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La femme vampire (1821) 

dimanche 27 décembre 2009, par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822)

"La femme vampire" est une nouvelle extraite du recueil de nouvelles intitulé "Les Frères de Saint-Sérapion" (Die Serapionsbrüder en allemand). Ce recueil de nouvelles d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann paru en quatre volumes entre 1819 et 1821 est bâti sur le modèle des Mille et une nuits ou du Décaméron. Il décrit, dans un récit-cadre, la réunion d’un groupe d’amis fictif le jour de la Saint-Sérapion. Passionnés d’art, ils se racontent mutuellement des histoires dont ils débattent ensuite. Le nom du recueil vient de Sérapion, écrivain chrétien et évêque de Thmuis qui vécut dans une stricte ascèse dans le désert Libyque au IVe siècle.

Le comte Hypolite était revenu exprès d’un voyage lointain pour prendre possession du riche héritage de son père, qui venait de mourir. Le château patrimonial était situé dans la contrée la plus riante, et les revenus des terres adjacentes pouvaient amplement fournir aux embellissements les plus dispendieux.

Or, le comte résolut de réaliser et de faire revivre à ses yeux tout ce qui avait, en ce genre, frappé le plus vivement son attention dans ses voyages, principalement en Angleterre, c’est-à-dire tout ce qui pouvait se faire de plus somptueux, de plus attrayant et de meilleur goût. Il convoqua donc autour de lui des artistes spéciaux et tous les ouvriers nécessaires, et l’on s’occupa aussitôt de la reconstruction du château et des plans d’un parc immense, conçu dans le style le plus grandiose, dans lequel devaient être enclavés l’église même du village, le cimetière et le presbytère, comme autant de fabriques élevées à dessein au milieu de cette forêt artificielle.

Tous les travaux furent dirigés par le comte lui-même initié aux connaissances nécessaires et qui se consacra exclusivement, et de corps et d’âme, à sa vaste entreprise, si bien qu’une année entière s’écoula sans qu’il eût songé une seule fois à paraître dans la capitale, suivant le conseil de son vieil oncle, pour y éblouir par un train splendide les nobles demoiselles à marier, afin que la plus belle, la plus sage et la plus aimable lui échût en partage pour épouse.

Il se trouvait précisément un matin assis devant sa table de travail , occupé d’esquisser le dessin d’un nouveau corps de bâtiment, lorsqu’une vieille baronne, parente éloignée de son père, se fit annoncer. Hypolite se souvint aussitôt, en entendant prononcer le nom de la baronne, que son père ne parlait jamais de cette vieille femme qu’avec la plus profonde indignation, même avec horreur, et qu’il avait recommandé à plusieurs personnes qui voulaient se lier avec elle de se tenir sur leurs gardes, sans jamais s’être expliqué du reste sur les dangers de cette liaison, répondant à ceux qui insistaient à ce sujet : qu’il y avait certaines choses sur lesquelles il valait mieux se taire que trop parler. Mais il était notoire que mille bruits fâcheux circulaient dans la capitale sur une affaire criminelle de la nature la plus étrange où la baronne avait été impliquée, et qui avait amené sa séparation d’avec son mari, et sa relégation dans une résidence étrangère. On ajoutait même qu’elle ne devait qu’à la clémence du prince d’avoir échappé à des poursuites judiciaires.

Hypolite se sentit très péniblement affecté de la rencontre d’une personne pour qui son père avait eu tant d’aversion, et, bien qu’il ignorât encore les motifs de cette répugnance, cependant les devoirs de l’hospitalité , impérieux surtout à la campagne , le contraignirent à faire bon accueil à cette visite importune. Quoique la baronne ne fût certainement pas laide, jamais aucune personne n’avait produit sur le comte une impression aussi désagréable que celle qu’il ressentit à sa première vue. Elle fixa d’abord en entrant un regard étincelant sur lui, puis elle baissa les yeux et s’excusa de sa visite dans des termes presque humiliants pour elle-même. — Elle se confondit en lamentations sur l’inimitié que lui avait témoignée toute sa vie le père du comte, imbu contre elle des préventions le plus extraordinaires , accréditées par la haine de ses ennemis, et se plaignit de ce que, malgré la profonde misère qui l’avait accablée et forcée à rougir de son rang, il ne lui avait jamais fait parvenir le moindre secours. Elle ajouta qu’à la fin , et par une circonstance tout à fait imprévue, une petite somme d’argent qui lui était échue lui ayant permis de quitter la capitale pour se retirer en province dans une ville éloignée, elle n’avait pu résister au vif désir de visiter sur sa route le fils d’un homme qu’elle avait toujours honoré, nonobstant sa haine aussi injuste que déclarée.

