Introduction
« La maîtrise du destin, éternel combat de l’homme, serait-elle l’entreprise conjuguée des forces occultes ? » (LFC, quatrième de couverture). Bernard Mouralis se pose clairement la question prépondérante que soulève La flamme des crépuscules. Face à la crise de conscience qui mine le continent africain, Jean René Ovono Mendame nous enjoint d’explorer un sujet polémique aujourd’hui : l’homme en perpétuelle lutte pour sauvegarder sa culture ou pour s’approprier la culture de l’Autre. Vu sous cet angle, le contexte africain étant riche d’expériences culturelles, de langues sur fond d’histoire commune, la poétique transculturelle est la méthode la mieux adaptée pour analyser le roman car « la poétique transculturelle étudie comment les textes littéraires qui renferment en eux des référents aux catégories générales de la littérature (genres, thèmes ou motifs) mais aussi des catégories historiques (symbolique culturelles spécifiques) se différencient les uns les autres à partir des catégories en partie conventionnelles » (Josias Semunjanga, 1999 : p.28). Il faut dire que Jean René Ovono Mendame soulève le problème de la sorcellerie qui, selon lui, revêt plusieurs acceptions selon le contexte tout en cultivant une certaine ambigüité quant à sa définition, son utilité et sa pratique. Il y a d’un côté, la pratique du tradi-thérapeute, celle du Sage du village ou poète sourcier et de l’autre côté, les pratiques d’un être démoniaque visant à nuire à l’homme. Par conséquent, l’expérience personnelle du narrateur laisse poindre une approche qui va dans le sens d’une pratique qui se manifeste de façon plurielle. De fait, un ensemble hétérogène de pratiques soit magiques, soit religieuses ou médicales, qui ont indifféremment perduré tout au long de l’histoire. La flamme des crépuscules met en scène le procès axiologique qui établit le nécessaire lien entre sujet écrivant et le monde représenté, il joue sur plusieurs schémas énonciatifs enchâssés. Même si la structure narrative du roman est assez complexe compte tenu du récit, tour à tour, diégétique et métadiégétique. L’idéologisation du texte organise l’espace socioculturel et mental, sous le paradigme de l’intersubjectivité à travers une poétique transculturelle « qui vise à montrer comment une œuvre artistique dévoile la culture de « Soi » et de l’ « Autre » par des coupes transversales sur les genres artistiques et littéraires. » (Josias Semunjanga, 1999 : p.20.) En effet, la poétique transculturelle dévoile mieux la culture de Soi et de l’Autre en phagocytant différentes formes esthétiques pour donner au récit un effet de poéticité. Il s’agira ici de mettre le couvert sur des problèmes culturels épineux en Afrique à partir d’interrogations suscitées par l’émergence progressive des consciences.
I - La conscience historique restaurée
La conscience historique implique la réhabilitation des rites du passé déterminant l’itinéraire et le développement personnel. Elle contribue à la construction d’une identité culturelle qui émancipe l’homme et lui permet d’assurer son avenir. On a pu observer que les connaissances du passé en Afrique avaient pu être conservées par des documents historiques précoloniaux mais aussi par des récits oraux transmis de génération en génération. De tradition orale, les fang du Gabon ont rassemblé des détails de la transmission des valeurs et de la répartition du pouvoir qui rythmaient la vie des villageois. Les données historiographiques reposent alors, en partie, sur des études anthropologiques et ethnographiques des explorateurs ou des administrateurs coloniaux qui ont pu appréhender les coutumes des pays colonisés. Avant l’arrivée des missionnaires, une étude doxographique de l’ethnie fang montrait qu’elle avait une croyance axée sur les rites de l’Ande (purification), Melane ou Bieri (production) et Ngï (protection). En l’occurrence, La flamme des crépuscules met en lumière l’autre réalité des rites traditionnels dénotant à la fois de la croyance religieuse, de l’organisation socio-politique et de l’éthique médicale. On peut déceler, d’entrée de jeu, le regret du narrateur face à la déperdition des pouvoirs mystiques des maîtres de cérémonies rituels qui emportaient dans leur tombe l’héritage séculaire : Quel malheur qu’un trésor ne soit plus aujourd’hui que légende ! Enemdumu savait scander les mots de puissances, des formules magiques au profit du grand village. (LFC, p.74.) Lorsqu’on se rapproche du narrateur, on y découvre, du même coup, dans un radieux ravissement, la force d’évocation des connaissances liées à la généalogie, à la cosmogonie, à la pédagogie. On voit que le récit de l’enfance au village et de la rupture avec les racines culturelles n’est pas un thème révolu, il est récurrent au fil des ans car il pose le problème du choix complexe entre une mémoire historique mal conservée et un avenir de plus en plus chancelant. Ludovic Emane Obiang avec L’enfant des masques en 1999 avait déjà soulevé, par le biais des masques antiques fang, certains aspects contestables du progrès et du bonheur. Ipso facto, Boniface Mongo Mboussa avance : Les observateurs de la littérature africaine ne cessent d’analyser