Il est quatre heures du matin. Isidore n’est pas rentré au
lycée. Il n’y rentrera pas avant la fin de la guerre sans merci qu’il
a déclarée à Lupin. Cela, il se l’est juré tout bas, pendant que ses
amis l’emportaient en voiture, tout défaillant et meurtri.
Serment insensé ! Guerre absurde et illogique ! Que peut-il
faire, lui, enfant isolé et sans armes, contre ce phénomène
d’énergie et de puissance ? Par où l’attaquer ? Il est
inattaquable. Où le blesser ? Il est invulnérable. Où l’atteindre ?
Il est inaccessible.
Quatre heures du matin... Isidore a de nouveau accepté
l’hospitalité de son camarade de Janson. Debout devant la
cheminée de sa chambre, les coudes plantés droit sur le marbre,
les deux poings au menton, il regarde son image que lui renvoie
la glace.
Il ne pleure plus, il ne veut plus pleurer, ni se tordre sur son
lit, ni se désespérer, comme il le fait depuis deux heures. Il veut
réfléchir, réfléchir et comprendre.
Et ses yeux ne quittent pas ses yeux dans le miroir, comme
s’il espérait doubler la force de sa pensée en contemplant son
image pensive, et trouver au fond de cet être-là l’insoluble
solution qu’il ne trouve pas en lui. Jusqu’à six heures il reste
ainsi. Et c’est peu à peu que, dégagée de tous les détails qui la
compliquent et l’obscurcissent, la question s’offre à son esprit
toute sèche, toute nue, avec la rigueur d’une équation.
Oui, il s’est trompé. Oui, son interprétation du document est
fausse. Le mot « aiguille » ne vise point le château des bords de
la Creuse. Et, de même, le mot « demoiselles » ne peut pas
s’appliquer à Raymonde de Saint-Véran et à sa cousine, puisque
le texte du document remonte à des siècles.
Donc tout et à refaire. Comment ?
Une seule base de documentation serait solide : le livre
publié sous Louis XIV. Or, des cent exemplaires imprimés par
celui qui devait être le Masque de fer, deux seulement
échappèrent aux flammes. L’un fut dérobé par le capitaine des
gardes et perdu. L’autre fut conservé par Louis XIV, transmis à
Louis XV, et brûlé par Louis XVI. Mais il reste une copie de la
page essentielle, celle qui contient la solution du problème, ou
du moins la solution cryptographique, celle qui fut portée à
Marie-Antoinette et glissée par elle sous la couverture de son
livre d’heures.
Qu’est devenu ce papier ? Est-ce celui que Beautrelet a tenu
dans ses mains et que Lupin lui a fait reprendre par le greffier Brédoux ? Ou bien se trouve-t-il encore dans le livre d’heures de
Marie-Antoinette ?
Et la question revient à celle-ci : « Qu’est devenu le livre
d’heures de la reine ? »
Après avoir pris quelques instants de repos, Beautrelet
interrogea le père de son ami, collectionneur émérite, appelé
souvent comme expert à titre officieux, et que, récemment
encore, le directeur d’un de nos musées consultait pour
l’établissement de son catalogue.
– Le livre d’heures de Marie-Antoinette ? s’écria-t-il, mais il
fut légué par la reine à sa femme de chambre, avec mission
secrète de le faire tenir au comte de Fersen. Pieusement conservé dans la famille du comte, il se trouve depuis cinq ans
dans une vitrine.
– Dans une vitrine ?
– Du musée Carnavalet, tout simplement.
– Et ce musée sera ouvert ?...
– D’ici vingt minutes.
À la minute précise où s’ouvrait la porte du vieil hôtel de Mme de Sévigné, Isidore sautait de voiture avec son ami.
– Tiens, monsieur Beautrelet !
Dix voix saluèrent son arrivée. À son grand étonnement, il
reconnut toute la troupe des reporters qui suivaient « l’Affaire
de l’Aiguille creuse ». Et l’un d’eux s’écria :
– C’est drôle, hein ! nous avons tous eu la même idée.
Attention, Arsène Lupin est peut-être parmi nous.