C’était avec l’accent touchant de la franchise que la baronne s’exprimait ainsi, et le comte se sentit doublement ému quand, ayant détourné ses regards de l’aspect déplaisant de la vieille, il s’extasia à la vue de l’être gracieux, ravissant et enchanteur qui accompagnait la baronne. Celle-ci se tut, et le comte, absorbé dans sa contemplation, n’y prit pas garde et gardait le silence. Alors la baronne le pria de vouloir bien l’excuser si, dans le trouble de sa première visite, elle ne lui avait pas d’abord et avant tout présenté sa fille Aurélia.

Ce fut alors seulement que le comte recouvra la parole ; il protesta en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et avec l’embarras d’un jeune homme épris d’amour, contre les scrupules de la baronne, qui lui permettrait sans doute de réparer les torts paternels qu’il ne fallait assurément attribuer qu’à un fâcheux mal-entendu, et il la pria, en attendant, de vouloir bien agréer l’offre d’un appartement dans son château. — Au milieu de ses assurances de bonne volonté, il saisit la main de la baronne ; soudain un frisson glacial intercepta sa parole, sa respiration, et pénétra jusqu’au fond de son âme. Il sentit sa main étreinte par une pression convulsive dans les doigts crispés de la vieille, dont la longue figure décharnée avec ses yeux caves et ternes lui parut, sous ses laids vêtements bigarrés, semblable à un cadavre habillé et paré.

« Oh ! mon Dieu ! quel déplorable accident ! et justement dans un moment pareil ! » Ainsi s’écria Aurélia en gémissant. D’une voix émue et pénétrante elle expliqua au comte que sa mère avait quelquefois et à l’improviste de ces crises nerveuses, mais que cela se passait ordinairement très vite et sans nécessiter l’emploi d’aucun remède. Le comte ne s’en débarrassa qu’avec peine de la main de la baronne, mais une douce et vive sensation de plaisir vint ranimer ses sens quand il prit celle d’Aurélia qu’il pressa tendrement contre ses lèvres.

Presque parvenu à la maturité de la vie, le comte éprouvait pour la première fois l’ardeur d’une passion violente, et il lui était d’autant plus impossible de dissimuler la nature de ses impressions. D’ailleurs, l’amabilité enfantine avec laquelle Aurélia reçut ses prévenances, l’enivrait déjà de l’espoir le plus flatteur. Au bout de quelques minutes la baronne avait repris connaissance, et, comme s’il ne se fût rien passé, elle assura au comte qu’elle était fort honorée de l’offre qu’il lui faisait de séjourner quelque temps au château, et que cela effaçait d’un seul coup tous les procédés injustes de son père à son égard. — L’intérieur du comte se trouva ainsi subitement modifié, et l’on eut lieu de penser qu’une faveur particulière du sort avait conduit près de lui la seule personne du monde faite pour assurer son bonheur et sa félicité, à titre d’épouse chérie et dévouée.

La conduite de la baronne ne se démentit pas. Elle parlait peu, se montrait fort sérieuse et même concentrée à l’excès ; mais elle manifestait dans l’occasion des sentiments doux et un cœur ouvert aux plaisirs purs et simples. Le comte s’était accoutumé à ce visage pâle et ridé , à l’apparence cadavéreuse de ce vieux corps semblable à un fantôme. Il attribuait tout à l’état maladif de la baronne , et à son penchant vers les idées mélancoliques et sombres : car ses domestiques lui avaient appris qu’elle faisait dans le parc des promenades nocturnes, dont le cimetière était le but.

Il eut honte de s’être laissé subjuguer trop aisément par les préventions de son père, et ce fut absolument en vain que son vieil oncle lui adressa de pressantes exhortations pour l’engager à surmonter la passion qui s’était emparée de lui, et à rompre des relations qui devaient inévitablement, tôt ou tard, l’entraîner à sa perte. Intimement persuadé de l’amour sincère d’Aurélia, il demanda sa main en mariage, et l’on peut imaginer avec quelle joie la baronne, qui se voyait par là tirée de l’indigence la plus profonde pour jouir d’une brillante fortune, consentit à cette proposition.