celle-ci en terme de ruptures, disqualifiant ainsi, de manière insidieuse les classiques, or, en art, la notion de progrès est discutable et l’innovation n’est pas toujours synonyme de supériorité. (Boniface Mongo Mboussa 2002 : p.15.) Le roman de Jean René Ovono Mendame trouve un écho retentissant dans la société gabonaise contemporaine. L’espace urbain où l’on vit renvoie presque toujours au schème des coutumes perdues (milieu rural), tout au plus, par rapport à l’axe de la logique narrative et son corollaire (le départ). Florence Paravy l’explique : L’urbanisation galopante, l’exode rural, l’émigration, l’occidentalisation des mœurs et des mentalités ont, en quelque sorte, éloigné l’homme contemporain du village et de ses valeurs symboliques conventionnelles. (Florence Paravy 1999 : p.21.) Jean René Ovono Mendame compare cette économie déviationniste à une « randonnée apocalyptique sans le moindre cri de conscience » où un dieu chargé de munitions a remplacé « Ebibi-mbê, le vénérable bwitiste » (LFC, p.194.) Il est vrai que quelques citadins conservent bon nombre de valeurs traditionnelles et perpétuent certains rites en pleine ville. Mais il n’est pas souvent aisé de pratiquer certains cultes animistes, le contexte et le lieu ne s’y prêtant pas. Cependant, on note une large expansion des pratiques bwitistes (le Bwiti est un rite initiatique du Gabon) en ville. Les initiateurs y recréent une ambiance rustique et champêtre afin de mettre des néophytes dans une atmosphère rurale. Laurent Owondo en parlait déjà dans Au bout du silence où l’aïeul Rèdiwa apprend à son petit-fils en pleine ville comment invoquer sa lignée sous l’œil avisé d’Ombre : Ombre observait. Elle écoutait Anka égrener d’une voix monocorde les noms de ses ancêtres. L’aïeul hochait la tête, visiblement satisfait de ce que disait l’enfant. Parfois, il l’interrompait pour rectifier une erreur… (ABS, p.28). Par ailleurs, dans La flamme des crépuscules, la déclinaison des noms attribués par ses ancêtres explique la nature complexe des pouvoirs occultes de l’homme-animal partagé entre le désir de porter secours à son prochain ou de lui nuire :
- Moi Afugu, fils de Zé Obam de Mang-Ossi, agis par la force des esprits, à la demande de Dzopété. Si tu es animal, libère mon chemin et rentre dans tes forêts ! Mais reste si tu es mandaté et t’opposes à mon ouvrage ! (LFC, p.143.)
Outre la conservation de la mémoire collective d’un peuple et l’apprentissage de la cosmogonie terrestre, apprendre la généalogie à chaque descendant d’une même famille, est primordial dans la succession des évènements qui vont jalonner la vie d’un individu. C’est la raison pour laquelle le changement d’ethnonyme entrave l’ascension et la libération du « dzopétéen », s’il retourne constamment à Dzopété (nom d’un village), c’est parce qu’il est le fleuron de l’histoire qui permet à l’homme de se connaître lui-même. Une histoire à partir de laquelle il doit redessiner un schéma moteur destinant le poète sourcier à la libération des consciences. Et, l’ambition du Sage du village se résume dans cette introspection initiatique ayant pour but d’amener à forger une conception rénovée de l’humanisme. Comme dans toute initiation au sein de l’aba’a (case à palabre des hommes), on y apprend que la culture doit servir positivement et non pas asservir. Ce que déplore le narrateur c’est la prolifération des « sorciers » entretenant des relations conflictuelles d’anthropophagie dans un champ social où règnent la paranoïa, le soupçon, la persécution et l’absence d’humanisme. La flamme est un esprit éclairé qui se libère des esprits maléfiques et empêche le mal de se généraliser. Mais difficile de se défaire d’une sphère sociale, où tout est régi par la communauté, pour assumer individuellement son destin. C’est en Otoukaza qu’on retrouve cette exigence d’exercer le libre arbitre, puisse-t-il être périlleux, qui engage l’être. On pourrait établir un parallèle avec Au bout du silence de Laurent Owondo dans lequel les déguerpis vivent l’expropriation de la terre de leurs Ancêtres comme un arrachement, une forme de désintégration culturelle, de désagrégation communautaire. La cassure s’opère lorsqu’il faut quitter la terre ancestrale pour « Petite Venise » et Ombre (personnage) regrette cette « contrée mère devenue pourrissoir » (ABS, p.18) : Alors elle s’affola et se mit à maudire l’époque. Elle la soupçonnait de porter en germe son tourment. La voilà qui désirait remonter le temps où le peuple de la vallée n’était pas encore un peuple d’amants. (ABS, pp.17-18). A ce stade, Laurent Owondo trouve que l’accouplement des pratiques nuisibles aux pratiques culturelles authentiques que l’on gagnerait à préserver est une gabegie. Tout comme l’auteur il dénonce la « sorcellerie anthropophagie » (Emmanuel Kamdem, Management et interculturalité en Afrique : expérience camerounaise, les Presses de l’Université de Laval, 2002, p.290) liée aux pratiques culturelles et managériales en Afrique. Au lieu de conserver des pratiques qui contribuaient à soigner l’esprit, les sorciers anthropophages pervertissent l’esprit humain en faisant de « Dzopété » un lieu de chasse aux sorciers.