Ils entrèrent ensemble. Le directeur, aussitôt prévenu, se
mit à leur entière disposition, les mena devant la vitrine, et leur
montra un pauvre volume, sans le moindre ornement, et qui
n’avait certes rien de royal. Un peu d’émotion tout de même les
envahit à l’aspect de ce livre que la reine avait touché en des
jours si tragiques, que ses yeux rougis de larmes avaient
regardé... Et ils n’osaient le prendre et le fouiller, comme s’ils
avaient eu l’impression d’un sacrilège...
– Voyons, monsieur Beautrelet, c’est une tâche qui vous
incombe. Il prit le livre d’un geste anxieux. La description
correspondait bien à celle que l’auteur de la brochure en avait
donnée. D’abord une couverture de parchemin, parchemin sali,
noirci, usé par places, et, au-dessous, la vraie reliure, en cuir
rigide.
Avec quel frisson Beautrelet s’enquit de la poche
dissimulée ! Était-ce une fable ? Ou bien retrouverait-il encore
le document écrit par Louis XVI, et légué par la reine à son ami
fervent ?
À la première page, sur la partie supérieure du livre, pas de
cachette.
– Rien, murmura-t-il.
– Rien, redirent-ils en écho, palpitants.
Mais à la dernière page, ayant un peu forcé l’ouverture du
livre, il vit tout de suite que le parchemin se décollait de la
reliure. Il glissa les doigts... Quelque chose, oui, il sentit quelque
chose... un papier... />
– Oh ! fit-il victorieusement, voilà... est-ce possible !
– Vite ! Vite ! lui cria-t-on. Qu’attendez-vous ?
Il tira une feuille, pliée en deux.
– Eh bien, lisez !... Il y a des mots à l’encre rouge... tenez...
on dirait du sang... du sang tout pâle... lisez donc !
Il lut : « À vous, Fersen. Pour mon fils, 16 octobre 1793... Marie-
Antoinette. »
Et soudain, Beautrelet poussa une exclamation de stupeur.
Sous la signature de la reine, il y avait... il y avait, à l’encre noire,
deux mots soulignés d’un paraphe... deux mots : « Arsène
Lupin ».
Tous, chacun à son tour, ils saisirent la feuille, et le même
cri s’échappait aussitôt :
– Marie-Antoinette... Arsène Lupin.
Un silence les réunit. Cette double signature, ces deux noms
accouplés, découverts au fond du livre d’heures, cette relique où
dormait, depuis plus d’un siècle, l’appel désespéré de la pauvre reine, cette date horrible, 16 octobre 1793, jour où tomba la tête
royale, tout cela était d’un tragique morne et déconcertant.
– Arsène Lupin, balbutia l’une des voix, soulignant ainsi ce
qu’il y avait d’effarant à voir ce nom diabolique au bas de la
feuille sacrée.
– Oui, Arsène Lupin, répéta Beautrelet. L’ami de la reine n’a
pas su comprendre l’appel désespéré de la mourante. Il a vécu
avec le souvenir que lui avait envoyé celle qu’il aimait, et il n’a
pas deviné la raison de ce souvenir. Lupin a tout découvert, lui...
et il a pris.
– 180 –
– Il a pris quoi ?
– Le document parbleu ! le document écrit par Louis XVI, et
c’est cela que j’ai tenu entre mes mains. Même apparence,
même configuration, mêmes cachets rouges. Je comprends
pourquoi Lupin n’a pas voulu me laisser un document dont je
pouvais tirer parti par le seul examen du papier, des cachets,
etc.
– Et alors ?
– Et alors, puisque le document dont je connais le texte est
authentique, puisque j’ai vu la trace des cachets rouges, puisque
Marie-Antoinette elle-même certifie, par ce mot de sa main, que
tout le récit de la brochure reproduite par M. Massiban est
authentique, puisqu’il existe vraiment un problème historique
de l’Aiguille creuse, je suis sûr de réussir.
– Comment ? Authentique ou non, le document, si vous ne
parvenez pas à le déchiffrer, ne sert à rien puisque Louis XVI a
détruit le livre qui en donnait l’explication.
