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Le Major (1903) 

Voyage en Algérie

lundi 30 juin 2008, par Isabelle Eberhardt (1877-1904)

Tout, dans cette Algérie, avait été une révélation pour lui... une cause de trouble - presque d’angoisse. Le ciel trop doux, le soleil trop resplendissant, l’air où traînait comme un souffle de langueur, qui invitait à l’indolence et à la volupté très lente, la gravité du peuple vêtu de blanc, dont il ne pouvait pénétrer l’âme, la végétation d’un vert puissant, contrastant avec le sol pierreux, gris ou rougeâtre, d’une morne sécheresse, d’une apparente aridité... et puis quelque chose d’indéfinissable, mais de troublant et d’enivrant, qui émanait il ne savait d’où, tout cela l’avait bouleversé, avait fait jaillir en lui des sources d’émotion dont il n’eût jamais soupçonné l’existence.

En venant ici, par devoir, comme il avait étudié cette médecine qui devait faire vivre sa mère aveugle, ses deux soeurs et son petit frère frêle, comme il avait vécu et pensé jusqu’alors, il s’était soumis à la nécessité, simplement, sans entraînement, sans attirance pour ce pays qu’il ignorait.

Cependant, depuis qu’il avait été désigné, il n’avait voulu rien lire, sans savoir de ce pays où il devait transporter sa vie silencieuse et calme, et son rêve triste et restreint, sans tentatives d’expression, jamais.

Il verrait, indépendant, seul, sans subir aucune influence.

Dès son arrivée, il avait dû écouter les avertissements de ses nouveaux camarades qui le fêtaient et qu’il devinait ironiques, protecteurs, dédaigneux de sa jeunesse inexpérimentée, soucieux surtout de leurs effets et de l’épater... Indifférent, il écouta leurs plaintes et leurs critiques : pas de société, rien à faire, un morne ennui. Un pays sans charme, les Algériens brutaux et uniquement préoccupés du gain, les indigènes répugnants, faux, sauvages, au-dessous de toute critique, ridicules...

Tout cela lui fut indifférent et il n’en acquit qu’une connaissance de ces mêmes camarades avec lesquels il devait vivre...

Puis, un jour, brusquement, enfant des Alpes boisées et verdoyantes, des horizons bornés et nets, il était entré dans la grande plaine, vague et indéfiniment semblable, sans premiers plans, presque sans rien qui retînt le regard.

Ce lui fut d’abord un malaise, une gêne. Il sentait tout l’infini, tout l’imprécis de cet horizon entrer en lui, le pénétrer, alanguir son âme et comme l’embrumer, elle aussi, de vague et d’indicible. Puis, il sentit tout à coup combien son rêve s’élargissait, s’étendait, s’adoucissait en un calme immense, comme le silence environnant. Et il vit la splendeur de ce pays, la lumière seule, triomphante, vivifiant la plaine, le sol lépreux, en détruisant à chaque instant la monotonie... La lumière, âme de cette terre âpre, était ensorcelante. Il fut près de l’adorer, car en la variété prodigieuse de ses jeux, elle lui sembla consciente.

Il connut la légèreté gaie, l’insouciance calme dans les ors et les lilas diaphanes des matins... L’inquiétude, le sortilège prenant et pesant, jusqu’à l’angoisse, des midis aveuglants, où la terre, ivre, semblait gémir sous la caresse meurtrissante de la lumière exaspérée... La tristesse indéfinissable, douce comme le renoncement définitif, des soirs d’or et de carmin, préparant au mystère menaçant des nuits obscures et pleines d’inconnu, ou claires comme une aube imprécise, noyant les choses de brume bleue.

Et il aima la plaine.

Des dunes incolores, accumulées, pressées, houleuses, changeant de teintes à toutes les heures, subissant toutes les modifications de la lumière, mais immobiles et comme endormies en un rêve éternel, enserraient le ksar incolore, dont les innombrables petites coupoles continuaient leur moutonnement innombrable.