C’est dans ce contexte socio-culturel d’émergence de la conscience historique que des écrivains tels que Jean René Ovono Mendame axent leur critique sur la sauvegarde du patrimoine médical légué par les habitants de la grande forêt équatoriale. Selon lui, ce patrimoine fait partie de la culture gabonaise, constitue la flamme qui doit éclairer l’homme tout au long de sa vie. Selon le narrateur, il faudrait s’affranchir du déterminisme socio-historique qui a conditionné l’esprit des populations afin d’assumer son destin. On peut retrouver aujourd’hui des préceptes moraux traditionnels dans certains ouvrages historiques n’ayant pas subi de recension. L’ouvrage de Prince Birinda de Boudieguy, La Bible secrète des noirs selon le Bouity regorge de préceptes bibliques de la sagesse Bantoue dans les zones rurales. Ce rite ancien (Bwiti, parfois écrit Bwete ou Bouity) demeuré secret était basé sur ce précepte fang : « egnegue é mot bok a ne wa gniegue wa miene » (Je traduis ce terme fang : l’amour de l’autre est amour de soi). Ainsi qu’on a pu l’entendre ci et là, le Bwiti n’y est pas perçu comme une secte ou une religion mais comme la main tendue pour guider et accepter l’Autre. Parallèlement, Bidoumkô, considéré comme le sorcier anthropophage, représente le culte ancestral africain diabolisé et redouté de tous alors qu’en réalité, il maîtrise « la thérapie mystique » (LFC, p.200) pour sauver Abribem et les habitants de Dzopété de la léthargie dans laquelle ils sont plongés. Bidoumkô veut revenir aux fondamentaux de la classe des Beyem (je traduis ce terme fang : les Sages), afin de purifier le village voué aux gémonies. Fort de ces états généraux de la théorie critique gabonaise, Jean René Ovono Mendame a tenu compte de l’ampleur poétique des rites tels que le Bwiti avec le Colloque national (Séminaire interdisciplinaire sur le Bwiti organisé par le Laboratoire Universitaire de la Tradition Orale de l’Université Omar Bongo de Libreville en 2000) et international (au parc du Château d’Ô à Montpellier en 2002). Un regain d’intérêt anime de nombreux chercheurs américains, japonais et français qui s’intéressent au « bois sacré », (Tabernanthe iboga pilé). On peut alors se poser cette question aujourd’hui : pourquoi ces rites suscitent-ils autant d’intérêt ? Une étude (Simon-Pierre Mvone Ndong, Bwiti et christianisme. Approche philosophique et théologique) menée sur les églises au Gabon révèle que des curés aussi bien européens qu’africains des paroisses gabonaises s’accordent pour s’initier aux cultes animistes. Simple curiosité ou besoin de contrôler un secteur en plein essor ? Pour le « dzopétéen », ce désir d’aller vers ses racines est source d’autonomie et d’émancipation, d’accord avec le Dieu bwitiste fang « Ngil » ou « Mwanga » et surtout avec la cérémonie de « Dika » qui attire la communauté scientifique internationale car elle assure la protection contre les attaques mystiques de personnes mal intentionnées. Surtout, il contribue à développer les potentiels dont on dispose, de voir et de contourner les embûches semées sur le chemin de la vie afin d’aborder l’avenir avec sérénité.
En revanche, la transmission des savoirs initiatiques est quelque peu laminée par une controverse qui se cristallise autour du secret. N’est pas habilité à transmettre qui veut. La transmission est dévolue aux initiés et ne doit faire l’objet d’aucun savoir académique. On en vient au silence qui réduit à néant les efforts de transmission livresque. Car il y a des seuils à ne pas franchir, qu’il s’agisse du Bwiti, du Melane, du Bieri ou du Njembè (noms de rites initiatiques gabonais), l’écrivain se garde souvent bien de ne dévoiler que l’aspect superficiel de ces pratiques rituelles (maquillage au kaolin rouge et blanc, danse-thérapie au sein du mbanja ou temple, transe de possession rituelle, manducation de tabernanthe iboga). Il s’avère qu’un double bind scinde la conscience ancestrale, le désir de ne point violer les interdits liés aux rites et la volonté de sauvegarder le savoir traditionnel. Ainsi, le rite de protection de l’enfant à la naissance présidé par Enemdumu n’est que partiellement livré par Jean René Ovono Mendame : Il plongeait le bidule dans une cuvette à moitié remplie d’herbes et d’écorces. Le nouveau-né y était immergé par des mains sacrées. (…) Mais il appartenait au seul mage, détenteur de l’amulette enchanteresse, de juger du regard, le nouveau-né éligible au rite sacré. (LFC, p.74.) Relever la chape du silence, serait un affront pour les maîtres initiateurs qui ne tolèrent aucune divulgation du secret rituel aux profanes. Pour ce faire, les études ethnographiques et anthropologiques sur les rites initiatiques gabonais se gardent aussi parfois de révéler les temps forts des différents rites culturels. Chaque aspect qu’ils abordent est contrôlé par des modérateurs (la notion de tabou étant respectée car liée à une éventuelle malédiction), censuré par les informateurs (souvent les maîtres initiateurs ou des initiés) qui ne dévoilent que certaines étapes du rituel. Or, on sait bien que l’authenticité des études historiques repose, en grande partie, sur des témoignages recueillis sur le terrain.