– Oui, mais l’autre exemplaire, arraché aux flammes par le
capitaine des gardes du roi Louis XIV, n’a pas été détruit.
– Qu’en savez-vous ?
– Prouvez le contraire.
Beautrelet se tut, puis lentement, les yeux clos, comme s’il
cherchait à préciser et à résumer sa pensée, il prononça :
– Possesseur du secret, le capitaine des gardes commence
par en livrer des parcelles dans le journal que retrouve son
arrière-petit-fils. Puis le silence. Le mot de l’énigme, il ne le
donne pas. Pourquoi ? Parce que la tentation d’user du secret
s’infiltre peu à peu en lui, et qu’il y succombe. La preuve ? Son
assassinat. La preuve ? Le magnifique joyau découvert sur lui et
que, indubitablement, il avait tiré de tel trésor royal dont la
cachette, inconnue de tous, constitue précisément le mystère de l’Aiguille creuse. Lupin me l’a laissé entendre : Lupin ne mentait
pas.
– De sorte, Beautrelet, que vous concluez ?
Je conclus qu’il faut faire autour de cette histoire le plus de
publicité possible, et qu’on sache par tous les journaux que nous
recherchons un livre intitulé le Traité de l’Aiguille. Peut-être le
dénichera-t-on au fond de quelque bibliothèque de province.
Tout de suite la note fut rédigée, et tout de suite, sans même
attendre qu’elle pût produire un résultat, Beautrelet se mit à
l’œuvre.
Un commencement de piste se présentait : l’assassinat avait
eu lieu aux environs de Gaillon. Le jour même il se rendit dans
cette ville. Certes, il n’espérait point reconstituer un crime
perpétré deux cents ans auparavant. Mais, tout de même, il est
certains forfaits qui laissent des traces dans les souvenirs, dans
les traditions des pays.
Les chroniques locales les recueillent. Un jour, tel érudit de
province, tel amateur de vieilles légendes, tel évocateur des
petits incidents de la vie passée, en fait l’objet d’un article de
journal ou d’une communication à l’Académie de son chef-lieu.
Il en vit trois ou quatre de ces érudits. Avec l’un d’eux,
surtout, un vieux notaire, il fureta, il compulsa les registres de la
prison, les registres des anciens bailliages et des paroisses.
Aucune notice ne faisait allusion à l’assassinat d’un capitaine
des gardes, au XVIIe siècle.
Il ne se découragea pas et continua ses recherches à Paris où
peut-être avait eu lieu l’instruction de l’affaire. Ses efforts
n’aboutirent pas. Mais l’idée d’une autre piste le lança dans une direction
nouvelle. Était-il impossible de connaître le nom de ce capitaine
des gardes dont le petit-fils émigra, et dont l’arrière-petit-fils
servit les armées de la République, en fut détaché au Temple
pendant la détention de la famille royale, servit Napoléon, et fit
la campagne de France ?
À force de patience, il finit par établir une liste où deux
noms tout au moins offraient une similitude presque complète
M. de Larbeyrie, sous Louis XIV, le citoyen Larbrie, sous la
Terreur.
C’était déjà un point important. Il le précisa par un
entrefilet qu’il communiqua aux journaux, demandant si on
pouvait lui fournir des renseignements sur ce Larbeyrie ou sur
ses descendants.
Ce fut M. Massiban, le Massiban de la brochure, le membre
de l’Institut, qui lui répondit.
« Monsieur,
« Je vous signale un passage de Voltaire, que j’ai relevé dans
son manuscrit du Siècle de Louis XIV (chapitre XXV :
Particularités et anecdotes du règne). Ce passage a été supprimé
dans les diverses éditions.
« J’ai entendu conter à feu M. de Caumartin, intendant des
Finances et ami du ministre Chamillard, que le roi partit un jour
précipitamment dans son carrosse à la nouvelle que
M. de Larbeyrie avait été assassiné et dépouillé de magnifiques
bijoux. Il semblait dans une émotion très grande et répétait :
« Tout est perdu... tout est perdu... » L’année suivante, le fils de
ce Larbeyrie et sa fille, qui avait épousé le marquis de Vélines, furent exilés dans leurs terres de Provence et de Bretagne. Il ne
faut pas douter qu’il y ait là quelque particularité. »
« Il faut en douter d’autant moins, ajouterai-je, que
M. Chamillard, d’après Voltaire, fut le dernier ministre qui eut
l’étrange secret du Masque de fer.
