attention sur des Figures qui manifestent le flux et le reflux de l’apollinien et du dionysiaque.
Considérons en effet la doxa d’un Orient ‘spirituel’ et d’un Occident ‘matérialiste’, et retournons-la. On nous dit que l’Orient, parce qu’il fait de l’esprit la seule réalité, est le plus opposé à la matière, dont René Guénon lui-même assure qu’elle est le domaine de l’obscurité. Mais alors pourquoi ceux qui pensent que l’Orient est le lieu - symbolique ou non - de la lumière et de l’esprit le représentent-ils grâce à des images, grâce à des archétypes qui signifient tout le contraire ? Car aussi bien chez Romain Rolland que chez Hermann Hesse les forces rationnelles, lumineuses, conscientes sont absentes de leur vision de l’Orient alors que les forces irrationnelles, obscures, et inconscientes, quelque valorisées qu’elles puissent être, le caractérisent ! Certes, chez Rolland, Hesse et Daumal un équilibre entre ces deux pôles de forces tend à être trouvé : c’est le non-dualisme à progression dialectique. Mais comment caractériser le terme ultime de cette dialectique ? « L’Un » nous disent-ils, est plénitude, perfection, achèvement, libération. Et pourquoi ne nous disent-ils pas que « l’Un » est aussi l’Indistinct, l’Indifférencié, l’Informe ?
En fait l’Orient - mais faut-il encore l’appeler ainsi ? - représente davantage les forces chthoniennes, comme dans A Passage to India, le roman de Forster, et l’Occident - un certain Occident - les forces claires et structurantes de l’esprit, capables de donner forme à l’indistinct et à l’indifférencié. La spiritualisation de l’Orient n’est donc qu’une conséquence logique d’une vision faussée du monde. La théologie négative si brillamment mise en œuvre par René Daumal, où l’Ineffable côtoie l’Innommable, où « l’Un » rejoint l’« In- », n’est-elle pas une manifestation du nihilisme de son auteur ? Qu’il considérât le principe du monde comme immanent et transcendant ne peut effacer son mépris pour le monde phénoménal. Mépris qu’on ne retrouve en revanche pas chez Rolland et Hesse, parce qu’ils considérèrent soit pour Rolland que le monde était lila, c’est-à-dire un jeu que l’éternel s’offre pour se divertir, soit que le monde phénoménal était une part hypostasiée du divin.
En désirant à tout prix parvenir à une vision unifiée de la réalité, en donnant pour but à l’individu de rejoindre un état Indissocié, Indistinct, Informe on lui propose tout simplement de retrouver cet état qui précède la Vie. En somme ce mythus coincidentiae oppositorum, autrement dit cette aspiration à la totalité, est ressenti comme nostalgie du retour à l’origine, donc comme acte de régénération.
Mais de la sorte l’Orient en tant qu’Autre est nié, il n’est qu’un horizon spirituel à l’usage d’un Occident en quête de rédemption, c’est-à-dire d’abolition du temps. Pour René Guénon ou Julius Évola l’Asie n’a d’ailleurs plus guère à voir avec l’Orient ‘véritable’, lequel est situé dans un âge d’or reculé dont la nature est d’ordre ‘méta-historique’. L’Orient est le terme idéal par lequel l’Occident se contemple au miroir.
Pour tenter de mettre fin à la confusion qui règne entre ‘Orient’ et ‘Asie’, nous pouvons donc appeler Orient la représentation de l’Asie selon une perspective métaphysique. Si bien que la représentation occidentale de l’Asie se fait à l’aune de la métaphysique tant que l’Orient est perçu en fonction de l’Identité et non en fonction de l’Altérité. Au moment où il cesserait de l’être il ne s’appellerait plus Orient.
A suivre : La fin de l’Orient
Cet article est la suite de L’Invention de l’Asie , de La Naissance de l’Orient
et de L’Ombre du sombre Orient.