II - Une conscience culturelle en plein essor
La libération de l’homme passe par la culture, la culture entendue comme instruction et connaissance de soi et du monde. Un homme cultivé est celui qui pose un acte de transformation sociale après s’être libéré de la domination de l’esprit. En parlant de culture, Papa Alioune Ndao avance :
Si vous le voulez bien, nous tâcherons de définir le mot en fonction de l’Enseignement et de la Civilisation. Nous dirons que la culture est à l’Enseignement ce que l’artiste est à l’ouvrier. Elle est imagination, esprit actif car il y a dans le mot, l’idée d’un dynamisme créateur. (Papa Alioune Ndao 2008 : p.174.)
Dans La flamme des crépuscules, l’école africaine dévoyée est incarnée par Bébé, sa conscience culturelle est étouffée par les pratiques non maitrisées et exogènes qui n’ont aucun rapport avec le mode d’organisation sociale à Dzopété. D’un côté, il y a l’aliénation sociale perçue comme la malédiction, le mal errant dans tous les recoins du village. De l’autre côté, Biyang est le « Morebiloak » (je traduis littéralement ce terme fang : l’homme qui connaît les vertus des plantes), qui garde jalousement le secret des plantes médicinales, il évacue la pièce pour examiner Doudou : L’homme sortit des feuilles enroulées à la forme d’un entonnoir. Il y avait sûrement à l’intérieur des herbes écrasées ou bien des ramures d’écorces. Quelque chose comme ça… personne d’autre que lui-même ne connaissait le secret de l’amulette qu’il tenait en main (LFC, p.120.) À travers une anamnèse, le récit des étapes de progression du malade, des passages corrosifs à l’issue corrodée par la patience, la communion et la compassion dont les sucs se dissolvent en guérison efficace. Une hétéroglossie anthropologique permet ainsi de penser l’art comme réparateur, libérateur sur un sujet dont toute étude clinique aurait démontré un déséquilibre psychique, il ne s’agit point ici d’art-thérapie mais des vertus thérapeutiques proposées par un maître bwitiste qui maîtrise l’art de doser l’ibogaïne nécessaire à la guérison d’un patient. Le culte demande une certaine représentation artistique de la confection du temple à la décoration du corps des impétrants. Simon-Pierre Ezéchiel Mvone Ndong évoquait lui-même dans sa thèse « Médecine traditionnelle entre rationalité et spiritualité. Réflexion éthique et épistémologique sur l’approche africaine de la médecine : le cas du Gabon », la nécessité d’avoir recourt à la médecine traditionnelle dans un contexte où la médecine moderne s’avère parfois dispendieuse pour une couche de la population à très faibles revenus. Selon lui, il est indispensable de s’ouvrir aux autres cultures mais cela ne doit pas se faire au détriment de sa propre culture. Avant de procéder à une quelconque intervention, les Anciens après maints tumultes conciliabulaires et conclaves, donnent l’autorisation au Nganga (je traduis : guérisseur) :
- Tu as notre soutien total, le soutien de la Justice, de l’Administration pour procéder à cette opération de chirurgie mystique. Ils ne te feront rien, du moins matériellement. Les dénonciations que tu vas faire constituent un acte humanitaire. Elles ne t’exposeront à aucune agression macroscopique. (LFC, p.193).
La force d’agir, d’être en contrôle redéfinit une culture qui protège l’homme de la folie de la solitude. La conscience culturelle invite à être soi-même sans complexe, tout en tenant compte de la part positive de la culture de l’autre. C’est ce que propose la démarche senghorienne par rapport à la conscience culturelle, Josiane Nespoulous-Neuville affirme : Son itinéraire a été un mouvement vers les profondeurs, à la recherche d’un dénominateur commun de l’être par-delà les circonstances historiques et culturelles. Il est parti à la recherche d’une connaissance et d’un accord entre les civilisations dont les différences doivent devenir sources d’enrichissement pour l’homme (Josiane Nespoulous-Neuville 1988 : p. 31.)