De petites rues tortueuses, bordées de maisons de plâtre caduques, coupées de ruines, avec parfois l’ombre grêle d’un dattier cheminant sur les choses, obéissant elles aussi à la lumière, de petites places aboutissant à des voies silencieuses qui s’ouvraient brusquement, décevantes, sur l’immensité incandescente du désert... Un bordj tout blanc, isolé dans le sable et de la terrasse duquel on voyait la houle infinie des dunes, avec, dans les creux profonds, le velours noir des dattiers...Çà et là, une armature de puits primitif, une grande poutre dressée vers le ciel, inclinée, terminée par une corde, comme une ligne de pêcheur géante... Dominant tout, au sommet de la colline, une grande tour carrée, d’une blancheur tranchant sur les transparences ambiantes et qui scintillait au milieu du jour, aveuglante, gardant le soir les derniers rayons rouges du couchant : le minaret de la zaouïya de Sidi Salem.

Alentour, cachés dans les dunes, les villages esseulés, tristes et caducs, dont les noms avaient pour Jacques une musique étrange : El-Bayada, Foum-Sahheuïme, Oued-Allenda, Bir-Araïr...

La première sensation, poignante jusqu’à l’angoisse, fut pour Jacques celle de l’emprisonnement dans tout ce sable, derrière toutes ces solitudes, que pendant huit jours, il avait traversées, qu’il avait cru comprendre et qu’il avait commencé à aimer...

Voilà que, maintenant, tout cet espace qui le séparait de Biskra, où il avait quitté les derniers aspects un peu connus, un peu familiers, tout cela lui semblait prenant, tyrannique, hostile jusqu’à la désespérance presque...

Un capitaine, deux lieutenants des affaires indigènes, un officier de tirailleurs et le sous-lieutenant de spahis, vieil Arabe, momie usée sous le harnais, tels étaient ses nouveaux compagnons... Dès son arrivée auprès d’eux, un grand froid avait serré son coeur. Ils étaient courtois, ennuyés et loin de lui, si loin... Et il s’était trouvé seul, lamentablement, dans l’angoisse de ce pays qui, maintenant, l’effrayait. Silencieux, obéissant toujours dans ses rapports avec les hommes à la première impression instinctive qu’il sentait juste, il se renferma en lui-même. On le jugea maussade et insignifiant, ce pâle blond aux yeux bleus, dont le regard semblait tourné en dedans. Ce qui acheva de les séparer, ce fut que tout de suite il se sentit leur supérieur grâce à son intellectualité développée, tout en profondeur, avec son éducation soignée, délicate.

Il étudia, consciencieusement, la langue rauque et chantante dont, tout de suite, il avait aimé l’accent, dont il avait saisi l’harmonie avec les horizons de feu et de terre pétrifiée...

Comme cela, il leur parlerait, à ces hommes qui, les yeux baissés, le coeur fermé farouchement, se levaient soumis, et le saluaient au passage.

- Les indigènes, quels qu’ils soient, sont tenus de saluer tout officier, avait dit la capitaine Malet, aussi raide et aussi résorbé par le métier de dureté que Rezki le turco.

- Je vous engage à ne jamais rapprocher ces gens de vous, à les tenir à leur juste place. De la sévérité, toujours, sans défaillance... C’est le seul moyen de les dompter.

Dur, froid, soumis aveuglément aux ordres venant de ses chefs, sans jamais un mouvement spontané ni de bonté, ni de cruauté, impersonnel, le capitaine Malet vivait depuis quinze ans parmi les indigènes, ignoré d’eux et les ignorant, rouage parfait dans la grande machine à dominer. De ses aides, il exigeait la même impersonnalité, le même froid glacial...

Jacques, dès les premiers jours, s’insurgea, voulant être lui-même et agir selon sa conscience qui, méticuleuse, lui prépara des mécomptes, des désillusions et une incertitude perpétuelle.

Le capitaine haussa les épaules.

