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Le Bonheur en écho. 

Postface à Fosca de I.-U. Tarchetti.

jeudi 13 mai 2010, par Olivier Favier

Où va le roman ? Avant tout, répondrais-je, là où va cet homme.
 
Roberto Roversi


Qui étais-je à trente ans ? Assurément quelqu’un qui ressentait l’amour d’une manière singulièrement proche et pourtant radicalement autre de ce que nous raconte, dans son roman posthume, Iginio Ugo Tarchetti.
Un roman, comme le note fort justement Walter Benjamin, ne nous invite pas à tirer la « morale de l’histoire », comme le ferait un récit ou un conte. Il n’existe, dans l’appréhension solitaire qu’il exige, celle du lecteur, que pour saisir le « sens de la vie ».
Il n’y est donc jamais question d’une expérience universelle, mais de parcours évoqués dans toute leur singularité. Libre à nous de nous identifier aux personnages, même si sur ce point bien sûr, il ne saurait y avoir d’entière satisfaction. La vie qui avance nous éloigne bien souvent de ceux que nous avons aimés, et pour conclure à une parfaite ressemblance, il faudrait nous en tenir à l’image, de celles qu’on voit sur les photographies. Werther ne nous a-t-il pas appris, du reste, que seule la mort pouvait sceller l’identification du lecteur ?
Dans un roman, ajoute Walter Benjamin, « un homme qui est mort à trente-cinq ans […] apparaît, dans la remémoration, à chaque point de sa vie, comme un homme qui devait mourir à trente-cinq ans ». Devenu son dernier livre, Iginio Ugo Tarchetti nous apparaît comme un homme qui devait mourir à trente ans en le laissant inachevé.
En une dizaine d’années, Tarchetti aura beaucoup écrit, à commencer par des poèmes. De ses nouvelles, on retiendra surtout Les Funestes [1], en italien I fatali, où il dit sa croyance en la prédestination. Il publie deux romans en 1866 et 1867 : Paolina vaut surtout pour le sentiment de dénonciation sociale qui le traverse ; Une noble folie est quant à lui une charge inédite contre le patriotisme ambiant du royaume nouvellement unifié. Ce livre, au demeurant imparfait, choqua d’autant plus qu’il était l’œuvre d’un officier en rupture de ban. À cette époque, l’antimilitarisme de Tarchetti l’amène à se battre en duel avec la plume officielle de l’armée, Edmondo de Amicis, lequel se changera plus tard en un pacifiste militant.
J’ai lu deux fois Fosca, la première à l’âge de son auteur, la seconde aujourd’hui. De ma première lecture, demeure le sentiment d’avoir vécu une tragédie, celle d’une femme laide condamnée à ne pas être aimée. Les hommes, on le sait, aiment les femmes qu’ils trouvent belles, quand les femmes, ajoute Milan Kundera, « aiment les hommes qui ont eu de belles femmes » [2]. Voilà qui pourrait suffire, dans un premier temps, à éclairer le lien monstrueux entre Giorgio et Fosca. Ce constat nous dit aussi pourquoi, dans les contes, la beauté est toujours moralisée, quand la laideur est associée à ceux qui se montrent cruels, vils ou bas. Seul un mauvais roman – un roman invraisemblable – pourrait se satisfaire, lui, de telles associations sans jamais les questionner. Redécouvrant Fosca après quelques années, le « sentiment tragique » de la beauté [3] m’est apparu secondaire. À mon grand étonnement, il m’a semblé ouvrir un autre ouvrage, et je l’ai lu du point de vue de celui qui s’y cache, un narrateur dont l’auteur n’est jamais très loin, et qui se heurte à deux impossibilités : l’amour qui le lie à une belle femme mal mariée, avec laquelle il entretient une liaison clandestine, et celui que lui porte une autre femme, laide et sensible, dont il a éveillé les sentiments comme pour mieux s’en étonner ensuite. Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Les paradoxes fiévreux, qui émaillent les descriptions de ces deux figures féminines, ne sont qu’un contrepoint harmonieux à l’élégante froideur moraliste du narrateur. Dans ce roman écrit en hâte sous le signe d’une mort imminente, la vie qui s’enfuit ne mène guère qu’à étayer des principes, lesquels finissent toujours, pour peu qu’on réfléchisse, par s’effondrer sur leurs contradictions. Sans jamais affirmer sa responsabilité dans la passion que lui voue Fosca, Giorgio se montre malgré lui sous les traits d’un habile manipulateur. Sa confession témoigne en fait d’un moment de vérité du roman, celui d’une époque où l’inconscient n’est encore qu’une intuition confuse. Les étrangetés de l’âme y sont l’objet de simples interrogations, sans qu’aucune explication savante ne vienne nous expliquer ce qu’il nous faut comprendre, ou, pire encore, sans que le fil narratif ne vienne se plier aux exigences de la démonstration – comme ce sera presque toujours le cas, par exemple, dans les récits d’Alberto Moravia. Aussi n’est-ce pas un hasard si les plus beaux portraits de femmes de la littérature italienne, les plus purs du moins, ont été dessinés dans le printemps tardif du roman cisalpin : la Giacinta de Luigi Capuana et la Fosca de Tarchetti appartiennent à un monde de questions nouvelles, non à celui de réponses datées.
La passion, jusqu’à il y a une vingtaine d’années, ne fut presque jamais abordée, conceptualisée du moins, par la psychanalyse. Une constatation d’autant plus surprenante que ses ravages – et les questions qu’ils soulèvent – sont de ceux, souvent, qui mènent à la thérapie. Aussi suis-je porté à croire que la tentative de Jacques Hassoun, qui en a fait le point de départ de ses deux principaux livres [4], est de celles qui marquent une avancée décisive dans une discipline bien trop souvent frappée d’académisme. Au-delà de son expérience d’analyste, sa recherche s’appuie pour l’essentiel sur des sources littéraires, qui sont toutes des fictions. La passion apparaît comme l’expression d’un « manque à être », où le rapport à la mère serait déterminant. C’est dans l’absence de sevrage, ou dans ce qui n’a pas été vécu comme tel, que s’inscrit le deuil impossible qui marque profondément mélancoliques et passionnés. La passion ne satisfait jamais son désir d’absolu – un peu comme les drames d’Ibsen ou les romans de Zweig échouent dans leurs aspirations tragiques et viennent toucher ailleurs. « [La passion] est tragique, écrit Jacques Hassoun, dans ce qu’elle recèle de fatalité, elle n’est pas moins pour le spectateur, pour celui qui se situe à l’extérieur