Bidoumko est le personnage radical qui rompt avec cette conception senghorienne de la culture et refuse l’assimilation. Bon nombre de rites sont demeurés enlisés dans les méandres de l’oubli, cet oubli relèverait de l’inconscience. Tout bien considéré, le respect de la hiérarchie, la transmission du pouvoir mystique et le culte des Ancêtres apparaissent comme des valeurs désuètes. C’est pourquoi Bidoumkô est perçu comme le personnage chtonien tributaire de l’éducation traditionnelle. A ce titre, il démontre que l’école éloigne les enfants du village en brouillant les pistes et en les maintenant dans l’acceptation de la servilité : « Rester au village est la meilleure école pour eux » (LFC, p.101). Relativement à la question de la réforme de l’école et de la religion, la foi de quelques habitants de Dzopété est mise à mal. Après avoir fissuré quelque peu le mur idéologique, aujourd’hui, ils se heurtent à une barrière d’ordre psychologique. Actuellement, on observe encore ce fait de société au Gabon où des initiés continuent à assister à des veillées bwitistes le samedi et le dimanche se rendent à l’église. À « Dzopété », c’est le cas de Bidoumkô, personnage représentatif du syncrétisme religieux et traditionnel, il est opposé à tout ce que l’administration coloniale a implanté (l’église, l’école du village…) mais se rend à l’église. Avant que cette malheureuse tornade ne l’emporte, la chapelle fut ce lieu saint où nous apprîmes la meilleure des leçons : l’amour. Aimons-nous les uns les autres ! C’est pourtant facile. Mais pourquoi l’homme n’arrive-t-il pas à le faire ? (…) Il faut agir sans attendre. Aujourd’hui même, je serai à Mang-Ossi, pour requérir les soins d’un Nganga. (LFC, p.137.) On perçoit clairement que la culture est un creuset de lutte où chaque culture tend à s’affirmer. Le désir de s’accrocher fermement à une religion ou de s’ouvrir à une autre religion est solidement établi dans les consciences et les mœurs. Otoukaza est ce personnage qui tranche le débat dans La flamme des crépuscules en avançant dans une logique selon laquelle il n’est ni animiste, ni chrétien, mais plutôt guidé par sa conscience. Ce que semble dire poétiquement Jean René Ovono Mendame, c’est que, lorsqu’on est à peine éclairé, il faut jongler avec une torche indigène enflammée et une ampoule électrique. Patrick Chamoiseau, en parlant de cette écriture où se profile parfois une dénégation culturelle avance : « C’est comme si nous étions décrochés de notre souffle vital » (Patrick Chamoiseau, 1997, p.71). Il est vrai qu’il faut penser sa théologie en l’adaptant à la vie contemporaine. Du reste, il faut tenir compte de l’aspect communautaire dans la culture africaine en prenant la mesure des dogmes qui restreignent l’initiative individuelle. Il ne s’agit pas d’autarcie culturelle mais de se libérer d’un schéma de pensée imposé afin de réhabiliter les valeurs culturelles. Le sociologue Jean-Marc Ela avait déjà abordé la question de l’inculturation de l’évangile en Afrique et celle du dialogue ente la foi et la culture liées à la missiologie : l’Africain est-il un « intrus » dans l’église catholique ? Cette question alimente un débat de fond plus contemporain, à partir des données culturelle et repense le monde du XXIème siècle afin d’affronter les nouveaux défis en humaniste, d’habiter l’espace transformé par l’industrialisation massive. Il ne s’agit pas de la sécularisation des idées passéistes, elle n’est pas repli sur soi mais repose sur la transculturalité, la révélation qu’il faut aller à la rencontre de soi et exprimer sa foi en s’inspirant du contexte actuelle. On décèle aisément des indices référentiels de l’attachement du romancier à la tradition fang, comme l’explique Juvénal Ngorwanubusa, « Si l’on devait chercher des sources, des rencontres de pensée voire d’expression à nos écrivains, c’est surtout vers le terroir de la savane sahélienne qu’il faudrait se tourner. » (Juvénal Ngorwanubusa, 1993 : p.327.) Les villageois de Dzopété sont des êtres vulnérables qui doivent se mettre en phase avec leurs ancêtres, honorer leur mémoire, écouter ce qu’ils ont à leur dire, revenir à la spiritualité africaine sans quoi ils ne sont que des hommes perdus. D’où cette interrogation qui les taraude sans cesse : « Où ressusciter les repères ensevelis dans les méandres de la turpitude et de l’aliénation ? » (LFC, p. 286). Il faut repartir à l’origine du « mal », de cette foi animiste qui était considérée comme le « mal », ce « mal » causait-il du tort aux Ancêtres ? Le narrateur déplore cette perte dans un passage : Biyang est mort ! Il n’y avait plus dans toute la contrée un maître d’herbes de sa facture morale, de sa compétence scientifique. Mort pour avoir voulu sauver. Il perdit sa vie contre celle d’un malade, la cause qu’il avait choisi de servir avec dévouement, dépassant la subjectivité, les barrières du rationnel. Il regardait le mal et mettait à profit ses compétences innées pour l’anéantir. (LFC, p.254). Le mort de Biyang rime avec une vague incompréhensible qui a englouti dans le néant le savoir traditionnel et condamné à l’orphelinat les villageois de Dzopété. La « tête d’élite » censée attiser la flamme pour déjouer les sortilèges des détracteurs de la caste secrète des Beyem a été décapitée. A la réflexion, il faut voir, dans le culte voué aux ancêtres et les sacrifices qui y sont corrélés (ABS, p.126.), une pratique étendue à toute l’Afrique dont la fonction est tripartite selon les propos de Cheikh Hamidou Kane : Je vois un triple but aux sacrifices : participer à la puissance des Esprits supérieurs que sont les Ancêtres ; communiquer avec eux jusqu’en une sorte d’identification ; enfin être charitable aux Ancêtres. (Cheikh Hamidou Kane 1998 : p. 192.) Lorsque ce rite sacrificiel est absent, le cordon ombilical est rompu et l’édifice culturel s’écroule au profit d’un establishment moderne incertain. Le cheminement doxique est motivé par un retour à la magie incantatoire orale, mais on décèle dans les codes proxémique des mystères de la science du Nganga.