- Voilà, dit-il à son adjoint, une nouvelle source d’ennuis. L’autre (son prédécesseur) se pochardait et nous rendait ridicules... Celui-là vient faire des innovations, tout bouleverser, juger, critiquer... Je parie qu’il est imbu d’idées humanitaires, sociales et autres... du même genre. Heureusement qu’il n’est que médecin et qu’il n’a pas à se mêler de l’administration... Mais c’est embêtant quand même... A tout prendre, l’autre valait mieux... Moins encombrant. Aussi pourquoi nous envoie-t-on des gosses ! Si au moins c’étaient des Algériens...

Et le capitaine s’attacha dès lors à montrer franchement, froidement au docteur sa désapprobation absolue. Cela attrista Jacques. S’il ne se soumettait plus au jugement des hommes, il souffrait encore de leur haine, sinon de leur mépris.

De plus en plus ce qui, dans ses rapports avec les hommes, lui répugnait le plus, c’était leur vulgarité, leur souci d’être, de penser et d’agir comme tout le monde, de ressembler aux autres et d’imposer à chacun leur manière de voir, impersonnelle et étroite.

Cette mainmise sur la liberté d’autrui, cette ingérence dans ses pensées et ses actions l’étonnaient désagréablement... Non contents d’être inexistants eux-mêmes, les gens voulaient encore annihiler sa personnalité à lui, réglementer ses idées, enrayer l’indépendance de ses actes... Et, peu à peu, de la douceur primordiale, un peu timide et avide de tendresse de son caractère, montaient une sourde irritation, une rancoeur et une révolte. Pourquoi admettait-il, lui, la différence des êtres, pourquoi eût-il voulu pouvoir prêcher la libre et féconde éclosion des individualités, en favoriser le développement intégral, pourquoi n’avait-il aucun désir de façonner les caractères à son image, d’emprisonner les énergies dans les sentiers qu’il lui plaisait de suivre et pourquoi, chez les autres, cette intolérance, ce prosélytisme tyrannique de la médiocrité ?

Très vite, l’éducation de son esprit et de son caractère se faisait, dans ce milieu si restreint où il voyait, comme en raccourci, toutes les laideurs, qui, ailleurs, lui eussent échappé, éparpillées dans la foule bigarrée et mobile.

Pourtant, le grand trouble qu’avait introduit dans son âme la révélation, sans transition, de ce pays si dissemblable au sien, se calmait lentement, mais sensiblement. Là où il avait d’abord éprouvé un trouble intense, douloureux, il commençait à apercevoir des trésors de paix bienfaisante et de féconde mélancolie.

Tout d’abord, il n’avait pas voulu visiter le pays où, pour dix-huit mois au moins, il était isolé. Du touriste, il n’avait ni la curiosité ni la hâte. Il préférait découvrir les détails lentement, peu à peu, au hasard de la vie et des promenades quotidiennes, sans but et sans intention. Puis, de cette accumulation progressive d’impressions, l’ensemble se formerait en son esprit, surgirait tout seul, tout naturellement.

Ainsi, il avait organisé sa vie, pour moins souffrir et plus penser...

Au lendemain de son arrivée, il avait dû aller, le matin, au Bureau arabe pour visiter les malades civils, les indigènes. Un jeune tirailleur, d’une beauté féminine, aux longs yeux d’ombre et de langueur, lui servait d’interprète. Un caporal infirmier, face rubiconde et réjouie, un peu goguenarde, l’assistait.

Dans une cour étroite et longue, une vingtaine d’indigènes attendaient, accroupis, en des poses patientes, sans hâte.

Quand Jacques parut, les malades se levèrent, quelques-uns péniblement, et saluèrent militairement, gauches.

Les femmes, cinq ou six, élevèrent leurs deux mains, ouvertes disgracieusement au-dessus de leur tête courbée, comme pour demander grâce.

Dans le regard de ces gens, il discerna clairement de la crainte, presque de la méfiance.