« Vous voyez, monsieur, le profit que l’on peut tirer de ce
passage, et le lien évident qui s’établit entre les deux aventures.
Je n’ose, quant à moi, imaginer des hypothèses trop précises sur
la conduite, sur les soupçons, sur les appréhensions de Louis
XIV en ces circonstances, mais n’est-il pas permis, d’autre part,
puisque M. de Larbeyrie a laissé un fils qui fut probablement le
grand-père du citoyen-officier Larbrie, et une fille, n’est-il pas
permis de supposer qu’une partie des papiers laissés par
Larbeyrie ait échu à la fille, et que, parmi ces papiers, se trouvait
le fameux exemplaire que le capitaine des gardes sauva des
flammes ?
« J’ai consulté l’Annuaire des Châteaux. Il y a aux environs
de Rennes un baron de Vélines. Serait-ce un descendant du
marquis ? À tout hasard, hier, j’ai écrit à ce baron pour lui
demander s’il n’avait pas en sa possession un vieux petit livre,
dont le titre mentionnerait ce mot de l’Aiguille. J’attends sa
réponse.
« J’aurais la plus grande satisfaction à parler de toutes ces
choses avec vous. Si cela ne vous dérange pas trop, venez me
voir. Agréez, monsieur, etc.
« P.S. – Bien entendu, je ne communique pas aux journaux
ces petites découvertes. Maintenant que vous approchez du but,
la discrétion est de rigueur. »
C’était absolument l’avis de Beautrelet. Il alla même plus
loin : deux journalistes le harcelant ce matin-là, il leur donna les
informations les plus fantaisistes sur son état d’esprit et sur ses
projets.
L’après-midi il courut en hâte chez Massiban, qui habitait
au numéro 17 du quai Voltaire. À sa grande surprise, il apprit
que Massiban venait de partir à l’improviste, lui laissant un mot au cas où il se présenterait. Isidore décacheta et lut :
« Je reçois une dépêche qui me donne quelque espérance.
Je pars donc et coucherai à Rennes. Vous pourriez prendre le
train du soir et, sans vous arrêter à Rennes, continuer jusqu’à
la petite station de Vélines. Nous nous retrouverions au
château, situé à quatre kilomètres de cette station. »
Le programme plut à Beautrelet et surtout l’idée qu’il
arriverait au château en même temps que Massiban, car il
redoutait quelque gaffe de la part de cet homme inexpérimenté.
Il rentra chez son ami et passa le reste de la journée avec lui. Le soir il prenait l’express de Bretagne. À six heures il débarquait à
Vélines. Il fit à pied, entre des bois touffus, les quatre kilomètres de route. De loin, il aperçut sur une hauteur un long manoir,
construction assez hybride, mêlée de Renaissance et de Louis-
Philippe, mais ayant grand air tout de même avec ses quatre
tourelles et son pont-levis emmailloté de lierre.
Isidore sentait son cœur battre en approchant. Touchait-il
réellement au terme de sa course ? Le château contenait-il la
clef du mystère ?
Il n’était pas sans crainte. Tout cela lui semblait trop beau,
et il se demandait si, cette fois encore, il n’obéissait pas à un
plan infernal, combiné par Lupin, si Massiban n’était pas, par
exemple, un instrument entre les mains de son ennemi. Il éclata de rire.
« Allons, je deviens comique. On croirait vraiment que
Lupin est un monsieur infaillible qui prévoit tout, une sorte de
Dieu tout-puissant, contre lequel il n’y a rien à faire. Que
diable ! Lupin se trompe, Lupin, lui aussi, est à la merci des
circonstances, Lupin fait des fautes, et c’est justement grâce à la
faute qu’il a faite en perdant le document, que je commence à
prendre barre sur lui. Tout découle de là. Et ses efforts, en
somme, ne servent qu’à réparer la faute commise. » Et
joyeusement, plein de confiance, Beautrelet sonna.