Bientôt disparut du visage d’Aurélia, avec sa pâleur habituelle, l’empreinte particulière du chagrin profond et invincible qu’elle semblait nourrir ; on vit tout le bonheur de l’amour éclater dans ses yeux et s’épanouir sur ses joues comme la fraîcheur de la rose.

Un accident affreux, qui arriva le matin même du jour fixé pour la noce, vint traverser tout à coup les vœux du comte. On avait trouve la baronne gisant inanimée la face contre terre, dans le parc, près du cimetière, d’où on l’avait transportée au château, au moment même où le comte , à peine levé et dans l’ardente ivresse de son bonheur, jetait un regard radieux par la fenêtre de sa chambre.

Il crut d’abord que la baronne n’avait qu’une attaque de son mal ordinaire ; mais tous les moyens employés pour la rappeler à la vie restèrent sans succès ; elle était morte ! — Surprise par ce coup imprévu, et secrètement désespérée , Aurélia s’abandonna moins à l’explosion d’une douleur violente qu’à une consternation muette et sans larmes. Le comte, inquiet des suites de cet événement , n’osa toutefois rappeler à sa bien-aimée qu’en tremblant , et avec précaution, que sa position d’orpheline, d’enfant délaissée, lui faisait un devoir d’abjurer certaines bienséances, pour n’en pas violer une plus rigoureuse, c’est-à-dire qu’il fallait, malgré la mort de sa mère, rapprocher, autant que possible, le moment de leur union. Mais alors Aurélia se jeta dans les bras du comte, et pendant qu’un torrent de larmes ruisselait de ses yeux, elle s’écria d’une voix émue : « Oui, oui, au nom de tous les saints ! au nom de ma félicité, oui ! »

Le comte attribua ce mouvement d’effusion , si vivement exprimé par Aurélia , à la pensée amère de l’abandon et de l’isolement où elle se trouvait ; car les convenances lui interdisaient de demeurer plus long-temps au château. Du reste, il eut soin qu’une matrone âgée et respectable lui servit de dame de compagnie pendant quelques semaines, à l’expiration desquelles le jour des noces fut arrêté de nouveau, et cette fois aucun obstacle fâcheux ne s’opposa à la cérémonie, qui couronna le bonheur d’Hypolite et d’Aurélia.

Néanmoins l’état singulier d’Aurélia n’avait point changé ; elle paraissait incessamment tourmentée, non pas du regret de la perte de sa mère, mais d’une anxiété intérieure mortelle et indéfinissable. Un jour, au milieu d’un entretien amoureux des plus doux, elle s’était levée brusquement saisie d’une terreur soudaine, plus pâle qu’une ombre, et, serrant le comte dans ses bras, comme pour conjurer, en s’attachant à lui, le funeste anathème d’une puissance ennemie et invisible, s’était écriée en versant un torrent de larmes : « Non, jamais ! jamais !… » — Cependant, depuis son mariage, cette irritation extrême s’était beaucoup affaiblie, et le calme paraissait rentré dans l’âme d’Aurélia.

Le comte avait dû nécessairement supposer qu’un secret fatal affectait aussi gravement l’esprit d’Aurélia ; mais il avait vu, et avec raison, de l’indélicatesse à la questionner sur ce sujet, tant qu’avait duré son état de souffrance et qu’elle-même gardait le silence. — Devenu l’époux d’Aurélia, il hasarda enfin, avec beaucoup de ménagements, certaines allusions touchant les motifs probables de cette singulière perturbation morale. Alors Aurélia dit hautement qu’elle regardait comme une faveur du ciel cette occasion d’ouvrir son cœur tout entier à un époux chéri. Et quelle fut la surprise du comte en apprenant qu’Aurélia ne devait cette sombre inquiétude, et l’altération de ses facultés, qu’à l’influence et aux menées coupables de sa mère ?

« Y a-t-il au monde, s’écria Aurélia, quelque chose de plus épouvantable que d’être réduit à haïr, à abhorrer sa propre mère ! » — Ainsi ni le père ni le vieux oncle d’Hypolite n’avaient nullement cédé à d’injustes préventions, et la baronne avait abusé le comte avec une hypocrisie méditée. Il était donc obligé de regarder comme un bienfait du sort que cette méchante femme fût morte le jour fixé pour son mariage, et il ne dissimula pas cette pensée. Mais Aurélia lui révéla que justement après cet événement , elle avait été frappée par un affreux pressentiment de l’idée accablante et sinistre que la défunte surgirait un jour de sa tombe pour l’arracher aux bras de son amant et l’entraîner dans l’abîme.