Le groupe des hommes en burnous terreux, faces brunes, aux traits énergiques, aux yeux ardents abrités de voiles sales et déchirés... Celui des femmes, plus sombre. Faces ridées, édentées de vieilles, avec un lourd édifice de tresses de cheveux blancs rougis au henné, de tresses de laine rouge, d’anneaux et de mouchoirs... Faces sensuelles et fermées de jeunes filles, aux traits un peu forts, mais nets et harmonieux, au teint obscur, yeux très grands étonnés et craintifs... Le tout, enveloppé de mlhafa d’un bleu sombre, presque noir, drapé à l’antique.

Attentivement, corrigeant par la douceur de son regard, par la bonhomie affectueuse et rassurante de ses manières la brusquerie que donnait à ses interrogations le tirailleur interprète, Jacques examina ses malades, pitoyable devant toute cette misère, toute cette souffrance qu’il devait adoucir. La visite fut longue... Il remarqua l’étonnement ironique du caporal... Le tirailleur était impassible.

Cependant, malgré l’attitude nouvelle pour eux de ce docteur, les indigènes ne s’ouvrirent pas, n’allèrent pas au-devant de lui. Des siècles de méfiance et d’asservissement étaient entre eux.

Et en s’en allant, Jacques sentit bien que la besogne dont il voulait être l’humble ouvrier était immense, écrasante... Mais il ne se laissa pas décourager : si tous les bras retombaient impuissants devant l’oeuvre à accomplir, si personne ne donnait le bon exemple, le mal triompherait toujours, incurable. Et puis Jacques croyait en la force vive de la vérité, en la bonne vertu rédemptrice du travail.

Au quartier, à l’hôpital, il rencontra les mêmes faces fermées et dures, semblables à celle de son ordonnance, roidie, sortie de l’humanité. La pauvreté de leur vie, sans même une façade, le frappa : le service machinal, un petit nombre de mouvements et de gestes toujours les mêmes à répéter indéfiniment, par crainte d’abord, puis par habitude. En dehors de cela, de la vie réelle, personnelle, on leur avait laissé deux choses : l’abrutissement de l’alcool et la jouissance immédiate, à bon marché, à la maison publique. Là, dans ce cercle étroit, se passaient les années actives de leur vie...

... Huit créatures pâlies, fanées, assises sur des banquettes de pierre, devant une sorte de cabaret... Des vêtements clairs, tachés, déchirés, salis, mais violemment parfumés. Des chairs flasques, couturées, usées à force d’être pétries par des mains brutales, aux vermineux matelas de laine, et, pour quelques sous, une étreinte souvent lasse, subie par nécessité, sans aucun écho, sans une vibration de chair amie... Des bouteilles de liquides violents, procurant une chaleur d’emprunt, une fausse joie qu’ils ne trouvaient pas en eux, tel était le coin de vie personnelle où se réfugiaient ces hommes qui, pour la sécurité du pain et de la paillasse, vendaient leur liberté, la dernière des libertés humaines : aller où l’on veut, choisir le fossé où l’on subira les affres de la faim, la morsure du froid...

Jacques, naïvement, crut compatir à leur souffrance, leur attribuant les sensations que lui donnait, à lui, leur vie... Il crut que leurs récriminations constantes contre leur sort étaient le résultat de la conscience de leur misérable situation... Puis il fut étonné et troublé de voir qu’ils ne souffraient pas de vivre ainsi... « Chien de métier », « Vie trois fois maudite ! » disaient-ils... « Encore tant de jours à tirer... » Ils comptaient les jours de misère... Puis, rendus à la liberté à la fin de leur « congé », ils rengageaient, sans broncher... Si, par harsard, ils s’en allaient au bout de six mois, gênés, errant dans la vie, ils revenaient, remettaient leur nuque docile sous le joug... Et Jacques les plaignit d’être ainsi, de ne pas souffrir de leur déchéance et de leur servitude.

Jacques avait rêvé du rôle civilisateur de la France, il avait cru qu’il trouverait dans le ksar des hommes conscients de leurs missions, préoccupés d’améliorer ceux que, si entièrement, ils administraient.... Mais, au contraire, il s’aperçut vite que le système en vigueur avait pour but le maintien du statu quo.