du cercle magique que tente de tracer désespérément le passionné autour de l’objet de ses feux, une gesticulation dramatique. [5] » Le passionné ne vit que de signes, signes qui viendront confirmer – et tôt ou tard infirmer – la justesse de ses sentiments. Or ces signes, on le sait, sont extérieurs à l’amour véritable. Ils viennent précisément en substitut à l’être qu’à aucun moment le passionné ne souhaite ramener à sa réalité. « En ce temps-là, écrit Tarchetti, j’étais encore capable de créer autour de moi un monde imaginaire. » C’est là, évidemment, la condition première de la passion.
Le passionné partage avec le masochiste le goût des pactes, des règles, de la répétition. Comme lui, il est en quête de celui qui sera son bourreau, qu’il façonne à sa guise. Comme lui encore, il n’a besoin de l’autre que pour exprimer un manque, et pour ce faire, il sera d’abord soucieux des circonstances qui entourent la rencontre [6] . En ce sens, Fosca, dans sa pathétique impudeur de mal-aimée, pourrait bien représenter la face « obscure » – c’est ainsi qu’on traduirait son prénom en français – de l’esprit du narrateur. Elle incarnerait alors, avec toute la force de l’inéluctable, l’inextricable mélange d’attirance et de répulsion que ce dernier éprouve pour la vérité, ce même « étrange sentiment, fait de terreur et d’angoisse » qui l’a saisi à chaque fois qu’il s’est risqué à raconter ses souvenirs. Elle personnifierait à ses yeux une inquiétante étrangeté bouleversante que seule la laideur lui permettrait, un temps, de conserver à distance. Giorgio pour autant n’a pas l’insensibilité du pervers, et la culpabilité latente qui le pousse à écrire nous interdit d’aller sur ce point trop avant. Le passionné serait-il pour autant un mélancolique, une figure privilégiée des romantiques allemands et français, laquelle serait passée sans coup férir dans le petit monde de la scapigliatura [7] ? Tarchetti, il est vrai, partage avec [8] ou les frères Boito [9], une véritable obsession pour les pathologies amoureuses. Mais quand le mélancolique semble subir une vie qu’on lui impose, les personnages des scapigliati se débattent dans la leur comme pour mieux en éprouver les limites. J’y verrais, à distance, moins le diagnostic d’une maladie chronique que celui d’un « âge de la passion », passage comme obligé, à géométrie variable, de certains tempéraments.
« Je passai toujours, écrit Giorgio, de l’apathie à l’adoration, sans m’arrêter à l’amour. […] Les grandes choses sont extrêmes – les grandes âmes adorent ou haïssent. » Cet aveu, où la faiblesse est revendiquée comme une force – autre trait commun à tous les passionnés, que leur objet soit un individu, une religion, une cause politique ou une drogue –, nous amène à évoquer une autre forme de détresse devant la vie, laquelle aurait pour symptôme une incapacité à aimer. La recherche de Giorgio serait alors que Fosca le mette devant ses propres limites, et la laideur de la jeune femme, dont il soupçonne qu’elle est, sinon subjective, du moins inhérente à sa souffrance psychologique, se changerait en un miroir lucide sur la vanité du monde. Pour n’avoir pas vécu mais rêvé la passion, Fosca en perçoit mieux que lui les mécanismes mensongers. Affirme-t-il que « l’estime est l’une des conditions de l’amour », qu’elle répond aussitôt
– et le trait vaut sans doute pour eux deux : « Ce n’est pas vrai, mais peu importe. [Clara] vous rend donc très heureux ? » D’une vie perçue comme une trajectoire romanesque, dont Giorgio cherche désespérément à définir le sens, Fosca serait ainsi la lectrice idéale, toujours désirée et toujours redoutée.
Comment s’étonner dès lors qu’un chapitre ait été laissé vacant à la mort de l’auteur [10], qui fut écrit par son ami Salvatore Farina ? L’impossible chapitre de la « nuit d’amour » de Giorgio et Fosca, où le roman s’incarne et accepte d’être conclu, et où se perd tout horizon tragique.
Qu’en est-il, pour finir, de l’autre aspect de cette histoire, laquelle, selon un principe commun aux auteurs de la scapigliatura, à commencer par Arrigo Boito, repose tout entière sur une dualité ? La passion pour Clara, la lumineuse amante, donne à plusieurs reprises les clés dont paradoxalement viendra s’emparer Fosca. « Tous les amours, affirme le narrateur, commencent par un regard », façon de dire, d’emblée, que l’amour est lié non à une découverte, mais à une reconnaissance. Giorgio en connaît l’origine : « Elle ressemblait à ma mère. » Mais cette mère trop présente, dont il avoue à Fosca qu’elle est la femme qu’il a le plus aimée, l’empêche d’en vivre un autre au grand jour, comme elle lui interdit toute projection : « Cette éternité de l’amour est une aspiration des hommes qui se sont imaginé l’atteindre en s’en imposant les apparences. Si l’amour était durable, le bonheur reviendrait dans un monde d’où il a peut-être été banni pour toujours. » Comme Fosca, finalement, il se condamne à vivre le seul écho du bonheur, mais à sa différence, le bonheur en question n’est pas celui des autres, c’est le sien. « La morale de l’histoire » ne nous est pas livrée dans le roman bien sûr, mais dans le témoignage que Salvatore Farina nous a fourni sur la mort de l’auteur. Elle semble donner raison aux jeux d’hypothèses émis par Jacques Hassoun : « Ses yeux étaient exorbités, il claquait des dents. À sa mère qui se pencha pour l’embrasser sur la bouche, il mordit la lèvre dans un tremblement, et du sang en jaillit qui lui tomba sur l’œil gauche. […] Puis il mourut.
Allongé sur son lit, il nous fit tous penser au vrai Christ ; l’œil gauche à demi-clos sembla pleurer une dernière larme de sang. [11]