Voici ce qu’Aurélia raconta à son mari, d’après les souvenirs confus de son enfance. — Un jour, au moment même de son réveil, un grand tumulte s’éleva dans la maison, elle entendit ouvrir et refermer violemment les portes, et des voix étrangères crier avec confusion.. Le calme enfin commençait à se rétablir, quand sa bonne vint la prendre dans ses bras et la porta dans une grande chambre, où beaucoup de monde était rassemblé autour d’une longue table, sur laquelle elle vit couché un homme qui jouait habituellement avec elle, de qui elle recevait maintes friandises, et qu’elle appelait du nom de papa. Elle étendit ses petites mains vers lui et voulut l’embrasser ; mais elle trouva ses lèvres, naguère si douces, sèches et glacées, et Aurélia, sans savoir pourquoi, éclata en amers sanglots. Sa bonne la transporta dans une maison inconnue, où elle resta long-temps, jusqu’à l’arrivée d’une dame qui l’emmena en carrosse avec elle : c’était sa mère, qui, peu de temps après, se rendit dans la capitale, accompagnée d’Aurélia.

Aurélia avait environ seize ans, lorsqu’un jour un homme vint voir la baronne, qui l’accueillit avec joie et familièrement, comme un ancien ami. Ses visites devinrent de plus en plus fréquentes, et bientôt un changement des plus sensibles s’opéra dans le train de vie de la baronne. Au lieu de l’humble mansarde qui lui servait d’asile, au lieu de ses vêtements misérables et d’une nourriture malsaine, elle alla occuper un joli logement dans le plus beau quartier de la ville, elle acheta des habits magnifiques, eut une table supérieurement servie, qu’elle partageait avec l’étranger devenu son commensal de tous les jours, et prit part enfin à tous les plaisirs publics dont jouissait la capitale.

Toutefois cette amélioration de fortune de sa mère, ce bien-être, qu’elle devait visiblement à l’étranger, n’apportèrent à Aurélia aucun avantage : elle restait aussi chétivement vêtue qu’auparavant, et tristement reléguée dans sa chambre, quand la baronne courait avec son cavalier où le plaisir l’appelait.

L’étranger, quoiqu’il touchât presque à la quarantaine, avait conservé une certaine fraîcheur de jeunesse ; il était grand, bien pris dans sa taille, et sa figure pouvait passer pour une belle tête d’homme. Malgré tout cela, il déplaisait à Aurélia, à cause de ses manières toujours triviales, communes et basses, en dépit de ses efforts pour se donner l’air distingué.

Peu-à-peu, il vint à poursuivre Aurélia de regards qui inspiraient à celle-ci un effroi instinctif, et même une horreur dont elle ne pouvait se rendre compte. Jamais, jusqu’alors, la baronne n’avait daigné adresser à Aurélia un seul mot concernant l’étranger, quand elle lui fit spontanément connaître son nom, en ajoutant que le baron était un de ses parents éloignés et puissamment riche. Elle vanta, à plusieurs reprises, sa figure et ses avantages devant Aurélia, et finissait toujours par lui demander ce qu’elle en pensait et s’il lui plaisait. Aurélia ne cachait nullement l’aversion profonde qu’elle éprouvait pour l’étranger : sa mère alors lui lançait un regard fait pour lui causer une impression de terreur, et, d’un air de mépris, l’appelait une petite sotte !

Mais la baronne ne tarda pas à se montrer plus aimable qu’elle n’avait jamais été ; elle donna à Aurélia de jolies robes, de riches parures, et la fit participer à tous ses divertissements. L’étranger de son côté s’appliquait de plus en plus à captiver ses bonnes grâces, et ne parvint pourtant qu’à se rendre plus désagréable à ses yeux. Mais Aurélia devait subir une épreuve bien plus révoltante pour sa pudeur et ses sentiments délicats. Un hasard funeste l’obligea d’être le secret témoin des rapports criminels de sa mère avec l’odieux étranger, et quelques jours après, celui-ci, dans un accès de délire à moitié causé par l’ivresse, osa la serrer elle-même dans ses bras d’une manière qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses intentions abominables. Le désespoir lui donna dans cette circonstance une force surhumaine ; elle repoussa l’agresseur si violemment qu’il tomba à la renverse, et elle se sauva dans sa chambre où elle s’enferma.