– Monsieur désire ? dit un domestique apparaissant sur le
seuil.
– Le baron de Vélines peut-il me recevoir ?
Et il tendit sa carte.
– Monsieur le baron n’est pas encore levé, mais si Monsieur
veut l’attendre.
– Est-ce qu’il n’y a pas déjà quelqu’un qui l’a demandé, un
monsieur à barbe blanche, un peu voûté ? fit Beautrelet qui
connaissait Massiban par les photographies que les journaux
avaient données.
– Oui, ce monsieur est arrivé il y a dix minutes, je l’ai
introduit dans le parloir. Si Monsieur veut bien me suivre
également.
L’entrevue de Massiban et de Beautrelet fut tout à fait
cordiale. Isidore remercia le vieillard des renseignements de
premier ordre qu’il lui devait, et Massiban lui exprima son admiration de la façon la plus chaleureuse. Puis ils échangèrent
leurs impressions sur le document, sur les chances qu’ils avaient
de découvrir le livre, et Massiban répéta ce qu’il avait appris,
relativement à M. de Vélines. Le baron était un homme de
soixante ans qui, veuf depuis de longues années, vivait très
retiré avec sa fille, Gabrielle de Villemon, laquelle venait d’être
cruellement frappée par la perte de son mari et de son fils aîné,
morts des suites d’un accident d’auto.
– M. le baron fait prier ces messieurs de vouloir bien
monter.
Le domestique les conduisit au premier étage, dans une
vaste pièce aux murs nus, et simplement meublée de
secrétaires, de casiers et de tables couvertes de papiers et de
registres. Le baron les accueillit avec beaucoup d’affabilité et ce
grand besoin de parler qu’ont souvent les personnes trop
solitaires. Ils eurent beaucoup de mal à exposer l’objet de leur
visite.
– Ah oui, je sais, vous n’avez écrit à ce propos, monsieur
Massiban. Il s’agit, n’est-ce pas, d’un livre où il est question
d’une Aiguille, et qui me viendrait d’un ancêtre ?
– En effet.
– Je vous dirai que mes ancêtres et moi nous sommes
brouillés. On avait de drôles d’idées en ce temps-là. Moi, je suis
de mon époque. J’ai rompu avec le passé.
– Oui, objecta Beautrelet, impatienté, mais n’avez-vous
aucun souvenir d’avoir vu ce livre ?
– Mais si ! je vois l’ai télégraphié, s’écria-t-il en s’adressant à
Massiban, qui, agacé, allait et venait dans la pièce et regardait par les autres fenêtres, mais si !... ou du moins il semblait à ma
fille qu’elle avait vu ce titre parmi les quelques milliers de
bouquins qui encombrent la bibliothèque. Car, pour moi,
messieurs, la lecture... Je ne lis même pas les journaux... Ma
fille quelquefois, et encore ! pourvu que son petit Georges, le fils
qui lui reste, se porte bien ! et pourvu, moi, que mes fermages
rentrent, que mes baux soient en règle !... Vous voyez mes
registres... je vis là-dedans, messieurs... et j’avoue que j’ignore
absolument le premier mot de cette histoire, dont vous m’avez
entretenu par lettre, monsieur Massiban...
Isidore Beautrelet, horripilé par ce bavardage, l’interrompit
brusquement :
– Pardon, Monsieur, mais alors ce livre...
– Ma fille l’a cherché. Elle le cherche depuis hier.
– Eh bien ?
– Eh bien elle l’a retrouvé, elle l’a retrouvé il y a une heure
ou deux. Quand vous êtes arrivés...
– Et où est-il ?
– Où il est ? Mais elle l’a posé sur cette table... tenez... là-
bas...
Isidore bondit. Au bout de la table, sur un fouillis de
paperasses, il y avait un petit livre recouvert de maroquin rouge.
Il y appliqua son poing violemment, comme s’il défendait que
personne au monde y touchât... et un peu aussi comme si lui-
même n’osait le prendre.
– Eh bien, s’écria Massiban, tout ému.
– Je l’ai... le voilà... maintenant, ça y est...