Notes

[1Le recueil éponyme est le seul autre titre de l’auteur traduit à
ce jour en français, Les Funestes, éditions Ombres, 1996.

[2Milan Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli, Gallimard, 1979.

[3Je dis beauté, car la laideur ici n’en est pas le contraire, mais
simplement l’absence – nous ne sommes pas sur un terrain
éthique, où le mal, avec la modernité baudelairienne, a acquis
une autonomie conceptuelle. Je renvoie sur ce point à la postface
du roman de Luigi Capuana Giacinta, publié chez Farrago
en 2006. Les deux livres ont d’ailleurs été associés par le grand
historien de la littérature Luigi Baldacci.

[4Jacques Hassoun, Les Passions intraitables, Aubier, 1989 et La
Cruauté mélancolique
, Aubier, 1995.

[5Les Passions intraitables, op. cit.

[6Ainsi le passionné pourra-t-il s’orienter, comme malgré lui
vers des liaisons clandestines, quand le masochiste conditionnera
son désir au déroulement de bizarres cérémonies, où la
soumission parfois ne sera qu’apparente.

[7Nom donné à la bohème milanaise au lendemain de l’unité
italienne.

[8Carlo Dossi La Désinence en A, éditions Ombres, 1991.

[9Arrigo Boito, Idées fixes, trop fixes, Les Éditions du Sonneur,
2007 et Camillo Boito, Senso, éditions Sillage, 2008.

[10Il s’agit du quarante-cinquième chapitre.

[11Salvatore Farina, La mia giornata, Sten Editrice, Turin, 1915 ( la traduction est la mienne. »

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