Alors la baronne lui déclara tout froidement et très positivement que, l’étranger pourvoyant à leur entretien, elle n’avait nullement envie de retomber dans sa première misère ; que toute minauderie et tout scrupule étaient aussi inutiles que déplacés, et qu’enfin Aurélia devait s’abandonner absolument à la volonté de cet homme, qui menaçait autrement de les délaisser. Et, loin d’être touchée des larmes amères de sa fille, au lieu d’avoir égard à ses supplications lamentables, la mère dénaturée se mit à lui dépeindre, en riant effrontément tout haut, les enivrants plaisirs auxquels elle allait être initiée, et avec une telle licence d’expressions, avec une dérision si affreuse de tout sentiment honnête, qu’Aurélia fut saisie malgré elle d’une indicible frayeur.

Se voyant perdue et sans autre chance de salut qu’une fuite immédiate, elle était parvenue à se procurer la clé de la porte extérieure de la maison. Elle fit le soir un paquet d’un petit nombre d’effets les plus indispensables, et, minuit déjà sonné, croyant sa mère parfaitement endormie, elle traversait sans bruit le vestibule faiblement éclairé, et était sur le point de sortir, quand la porte s’ouvrit avec fracas, et elle entendit monter l’escalier d’un pas lourd et bruyant. La baronne, vêtue d’un jupon sale et déchiré, s’élança dans l’antichambre et se précipita aux genoux d’Aurélia.

Sa poitrine et ses bras étaient nus, ses cheveux gris flottaient en désordre autour de sa tête ; sur ses pas entra l’étranger armé d’un énorme bâton, et qui, la saisissant avec rage par les cheveux, se mit à la traîner sur le parquet et à la maltraiter cruellement, en s’écriant d’une voix perçante : « Attends ! attends, infâme sorcière ! monstre infernal ! je vais te servir un digne repas de noces. » La baronne terrifiée jeta un cri déchirant, et Aurélia, à peine maîtresse de ses sens, s’élança vers une croisée ouverte en criant au secours !

Justement une patrouille armée passait dans la rue, et elle força aussitôt l’entrée de la maison. « Saisissez-le, cria la baronne aux soldats dans des convulsions de rage et de douleur, tenez-le ferme ! Regardez à son dos : c’est… » La baronne n’eut pas plutôt prononcé le nom, que le sergent de police, qui commandait la patrouille, dit avec un transport de joie : « Hoho ! nous te tenons donc à la fin ? Urian ! » En même temps les autres maintenaient vigoureusement l’étranger, et, en dépit de sa résistance énergique, ils l’emmenèrent avec eux.

Malgré tout ce qui venait de se passer, la baronne avait parfaitement deviné le projet d’Aurélia. Cependant elle se borna à la prendre par le bras d’une manière assez rude, et à la faire rentrer dans sa chambre, où elle l’enferma sans lui adresser la moindre parole. Le lendemain, la baronne sortit de grand matin et ne rentra que fort tard dans la soirée, de sorte qu’Aurélia, emprisonnée dans sa chambre sans que personne pût la voir ou l’entendre, fut obligée de passer toute la journée privée de nourriture.

Durant plusieurs jours ce fut à peu près le même manège de la part de la baronne. Souvent elle regardait sa fille d’un œil étincelant de colère, puis elle paraissait en proie à une lutte intérieure et dans l’indécision de ce qu’elle devait faire. Enfin, un soir, elle reçut une lettre qui parut lui causer une certaine joie. Après l’avoir lue, elle dit à Aurélia : « Impertinente créature ! c’est toi qui es cause de tout cela : mais enfin à présent le mal est réparé, et je souhaite même que tu échappes à la malédiction terrible prononcée, pour la punition, par le génie du mal. » Aurélia, séparée de l’homme affreux qu’elle redoutait, ne songeait plus à s’enfuir, et sa mère lui rendit quelque liberté.

