La Revue des Ressources

La convocation (extrait) 

jeudi 16 août 2012, par Herta Müller (Date de rédaction antérieure : 29 mars 2010).

Je suis convoquée. Jeudi à dix heures précises.
On me convoque de plus en plus souvent : mardi à dix heures précises, samedi à dix heures précises, mercredi ou lundi, à croire que les années ne sont qu’une semaine. Je n’en suis pas moins étonnée que l’hiver, après cette fin d’été, revienne bientôt.
Sur le chemin qui mène au tramway, les buissons aux baies blanches se remettent à pendre entre les palissades. Comme des boutons de nacre qui seraient cousus en bas, peut-être jusque dans la terre, ou comme des boulettes de pain. Ces baies sont bien trop petites pour être des têtes d’oiseaux blancs détournant le bec, mais je ne peux m’empêcher de penser à des têtes d’oiseaux blancs. C’est à vous donner le vertige. Mieux vaut penser à la neige mouchetant l’herbe, mais il y a de quoi s’y perdre ou avoir envie de dormir à cause de la craie.
Le tramway n’a pas d’horaires fixes.
Il me semble l’entendre bruire, à moins que ce ne soient les peupliers aux feuilles dures. Le voilà déjà qui arrive, aujourd’hui il veut m’emmener tout de suite. J’ai prévu de laisser monter d’abord le vieux monsieur au chapeau de paille. Quand je suis arrivée, il attendait déjà à l’arrêt, qui sait depuis combien de temps. Non qu’il soit décrépit, mais il est aussi maigre que son ombre, bossu et terne. Dans son pantalon, pas de derrière ni de hanches, seuls les genoux font saillie. Mais s’il ne peut pas se retenir de cracher par terre juste au moment où la porte s’ouvre, je vais tout de même monter avant lui. Presque toutes les places sont libres, il les passe en revue et reste debout. Dire que ces gens si âgés ne sont pas fatigués, qu’ils ne réservent pas la position debout pour les endroits où il est impossible de s’asseoir. On les entend parfois déclarer : au cimetière, on aura bien le temps de rester allongés. En disant cela, ils ne pensent pas du tout à mourir, et d’ailleurs ils ont raison. Cela n’a jamais marché dans l’ordre, il y a aussi des jeunes qui meurent. Moi, je m’assieds toujours quand je ne suis pas obligée de rester debout. Rouler sur son siège, c’est comme marcher en restant assis. L’homme m’observe, on le sent tout de suite dans cette voiture vide. Parler, je n’ai pas la tête à cela, sinon je lui demanderais s’il veut ma photo. Peu lui importe de me déranger avec ses regards appuyés. Dehors, la moitié de la ville défile, des arbres et des maisons pour varier. A cet âge, les gens sentent davantage de choses que les jeunes, à ce qu’on dit. Ce vieux sent peut-être même que j’ai aujourd’hui dans mon sac une petite serviette, du dentifrice et une brosse à dents. Et pas de mouchoir car je ne veux pas pleurer. Paul n’a pas senti à quel point j’ai peur qu’Albu ne me conduise à la cellule située sous son bureau. Je n’ai rien dit à Paul ; si c’est ce qui arrive, il le saura bien assez tôt. Le tramway roule lentement. Le chapeau de paille du vieux a un ruban taché, sans doute par la sueur ou la pluie. Pour me saluer, à son habitude, Albu me baisera la main en bavant dessus.

Le commandant Albu me soulève la main en la prenant par le bout des doigts et en m’écrasant les ongles si fort que j’ai envie de hurler. De la lèvre inférieure, il me baise les doigts en dégageant la lèvre supérieure pour pouvoir parler. Il me baise toujours les mains de la même manière, mais me tient toujours des propos différents :
Eh bien eh bien, tu as les yeux irrités aujourd’hui.
J’ai l’impression que tu commences à avoir de la moustache, c’est un peu tôt à ton âge.
Ah, la petite menotte est glacée aujourd’hui, espéraons que ce n’est pas la circulation.
Oh là, tu as les gencives toutes ratatinées, on dirait ta grand-mère.
Ma grand-mère n’a pas vieilli, dis-je, elle n’a pas eu le temps de perdre ses dents. Ce qui est arrivé aux dents de ma grand-mère, Albu doit le savoir, voilà pourquoi il parle d’elle.
Une femme sait tous les jours à quoi elle ressemble. Et qu’un baisemain primo ne fait pas mal, secundo n’est pas mouillé, tertio doit s’exécuter sur le dos de la main. Les hommes savent mieux que les femmes à quoi doit ressembler un baisemain, Albu le sait lui aussi, assurément. Toute sa tête sent Avril, une eau de toilette française que mon beau-père, ce communiste de pacotille, utilisait aussi. Parmi mes connaissances, personne d’autre ne l’achèterait. Au marché noir, elle coûte plus qu’un costume en magasin. Peut-être qu’elle s’appelle plutôt Septembre, mais je ne confonds pas son odeur amère, l’odeur de fumée des feuilles qui brûlent.
Une fois que je suis assise à ma petite table, Albu me voit frotter mes doigts sur ma jupe, et ce n’est pas pour les sentir à nouveau mais pour en essuyer la salive. Il joue avec sa chevalière en souriant d’un air béat. Quelle importance, la salive, ça s’essuie, ça sèche même tout seul et ce n’est pas du poison. De la salive, tout le monde en a dans la bouche. D’autres crachent sur le trottoir puis frottent avec leur chaussure parce que cela ne se fait pas, même sur le trottoir ; en ville, là où on ne le connaît pas, il joue au monsieur distingué. J’ai mal aux ongles, mais il ne les a jamais écrasés jusqu’à les rendre bleus. Ils dégèlent comme des mains glacées qui se retrouveraient brusquement au chaud. Avoir l’impression que mon cerveau me glisse sur le visage, voilà le poison. L’humiliation, comment appeler cela autrement lorsque tout le corps se sent pieds nus. Mais que faire si l’on ne peut dire grand-chose avec les mots, si le mot le meilleur est mauvais.

P.-S.

Extrait de La convocation, ( Heute wär ich mir lieber nicht begegnet), d’Herta Müller, Traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Paris, Editions Métailié, 2001. Avec l’aimable autorisation des Editions Métailié.

Voir aussi une recension de l’ouvrage.

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