– Mais le titre... êtes-vous sûr !
– Eh parbleu ! tenez.
Il montra les lettres d’or gravées dans le maroquin « Le
mystère de l’Aiguille creuse ».
– Êtes-vous convaincu ? Sommes-nous enfin les maîtres du
secret ?
– La première page... Qu’y a-t-il en première page ?
– Lisez : « Toute la vérité dénoncée pour la première fois. –
Cent exemplaires imprimés par moi-même et pour
l’instruction de la Cour. »
– C’est cela, c’est cela, murmura Massiban, la voix altérée,
c’est l’exemplaire arraché aux flammes C’est le livre même que
Louis XIV a condamné.
Ils le feuilletèrent. La première moitié racontait les
explications données par le capitaine de Larbeyrie dans son
journal.
– Passons, passons, dit Beautrelet qui avait hâte d’arriver à
la solution.
– Comment, passons ! Mais pas du tout. Nous savons déjà
que l’homme au Masque de fer fut emprisonné parce qu’il
connaissait et voulait divulguer le secret de la maison royale de France ! Mais comment le connaissait-il ? Et pourquoi voulait-il
le divulguer ? Enfin, quel est cet étrange personnage ? Un demi-
frère de Louis XIV, comme l’a prétendu Voltaire, ou le ministre
italien Mattioli, comme l’affirme la critique moderne ? Bigre ! ce
sont là des questions d’un intérêt primordial !
– Plus tard ! plus tard ! protesta Beautrelet, comme s’il avait
peur que le livre ne s’envolât de ses mains avant qu’il ne connût
l’énigme.
– Mais, objecta Massiban, que passionnaient ces détails
historiques, nous avons le temps, après... Voyons d’abord
l’explication.
Soudain Beautrelet s’interrompit. Le document ! Au milieu
d’une page, à gauche, ses yeux voyaient les cinq lignes
mystérieuses de points et de chiffres. D’un regard il constata
que le texte était identique à celui qu’il avait tant étudié. Même
disposition des signes... mêmes intervalles permettant d’isoler
le mot « demoiselles » et de déterminer séparément l’un de
l’autre les deux termes de l’Aiguille creuse.
Une petite note précédait : « Tous les renseignements
nécessaires ont été réduits par le roi Louis XIII, paraît-il, en un
petit tableau que je transcris ci-dessous. »
Suivait le tableau. Puis venait l’explication même du
document.
Beautrelet lut d’une voix entrecoupée :
« Comme on voit, ce tableau, alors même qu’on a changé
les chiffres en voyelles, n’apporte aucune lumière. On peut dire
que pour déchiffrer cette énigme, il faut d’abord la connaître.
C’est tout au plus un fil qui est donné à ceux qui savent les sentiers du labyrinthe. Prenons ce fil et marchons, je vous
guiderai.
« La quatrième ligne d’abord. La quatrième ligne contient
les mesures et les indications. En se conformant aux
indications et en relevant les mesures inscrites, on arrive
inévitablement au but, à condition, bien entendu, de savoir où
l’on est et où l’on va, en un mot d’être éclairé sur le sens réel de
l’Aiguille creuse. C’est ce que l’on peut apprendre par les trois
premières lignes. La première est ainsi conçue de me venger du
roi, je l’avais prévenu d’ailleurs... »
Beautrelet s’arrêta, interloqué.
– Quoi ? Qu’y a-t-il ? fit Massiban.
– Le sens n’y est plus.
– En effet, reprit Massiban. « La première est ainsi conçue
de me venger du roi... » Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Nom de nom ! hurla Beautrelet.
– Eh bien ?
– Déchirées ! Deux pages ! les pages suivantes !... Regardez
les traces !...
Il tremblait, tout secoué de rage et de déception. Massiban
se pencha :
– C’est vrai... il reste les brides de deux pages, comme des
onglets. Les traces semblent assez fraîches. Ça n’a pas été coupé, mais arraché... arraché violemment... Tenez, toutes les pages de
la fin portent des marques de froissement.
– Mais qui ? qui ? gémissait Isidore, en se tordant les
poings... un domestique ? un complice ?