Quelque temps s’était écoulé, lorsqu’un jour, Aurélia, se trouvant seule et assise dans sa chambre, entendit un grand tumulte s’élever dans la rue. La femme de chambre accourut et lui apprit qu’on allait voir passer le fils du bourreau de ***, qui avait été marqué pour crime de vol et d’assassinat, et qui s’était sauvé de la maison de correction où il était détenu. Aurélia se leva en chancelant, frappée d’un étrange pressentiment, et s’approcha de la fenêtre :elle ne s’était pas trompée, elle reconnut l’étranger qu’on ramenait à la prison étroitement garrotté dans une charrette et sous bonne escorte. Mais elle tomba en arriére sur un fauteuil, et presque inanimée, quand cet homme odieux jeta en passant, sur elle, un regard des plus farouches, et de son poing fermé parut lui adresser un geste menaçant.

La baronne continuait à faire des absences assez longues, et laissait toujours seule à la maison Aurélia, qui menait ainsi une vie triste et pénible, en proie à mille inquiétudes et dans l’appréhension de quelque événement funeste, impossible à prévenir.

La femme de chambre, qui d’ailleurs n’était entrée dans la maison que depuis la nuit fatale, et qui ne parlait sans doute que sur ouï-dire, avait confirmé à Aurélia l’intimité des relations de sa mère avec l’étranger, ajoutant que, dans toute la ville, on plaignait vivement la baronne d’avoir été abusée d’une manière aussi indigne et par un scélérat si infâme. Aurélia ne savait que trop bien que les choses s’étaient passées tout différemment. Elle ne pouvait admettre d’ailleurs que les gardes de police au moins, qui avaient opéré l’arrestation, ne sussent pas à quoi s’en tenir sur les rapports qu’avait eus le fils du bourreau avec la baronne, quand celle-ci l’avait désigné par son véritable nom, et leur avait révélé la secrète marque d’infamie qui devait constater son identité.

Il n’était donc pas extraordinaire que la femme de chambre fit allusion quelquefois, d’une manière détournée, aux propos équivoques qui circulaient à ce sujet. On prétendait même que la cour de justice criminelle s’était livrée à une enquête sévère, et que la baronne s’était vue menacée de l’emprisonnement, par suite des étranges révélations de ce misérable fils du bourreau. — Et la pauvre Aurélia n’avait-elle pas une nouvelle preuve des sentiments corrompus de sa mère, qui persistait à séjourner dans la capitale après cet horrible éclat.

À la fin pourtant, la baronne, forcée de se soustraire aux soupçons les plus graves et les plus honteux, se décida à fuir dans un pays éloigne. C’est dans ce voyage qu’elle arriva au château du comte, et nous avons raconté plus haut ce qui s’y passa. Aurélia devait se trouver au comble du bonheur d’être enfin délivrée de tant de craintes et de soucis ; mais quelle fut, hélas ! son extrême épouvante, quand, ayant avec épanchement parlé à sa mère de son amour, de son espoir dans son avenir doux et prospère, elle entendit celle-ci s’écrier d’une voix courroucée, et les yeux enflammés de rage : « Tu es née pour mon malheur, créature abjecte et maudite ! mais vas ! au sein même de ta félicité chimérique, la vengeance des enfers saura t’atteindre, si une mort imprévue me ravit à la terre ! Dans ces crises horribles, qui me sont restées comme le fruit de ta naissance, Satan lui-même… »Ici Aurélia s’arrêta, et, se jetant au cou d’Hypolite, elle le conjura de vouloir bien la dispenser de répéter tout ce qu’avait inspiré à la baronne une frénésie enragée ; car elle avait l’âme brisée au souvenir de l’horrible malédiction proférée par sa mère dans l’égarement de son sauvage délire, et dont l’atrocité surpassait toutes les prévisions imaginables. — Le comte s’efforça, autant qu’il put, de consoler son épouse, quoiqu’il se sentit pénétré lui-même d’un mortel frisson de terreur. Redevenu plus calme, il fut obligé de s’avouer encore que, bien que la baronne fût morte, la profonde abjection de sa vie jetait sur sa propre destinée un sombre et lugubre reflet. Déjà la réalité de cette influence sinistre lui semblait évidente et palpable.

Peu de temps après, un grave changement se manifesta dans l’état d’Aurélia. Ses yeux éteints, sa pâleur livide semblaient des symptômes d’une maladie particulière, tandis que l’agitation et le trouble mêlé de stupeur de son esprit laissaient pressentir qu’un nouveau secret était la cause de son anxiété et de ses souffrances. Elle fuyait même la présence de son mari, tantôt s’enfermant dans sa chambre des heures entières, tantôt cherchant la solitude dans les endroits du parc les plus écartés. À son retour, la rougeur de ses yeux témoignait des pleurs répandus, et, dans l’altération de tous ses traits, on devinait qu’elle avait eu à lutter contre d’affreuse angoisses.