Ne provoquer aucune pensée chez l’indigène, ne lui inspirer aucun désir, aucune espérance surtout d’un sort meilleur. Non seulement ne pas chercher à les rapprocher de nous, mais, au contraire, les éloigner, les maintenir dans l’ombre, tout en bas... rester leurs gardiens et non pas devenir leurs éducateurs.

Et n’était-ce pas naturel ? Puisque dans leur élément naturel, à la caserne, ces gens ne cherchaient jamais à s’élever un peu vers eux, à rapprocher d’un type un peu humain la masse d’en bas, la foule impersonnelle, puisqu’ils étaient habitués à être là pour empêcher toute manifestation d’indépendance, toute innovation, comment, appelés par un hasard qu’ils pouvaient qualifier de bienheureux, car il servait à la fois tous leurs intérêts et leur ambition, à gouverner des civils, doublement étrangers à leur vie, comme pékins d’abord, comme indigènes ensuite, comment n’eussent-ils pas été fidèles à leur critérium du devoir militaire : niveler les individualités, les réduire à la subordination la plus stricte, enrayer un développement qui les amènerait certainement à une moindre docilité ?

Et il concluait : Non, ce n’est pas leur métier de gouverner des civils... Non, ils ne seront jamais des éducateurs... Chacun d’entre eux, en s’en allant, laissera les choses dans l’état où il les avait trouvées à son arrivée, sans aucune amélioration, en mettant les choses au mieux. C’est le règne de la stagnation, et ces territoires militaires sont séparés du restant du monde, de la France vivante et vibrante, de la vraie Algérie elle-même, par une muraille de Chine que l’on entretient, que l’on voudrait exhausser encore, rendre impénétrable à jamais, fief de l’armée, fermé à tout ce qui n’est pas elle.

Et une grande tristesse l’envahissait à la pensée de cette besogne qui eût pu être si féconde et qui était gâchée.

Ce qui augmentait encore l’amertume de son mécontentement, c’était son impuissance personnelle à rien améliorer dans cet état de choses dont il voyait clairement le danger social et national.

Occupant une situation infime dans la hiérarchie qui dominait tout, qui était la base de tout, placé à côté de ce bureau arabe omnipotent, n’ayant aucune autorité, il devait rester dans son rôle de spectateur inactif.

Au début, il avait bien essayé de parler, à la popote, mais il s’était heurté au parti pris inébranlable, à la conviction sincère et obstinée de ces gens et aussi, ce qui le fit taire, à leur ironie.

« Vous êtes jeune, docteur, et vous ignorez tout de ce pays, de ces indigènes... Quand vous les connaîtrez, vous direz comme nous ». Le capitaine Malet avait prononcé ces paroles sur un ton de condescendance ironique qui avait glacé Jacques.

Depuis qu’il commençait à comprendre l’arabe, à savoir s’exprimer un peu, il aimait aller s’étendre sur une natte, devant les cafés maures, à écouter ces gens, leurs chants libres comme leur désert et comme lui, insondablement tristes, leurs discours simples. Peu à peu, les Souafas commençaient à s’habituer à ce roumi, à cet officier qui n’était pas dur, pas hautain, qui leur parlait avec un si franc sourire, qui s’asseyait parmi eux, d’un geste, les arrêtait quand ils voulaient se lever à son approche pour le saluer...

Pourquoi était-il comme ça ? Ils ne le savaient pas, ne le comprenaient pas. Mais ils le voyaient secourable à toutes leurs misères, combattant patiemment, pas à pas, leur méfiance, leur ignorance. Les malades, rassurés par la réputation de bonté du docteur affluaient au bureau arabe, s’adressaient à lui au cours de ses promenades, troublaient sa rêverie sur les nattes des cafés... Au lieu de s’impatienter, il constatait ce qu’il y avait là de progrès et se réjouissait. La difficulté de sa tâche ne le rebutait pas, ni l’ingratitude de beaucoup.