III - Une conscience lyrique tournée vers l’avenir
Jean René Ovono Mendame instille des émotions personnelles intenses pour toucher le lecteur. Il exhorte à écouter la voix de sa conscience historique et culturelle pour choisir sa voie et réformer une véritable école africaine rénovée. Dans la relation intergénérationnelle qui se tisse au fil du récit, se profile une épistémè, celle d’une croyance clairement assumée. Comment gérer ses pouvoirs afin de garantir le développement personnel et communautaire ? Le point de départ s’avère certes lié à l’enfance, mais aussi à la philosophie, à l’apprentissage tradi-thérapeutique pour mieux affronter la vie future de l’adulte accompli. Il faut reconnaître que cela n’a rien à voir avec la subversion de la pratique réelle des Beyem garants d’un holisme épistémologique en vue de la réalisation ontologique qui, elle-même se fait sur la terre des ancêtres. C’est la raison pour laquelle l’homme se ressource et se recueille sur cette terre nourricière. Il est indispensable de garder des liens avec la terre des ancêtres car non seulement les ancêtres morts transmettent des dons, mais ils entrent en communion avec les descendants vivants, leur prodiguent des conseils pour mieux avancer en osmose avec N’zame ya mebeghe (Je traduis littéralement en fang : Dieu de l’élévation). En clair, les Ancêtres sont les dépositaires de la tradition orale illustrant les pièges à déjouer, aidant à discerner des étapes à franchir dans la voie difficile de l’accomplissement de soi. On ne peut braver les interdits et aller à l’encontre des désirs des morts considérés comme les adjuvants dans tous les actes posés par le vivant. A ce propos, on songe, à ce propos, aux écrits d’un autre nom du génie poétique sénégalais, Birago Diop :
Les Morts ne sont pas sous la Terre : Ils sont dans le Feu qui s’éteint, Ils sont dans les Herbes qui pleurent, Ils sont dans le Rocher qui geint, Ils sont dans la Forêt, Ils sont dans la Demeure, Les morts ne sont pas morts. (Birago Diop 1947 [1960] : p.64.)
Écouter la voix et sentir le souffle des Ancêtres morts, c’est ce que semble nous dire La flamme des crépuscules. Jean René Ovono Mendame, comme un performateur, prolonge l’écho sonore et lumineux de sa voix dans la nuit actuelle de la destinée humaine. Son œuvre, pour peu qu’on veuille bien s’y projeter, pour peu qu’on veuille bien plonger dans les arcanes du souffle mystifié du verbe est à la fois un conte et une épopée sur les avanies historiques. Il écrit comme un conteur de Mvett (instrument de musique joué par un initié) en ces temps modernes où les vertus des ancêtres communs du verbe sont travesties quand elles ne sont pas foulées aux pieds par des jeunes générations au bord de l’abîme. C’est un projet hardi que de s’aventurer vers un questionnement ontologique dans une situation de crise intellectuelle enlisée dans la matérialité. Il faut en convenir, Jean René Ovono Mendame articule la description de ses personnages vers une vision quelque peu éthérée des esprits dont on ne verra la cohérence logique qu’à la fin du roman. Il y a lieu également de souligner la dimension pédagogique du roman avec cette École africaine nocturne (LFC, p. 73) où l’on apprend à se retrouver. Tout se passe à la nuit tombée, Il faut noter que le jour est l’instant le plus pauvre du temps. L’homme diurne n’est qu’une créature postiche. Il est l’étincelle, le reflet de l’homme nocturne, le vrai qui est feu, le puissant qui est fer, le divin qui est flamboyant… (LFC, p. 209). Le discours littéraire a un impact social dans cet espace culturel très axé sur l’oralité. On peut se demander pourquoi l’oral est préféré au scripturaire, c’est sans doute dû au fait que le contact humain est privilégié lors de la transmission de la connaissance du soir dans un monde moderne où l’on tend de plus en plus à s’éloigner des autres. Notons cependant une rupture générée par le conflit des générations et une rupture épistémologique par rapport à la perception de la réalité ambiante et des aspirations des villageois. Ce paradoxe immanent est le vécu de tous les habitants de Dzopété où il existe des êtres qui font vaciller la flamme des traditions.