Le comte chercha vainement à découvrir le véritable motif de ce funeste dérangement. À la fin il tomba dans un morne découragement, et les conjectures d’un médecin célèbre qu’il avait mandé, ne parvinrent pas à le consoler. Celui-ci attribuait au changement de position de la comtesse, c’est-à-dire à son mariage, cette surexcitation de sensibilité et les visions menaçantes dont elle était poursuivie,affirmant qu’on pouvait en augurer que bientôt un doux fruit naîtrait de l’union fortunée des deux époux.

Un jour même, étant à table avec le comte et la comtesse, le docteur hasarda plusieurs allusions a l’état de grossesse supposé d’Aurélia. Celle-ci ne paraissait nullement s’occuper des discours du médecin ; mais elle manifesta tout d’un coup l’attention la plus vive, lorsqu’il se mit à parler des envies extraordinaires que les femmes éprouvent souvent dans cet état, et auxquelles il est impossible qu’elles résistent sans préjudice pour leur enfant, et même quand elles savent que leur santé en sera compromise. La comtesse accabla le docteur de ses questions, et celui-ci ne se lassa pas de raconter alors, et d’après l’expérience d’une longue pratique, les faits de ce genre les plus singuliers et les plus comiques.

« Cependant, disait-il, on a des exemples d’envies bien autrement inconcevables , et qui ont fait commettre à certaines femmes les actions les plus atroces. C’est ainsi que la femme d’un forgeron fut attaquée d’un désir si violent de manger de la chair de son mari, qu’elle en perdit le repos, jusqu’à ce qu’un jour à la fin, celui-ci étant rentré ivre à la maison, elle se jeta sur lui à l’improviste, armé d’un grand couteau, et le déchira avec ses dents si cruellement, qu’il survécut à peine quelques heures. » — Le docteur parlait encore quand on vit la comtesse tomber évanouie dans son fauteuil, et avec des convulsions telles qu’on pouvait craindre pour sa vie. Le médecin dut reconnaître combien il avait agi imprudemment en racontant cette histoire épouvantable devant une femme dont les nerfs étaient aussi délicats.

Toutefois cette crise paraissait avoir produit un effet salutaire sur la santé d’Aurélia, et elle avait recouvré en partie sa tranquillité. Mais bientôt, hélas ! les bizarreries multipliées de sa conduite, son excessive pâleur toujours croissante, et le feu sombre de ses regards vinrent rejeter dans l’esprit du comte les soupçons les plus alarmants. La circonstance la plus inexplicable de l’état de la comtesse était l’abstinence complète qu’on lui voyait garder ; bien plus, elle montrait pour toute espèce de nourriture, et pour la viande surtout, une répugnance invincible, au point qu’elle était souvent réduite à se lever de table avec les signes les plus énergiques de dégoût et d’horreur. — Les soins du médecin furent sans aucun résultat ; car les supplications les plus tendres et les plus pressantes d’Hypolite avaient été vaines pour décider la comtesse à prendre une seule goutte des remèdes ordonnés.

Cependant plusieurs semaines, des mois s’étaient écoulés depuis que la comtesse s’obstinait à ne point manger, et il restait incompréhensible qu’elle pût continuer à vivre ainsi. Le docteur pensa qu’il y avait là-dessous quelque chose de mystérieux et de surnaturel, et il prit un prétexte pour quitter le château. Mais le comte n’eut pas de peine à comprendre que ce départ subit n’avait point d’autre motif que l’état presque phénoménal de sa femme qui déroutait toute l’habileté de la science, et que le docteur s’éloignait pour ne pas rester davantage spectateur inutile d’une maladie énigmatique et indéfinissable, qu’il n’avait même pas la faculté de combattre.

On peut imaginer de quels embarras et de quels soucis le comte devait être accablé. Mais tout cela n’était pas encore assez. Un matin, un vieux et fidèle serviteur d’Hypolite saisit un moment favorable pour l’entretenir en particulier, et il lui apprit que la comtesse, chaque nuit, sortait du château pour n’y rentrer qu’à la pointe du jour. Le comte resta confondu à cette nouvelle. Il se souvint aussitôt que, depuis un certain temps, en effet, à l’heure de minuit, il était surpris par un sommeil accablant, ce qu’il attribua alors à quelque narcotique que lui faisait prendre Aurélia pour pouvoir quitter, sans être aperçue, la chambre à coucher qu’elle partageait avec le comte, contrairement à l’usage reçu parmi les personnes d’un certain rang.