Son heure de repos délicieux, de rêve doucement mélancolique était celle du soir, au coucher du soleil. Il s’en allait dans un petit café maure, presque en face du bureau arabe, et là, étendu, il regardait la féérie chaque jour renaissante, jamais semblable, de l’heure pourpre.

En face de lui, les bâtiments laiteux du bordj se coloraient d’abord en rose, puis, peu à peu, ils devenaient tout à fait rouges, d’une teinte de braise, inouïe, aveuglante... Toutes les lignes, droites ou courbes, qui se profilaient sur la pourpre du ciel, semblaient serties d’or... Derrière, les coupoles embrasées de la ville, les grandes dunes flambaient... Puis, tout pâlissait graduellement, revenait aux teintes roses, irisées... Une brume pâle, d’une couleur de chamois argenté, glissait sur les saillies des bâtiments, sur le sommet des dunes. Des renfoncements profonds, des couloirs étroits entre les dunes, les ombres violettes de la nuit rampaient, remontaient vers les sommets flamboyants, éteignaient l’incendie... Puis, tout sombrait dans une pénombre bleu marine, profonde.

Alors, du grand minaret de Sidi Salem et de petites terrasses des autres mosquées délabrées, la voix des mueddine montait, bien rauque et bien sauvage déjà, traînante. Avec cette voix de rêve, les dernières rumeurs humaines de la ville sans pavés, sans voitures, se taisaient et, tous les soirs, une petite flûte bédouine se mettait à susurrer une tristesse infinie, définitive là-bas, dans les ruelles en ruines des Messaaba, dans l’ouest d’El Oued.

Jacques rêvait.

Il aimait ce pays maintenant. A son besoin jeune d’activité, sa tâche journalière suffisait... Et toute l’immense tristesse, tout le mystère qui est le charme de ce pays contentaient son besoin de rêve...

Jacques était resté, par goût d’une certaine esthétique morale, et par timidité aussi, très chaste. Mais ici, bien plus que là-bas, en France, dans l’alanguissement de cette vie monotone, dans sa solitude d’âme, il éprouvait le grand trouble des sens avides. Il n’avait pas prévu cela... Cependant, d’abord, le désir qui, chez lui, exacerbait l’intensité de toutes les sensations, lui fut doux, quoique inassouvi. Il entretenait son âme ouverte à toutes les extases, à tous les frissons.

Mais, bientôt, ses nerfs surexcités se lassèrent de cette tension anormale, épuisante, et Jacques sentit une irritation sans cause, un énervement invincible l’envahir, troubler sa douce quiétude.

Il se fâcha contre lui-même, lutta contre cette excitation dont il ne dissimulait pas la nature, presque toute matérielle.

Puis un soir, il errait, lentement et sans but, dans une ruelle des Achède, dans le nord d’El Oued, où toutes les maisons étaient en ruine, et semblaient inhabitées. Il aimait ce coin de silence et d’abandon. Les habitants étaient morts sans laisser d’héritiers ou étaient partis au désert, à Ghadamès, à Bar-es-Sof ou plus loin... La nuit tombait et Jacques, assis sur une pierre, rêvait.

Soudain, il aperçut dans l’une de ces ruines une petite lumière falote... Une voix monta, cadencée, accompagnée d’un cliquetis de bracelets... Une voix de femme qui, doucement, chantait... Cela semblait une incantation, tellement il y avait de mystérieuse tristesse dans le rythme de ce chant... Le vent éternel du Souf bruissait dans les décombres et, dans son souffle tiède, une senteur de benjoin glissa.

Le chant se tut et une femme parut sur le seuil d’une maison un peu moins caduque que les autres. Grande et mince sous sa mlhafa noire, elle s’accouda au mur, gracieuse. A la pâle lueur encore vaguement violacée, Jacques la vit. Un peu flétrie, comme lasse, elle était très belle, d’une beauté d’idole.

Elle le vit et tressaillit. Mais elle ne rentra pas... Longtemps, ils se regardèrent, et Jacques sentit un trouble indicible l’envahir.

- Arouah !... dit-elle, très bas (Viens !)

Et il s’approcha, sans une hésitation.

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