Le récit est émaillé d’histoires drolatiques et étranges. On y perçoit une forme de magnétisme teinté à chaque étape d’une pointe d’humour. L’auteur suscite le sourire du lecteur qui s’impatiente et en veut toujours plus. Les onomatopées sont des interjections en fang exprimant l’hébétude, « Akiéé », (LFC, p.48), la douleur, « hasss » (LFC, p.84) le dépit, « ha Zame », (LFC, p.172) la sidération « tchouôôôô ! » (LFC, p.273). Les contorsions de la langue sont dues à des interférences linguistiques entre le français et le dialecte local, « miarde, (LFC, p.43), « Fèm ta guèl ! Chauvas », « touchite », (LFC, p.53) « Mon fré », (LFC, p.84). Les introductions de phrases en langues espagnole ou anglaise font référence aux langues parlées dans les pays limitrophes au Gabon (la guinée équatoriale hispanophone et le Cameroun francophone et anglophone) : « Si, yo lo sé », (LFC, p.83), « you know, i like Africa very much » (LFC, p.158) et les expressions en fang situent clairement l’espace textuel : « wa dzo yéhang ? » (LFC, p.53), « Dzib’anu », (LFC, p.175). Jean René Ovono Mendame instaure souvent, un esprit de complicité en faisant un clin d’œil au lecteur appartenant à la même sphère culturelle que les personnages. Il est clair que cela traduit une poétique transculturelle de l’écrivain ouvert, attentif aux autres, à l’histoire, à la culture, à la poésie, à la science du langage. Elle est transdisciplinaire et implique un travail sur soi permettant une autolibération par un changement intérieur. D’ailleurs, Makhily Gassama en parlant de « la poétique nègre » confie :
Le problème essentiel de l’écrivain africain est d’exprimer fidèlement un mode de pensée, de donner forme à une sensibilité auxquels la langue d’emprunt est franchement étrangère. (Makhily Gassama 1990, in La littérature africaine et sa critique : p.328.)
Bien peu d’exégètes s’attardent sur les anecdotes dithyrambiques que nous sert Jean René Ovono Mendame, qui, du reste, s’adonne avec ferveur, aux récits mystiques les plus légendaires en Afrique centrale. Entre autre, la fable du chasseur transformé en fauve (LFC, p. 72) que l’on retrouve aussi dans Au bout du silence de Laurent Owondo (ABS, p.55.), la fable des aviateurs nocturnes (LFC, p. 124), la fable de Bébé et de son trophée de l’au-delà (LFC, p. 145), la fable de la jeune fille morte en forêt et réanimée au village (LFC, p. 174), la fable de la tontine anthropophagique (LFC, p. 191) et la fable du carnage de l’amoureux éconduit (LFC, p. 195). Au regard de ces pérégrinations circumterrestres, on pourra croire que l’idée d’une métempsychose qui décentre le débat sur l’incarnation de l’âme humaine dans le corps d’un animal est ici subvertie. Pourtant à bien regarder, il s’agit d’une assomption de l’idée selon laquelle le villageois dans sa brousse est un « animal politique » revêtant son habit animorphique pour côtoyer au quotidien les autres animaux, pour les chasser et pour les tuer sans s’en offusquer. Outre cela, il y a la dimension mythique où l’on sent bien que la mise en scène des personnages révèle une identité narrative qui promeut la valorisation de la poésie lyrique. La diversité des formes d’art poétique inclut aussi le silence des masques qui sont le réceptacle d’une hiérophanie à travers l’écriture poétique de la reproduction des mythes, selon Gloria Soravaya, « L’Afrique ressuscite assourdissante dans le silence des draps blancs avec l’écho du tam-tam. L’art africain inculque ainsi à la langue française figée, la force vitale de l’être-vibration ». (2009 : p.132.) Les formules ésotériques essaiment tant et si bien le discours qu’il faut faire un effort de compréhension pour enfin entrevoir tout le silence parlant de ce roman qui nous parle plus, par ce qu’il tait que par ce qu’il dit. On en déduit que « le roman africain est aussi un prolongement de la parole artistique traditionnelle ». (Christiane Ndiaye et Josias Semunjanga, 1996 : p.29.) Au terme du parcours initiatique, les masques, porteurs d’une philosophie de vie et des croyances ancestrales livrent à Anka leur secret dans Au bout du silence. Anka appréhende mieux la symbolique de « l’ocre et le kaolin » (ABS, p.127), le noir, le blanc et le rouge apparentées aux couleurs de Vie dans la culture omyénè, on constate notamment que l’ethnie omyénè est l’ethnie gabonaise la plus ancrée dans sa culture, la plus attachée à la sécularisation de ses rites et paradoxalement la plus ouverte aux autres cultures du monde. Ainsi, cette ethnie a su ainsi conserver un niveau d’épanouissement social avéré. On pourrait penser qu’Au bout du silence et La flamme des crépuscules sont des romans qui, selon les termes de Mikhaïl Bakhtine, seraient « adapté(s) organiquement aux nouvelles formes de la réception silencieuse c’est-à-dire à la lecture » (Mikhaïl Bakhtine, 1978 : p.441.) Il y a donc ce concept de surdi-mutité qui auréole l’enseignement et le rite cérémoniel au Gabon pourtant l’écrit reste le prolongement de l’oral. Le maître bwitiste veut se réserver seul le droit de parler de sa science pour pouvoir n’en révéler que ce qu’il juge comme étant le stricte minimum que doit connaître un profane. L’avenir se lit dans l’horizon que dessine « le réveil d’Otoukaza » (titre du chapitre 21 de LFC, p.263), il choisit de se reconstruire mais à partir de quoi ? Sa construction peut être liée à un désir d’affirmer son indépendance en rendant possible toute action véritablement révolutionnaire. Sa conscience lyrique est la base de l’équation complexe à résoudre d’autant plus qu’une contradiction de fond ronge la lucidité de l’approche du narrateur. On perçoit nettement un refus d’aller au bout de ses idées. Le lecteur doit deviner ce que pense le héros, ce qui motive sa démarche. On peut y voir le difficile effort de ne pas laisser transparaitre ce qui, a priori, constitue une vision pertinente et logique du concept même de rite. Le désir de ne point choquer ceinture encore les écrits des écrivains négro-africains même si ce qui est dit est largement recevable. Le héros se place en spectateur déplorant une situation d’angoisse, de stagnation perturbée par des assisses idéologiques. Cela est dû au fait que, lorsque l’écrivain écrit, il se heurte subséquemment au « qu’en-dira la pensée dominante » ? Après s’être libéré du contexte colonial, le roman peut-il se défaire de la suprématie de la pensée néo-colonialiste ? Doit-on se libérer l’esprit de la sorcellerie ou des religions quelles qu’elles soient ? Voter blanc est-ce maîtriser son destin ? La conscience est-t-elle la seule flamme qui doit éclairer l’homme et l’inciter à choisir de ne pas choisir ?