Les plus noirs pressentiments vinrent assiéger Hypolite. Il pensa au caractère diabolique de la mère d’Aurélia qui commençait peut-être à se révéler maintenant dans la fille ; il pensa à de coupables intrigues, à un commerce adultère, enfin au maudit fils du bourreau. Bref, la nuit prochain devait lui dévoiler le fatal mystère qui pouvait seul occasioner l’étrange dérangement de la comtesse.

Celle-ci avait l’habitude de préparer elle-même, tous les soirs, le thé pour son mari, et se retirait ensuite. Ce jour-là le comte s’abstint d’en boire pendant la lecture qu’il avait coutume de faire dans son lit, et, quand minuit vint, il n’éprouva point, comme à l’ordinaire, l’espèce de léthargie qui le surprenait à cette heure ; cependant il feignit de s’assoupir, et parut bientôt après comme profondément endormi. Alors la comtesse se glissa doucement hors de son lit, elle s’approcha de celui du comte, et, après avoir passé une lumière devant son visage, elle sortit de la chambre avec précaution.

Le cœur d’Hypolite battait violemment ; il se leva, jeta un manteau sur ses épaules, et s’élança sur la trace de sa femme, qui déjà l’avait devancé de beaucoup. Mais la lune brillait dans son plein, et il put aisément distinguer de loin Aurélia, enveloppée d’un négligé de nuit blanc. Elle traversa le parc, se dirigeant vers le cimetière, et près du mur qui lui servait d’enceinte elle disparut. Le comte arrive au même endroit, et devant lui, à quelques pas de distance, il voit aux rayons de la lune un cercle effroyable de fantômes ou de vieilles femmes à demi-nues, échevelées et accroupies par terre, autour du cadavre d’un homme dont elles se disputent les lambeaux de chair qu’elles dévorent avec une avidité de vautours. — Aurélia est au milieu d’elles !...

Le comte s’enfuit en courant au hasard, saisi d’une horreur inouïe, stupéfait, glacé par un frisson mortel, et se croyant poursuivi par les furies de l’enfer. À la pointe du jour, et baigné de sueur, il se retrouva à l’entrée du château. Involontairement, et maître à peine de ses idées, il monte rapidement l’escalier et se précipite, en traversant les appartements, vers la chambre à coucher. Il y trouva la comtesse, paraissant plongée dans un sommeil doux et paisible. Alors il essaya de se persuader à lui-même qu’il avait été le jouet d’un rêve abominable, et quand il reconnut, à son manteau mouillé par la rosée du matin, la réalité de son excursion nocturne, il voulut encore supposer qu’une illusion de ses sens, une vision fantastique l’avait abusé et lui avait causé cet effroi mortel. Il quitta la chambre sans attendre le réveil de la comtesse, s’habilla et monta à cheval. Cette promenade équestre par une belle matinée, à travers des bosquets odoriférants animés du chant joyeux des oiseaux, rafraîchirent ses sens et dissipèrent l’impression funeste des images de la nuit.

Reposé et consolé, il rentra au château à l’heure du déjeuner. Mais lorsqu’il fut à table avec la comtesse, et qu’on eut servi de la viande devant eux, Aurélia s’étant levée pour sortir avec tous les signes d’une aversion insurmontable, le comte vit alors se représenter à son esprit, avec toutes les couleurs de la vérité, le spectacle affreux de la nuit. Dans le transport de sa fureur, il se leva et cria d’une voix terrible : « Maudite engeance d’enfer ! je comprends ton aversion pour la nourriture des hommes : c’est du sein des tombeaux, femme exécrable, que tu tires les repas qui font tes délices ! » Mais à peine le comte eut-il prononcé énergiquement ces paroles, qu’Aurélia, poussant un hurlement effroyable, se précipita sur lui, et, avec la rage d’une hyène, le mordit dans la poitrine. Le comte terrassa la furieuse, qui expira sur-le-champ au milieu d’horribles convulsions… Et lui tomba dans le délire.

P.-S.

Traduit par Henry Egmont

Extrait de "Les Frères Sérapion". Les Frères de Saint-Sérapion (Die Serapionsbrüder) sont un recueil de nouvelles paru à Berlin entre 1819 et 1821 en 4 volumes.

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