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La convocation ou l’absurdité totalitaire (à propos du roman d’Herta Müller) 

samedi 28 août 2010, par Elisabeth Poulet (Date de rédaction antérieure : 29 mars 2010).

Un mot résonne continuellement à ses oreilles : convocation. Depuis le jour où elle a osé glisser un message dans la poche du pantalon de luxe qu’elle cousait pour une maison italienne, parce que « sans être forcément dans une situation difficile, on pense quand même : ce qui se passe ici ne peut pas être ma vie pour toujours  », parce que « tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, on tente le coup  », la narratrice fréquente, contre son gré mais avec assiduité, les bureaux de la Securitate. Il faut toujours leur rendre des comptes, élaborer des scénari incroyables pour répondre à leurs questions, se justifier, mais surtout s’entraîner à supporter l’angoisse et la douleur, résister à l’humiliation et surtout ne pas perdre la tête. Afin de ne pas succomber à la lassitude et au désespoir, pour lutter contre les persécutions sadiques constantes de son interrogateur, la narratrice invente des stratagèmes bien à elle : manger une noix avant chaque face à face avec Albu et porter le corsage vert de Lilli : « Quand on est convoqué, on prend des habitudes qui servent à quelque chose. Pour de bon ou non, là n’est pas la question. Enfin, pas « on », c’est moi qui ai pris ces habitudes qui, l’une après l’autre, se sont infiltrées en moi.  »
Dans le tramway qui l’emmène vers son tortionnaire, elle observe les passagers, les écoute, imagine leurs existences, rêve devant le paysage qui défile et revoit son passé. Sa vie avec son premier mari qui a failli la tuer, sa vie actuelle avec Paul qui a sombré dans l’alcoolisme et qu’elle désespère de retrouver, toutes ces vies qu’elle a croisées, ces vilenies, ces horreurs. Des déceptions, des espoirs et des moments lumineux. Tout s’impose naturellement et de manière égale.
Le style très singulier d’Herta Müller, des phrases courtes, incisives, poétiques pour dire avec une paradoxale légèreté toute l’horreur d’un système totalitaire, surprend et parfois déstabilise. Ainsi, la façon dont l’auteure évoque la fin tragique de Lilli, l’amie de la narratrice : « Cinq chiens accoururent, l’herbe leur montait jusqu’au cou, leurs pattes bondissaient par-dessus. Et loin derrière eux courait une troupe de soldats aux abois. Lorsqu’ils arrivèrent près de Lilli, sa robe ne fut pas la seule à être en lambeaux. Les chiens vidèrent le corps de Lilli. Sous leurs gueules, Lilli était aussi rouge qu’une masse de coquelicots. (…). Cela, je le tiens du beau-père de Lilli. Comme une masse de coquelicots, a-t-il dit, et à ce moment-là, j’ai pensé à des cerises.  »
La convocation est bien entendu un acte politique, servi par une langue à la fois acérée et déliée qui emprunte à la poésie et au langage populaire. Mais je me garderais bien d’essayer de définir plus précisément le style de l’auteure qui affirme : « Il est stupide de dire que chaque auteur a sa propre langue. Nous en sommes tous réduits à compter sur la langue de ceux qui n’écrivent pas. »

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