Pour en arriver là, il s’opère une succession de parricide en fonction de l’évolution de la société. Otoukaza est l’exemple de l’homme seul face à la nature, à la reconstruction d’une terre, l’homme qui s’établit là où il n’y a plus rien à détruire, plus aucune richesse minière à exploiter. Ainsi, il va pouvoir apprécier la vie, être reconnaissant de faire partie de cette vie et recréer ce groupe de survie basée sur la nature, l’esprit tourné vers l’autre. Ce nouvel espace est l’espace mythique et symbolique destiné à fournir l’énergie créatrice aux habitants en vue d’une autonomie de la pensée. Dans la trame du récit, le « dzopétéen » n’existe pas, il est façonné et conditionné par sa formation. Il court à la dérive sans la morale existentielle de l’engagement qui appelle à la pleine assomption de ses choix. De plus, des présupposés se cachent sournoisement derrière le discours généralisant du roman. L’idéologie dominante qui a perduré est progressivement en train de disparaître. L’éveil des consciences s’opère au sein même des couches de population illettrée. Et, on mesure, dans l’affranchissement de certains dogmes religieux, l’enjeu du développement.
Conclusion
Profondément mystique, La flamme des crépuscules brise les tabous par sa prise de distance par rapport à un contexte idéologique colonial en sortant du discours africain « littérairement correct ». Mieux, Jean René Ovono Mendame tient à ce que rien ne manque au récit d’une enfance africaine, poésie, conte, épopée. Tout y est. Tous les ingrédients de la littérature orale africaine. Notamment, la terminologie mystique du voyage spirituel, fondée, en grande partie, sur la paranoïa, le paranormal, le mythe du pachyderme. Il n’en contemple pas moins d’un regard attendri quelques frasques fictives entretenues en Afrique mais transmises sous une forme épurée. Sa parole-flamme laisse encore éclairer l’obscurité de la caverne d’un univers inconnu : « Pourquoi quitter Dzopété, village construit, fabriqué par les Anciens ? Des Sages d’autrefois ? L’abandonner ? Outrage non ? Folie ! » (LFC, p. 9). À ce dilemme qui ouvre le roman, il faut adjoindre la réponse sous forme de prosopopée qui clôt le roman : « Homme, ton nom est sol. Le sol, ton commencement, ton cours, ta fin. Qui es-tu sans ce port d’attache ? Un rien qui n’a pas de vie. Une vie qui n’est rien » (LFC, pp. 286-287). Jean René Ovono Mendame nous invite à entrer dans l’univers de la « sorcellerie évocatoire » et agissante. On est séduit. Y croit-il lui-même ? On n’en sait rien. L’auteur met assez de distance dans ses propos, dans ses récits pour laisser subodorer une quelconque prise de position. La flamme des crépuscules est un de ces romans qui oblige à sinuer sur les chantiers de la connaissance véhiculée dans les cercles bantous-pahouins (ombwiri ou Bwiti fang). Une connaissance empirique du système complexe de partage des pouvoirs et de survie qui favorise le développement individuel et social limitant ainsi « l’universalisation du mal ». Tout cela n’est pas si simple. Nous en convenons. Moult critiques y ont peut-être vu une traversée éclairée dans un monde assombri par l’ignorance, fort peu de lettrés lui ont réservé l’écho largement escompté, mérité même, dirais-je. A mon humble avis, l’issue du roman doit être déterminante sur l’intentio auctoris. On ne peut cependant que regretter le flou entretenu par l’auteur et son héros Otoukaza qui redoute l’avenir. Toutefois prudent, Otoukaza choisit de voter blanc et d’affirmer clairement son indépendance. Certes, la tripartition intentionnelle d’Umberto Eco (intentio auctoris, intentio lectoris, intentio operis) montre que le sens du texte est indéfiniment ouvert et suscite deux écueils : la surinterprétation et la mésinterprétation, mais la poétique transculturelle assez relativiste de La flamme des crépuscules dépasse l’apophanticité du discours romanesque.
Bibliographie
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Note :
[1] E.T Hall définit la proxémie comme étant l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique. (E.T Hall, 1978 : p.13.)