– Cela peut remonter tout de même à quelques mois,
observa Massiban.
– Quand même... il faut que quelqu’un ait déniché, ait pris
ce livre... Voyons, vous, Monsieur, s’écria Beautrelet,
apostrophant le baron, vous ne savez rien ?... vous ne
soupçonnez personne ?
– Nous pourrions interroger ma fille.
– Oui... oui... c’est cela... peut-être saura-t-elle...
M. de Vélines sonna son valet de chambre. Quelques
minutes après, Mme de Villemon entrait. C’était une femme
jeune, à la physionomie douloureuse et résignée. Tout de suite,
Beautrelet lui demanda :
– Vous avez trouvé ce livre en haut, Madame, dans la
bibliothèque ?
– Oui, dans un paquet de volumes, qui n’était pas déficelé.
– Et vous l’avez lu ?
– Oui, hier soir.
– Quand vous l’avez lu, les deux pages qui sont là
manquaient-elles ? Rappelez-vous bien, les deux pages qui
suivent ce tableau de chiffres et de points ?
– Mais non, mais non, dit-elle très étonnée, il ne manquait
aucune page.
– Cependant, on a déchiré...
– Mais le livre n’a pas quitté ma chambre cette nuit.
– Ce matin ?
– Ce matin, je l’ai descendu moi-même ici quand on a annoncé l’arrivée de M. Massiban.
– Alors ?
– Alors, je ne comprends pas... à moins que... mais non...
– Quoi ?
– Georges... mon fils... ce matin... Georges a joué avec ce
livre.
Elle sortit précipitamment, accompagnée de Beautrelet, de
Massiban et du baron. L’enfant n’était pas dans sa chambre. On
le chercha de tous côtés. Enfin, on le trouva qui jouait derrière
le château. Mais ces trois personnes semblaient si agitées, et on
lui demandait des comptes avec tant d’autorité, qu’il se mit à
pousser des hurlements. Tout le monde courait a droite, a
gauche. On questionnait les domestiques. C’était un tumulte
indescriptible. Et Beautrelet avait l’impression effroyable que la
vérité se retirait de lui comme de l’eau qui filtre à travers les doigts. Il fit un effort pour se ressaisir, prit le bras de
Mme de Villemon, et, suivi du baron et de Massiban, il la
ramena dans le salon et lui dit :
– Le livre est incomplet, soit, deux pages sont arrachées...
mais vous les avez lues, n’est-ce pas, Madame ?
– Oui.
– Vous savez ce qu’elles contenaient ?
– Oui.
– Vous pourriez nous le répéter ?
– Parfaitement. J’ai lu tout le livre avec beaucoup de
curiosité, mais ces deux pages surtout m’ont frappée, étant
donné l’intérêt des révélations, un intérêt considérable.
– Eh bien, parlez, Madame, parlez, je vous en supplie. Ces
révélations sont d’une importance exceptionnelle. Parlez, je
vous en prie, les minutes perdues ne se retrouvent pas.
L’Aiguille creuse...
– Oh ! c’est bien simple, l’Aiguille creuse veut dire...
À ce moment un domestique entra.
– Une lettre pour Madame...
– Tiens... mais le facteur est passé.
– C’est un gamin qui me l’a remise.
Mme de Villemon décacheta, lut, et porta la main à son
cœur, toute prête à tomber, soudain livide et terrifiée.
Le papier avait glissé à terre. Beautrelet le ramassa et, sans
même s’excuser, il lut à son tour :
« Taisez-vous... sinon votre fils ne se réveillera pas... »
– Mon fils... mon fils... bégayait-elle, si faible qu’elle ne
pouvait même pas aller au secours de celui qu’on menaçait.
Beautrelet la rassura. :
– Ce n’est pas sérieux... il y a là une plaisanterie... voyons,
qui aurait intérêt ?
– À moins, insinua Massiban, que ce soit Arsène Lupin.
Beautrelet lui fit signe de se taire. Il le savait bien, parbleu,
que l’ennemi était là, de nouveau, attentif et résolu à tout, et
c’est pourquoi justement il voulait arracher à Mme de Villemon
les mots suprêmes, si longtemps attendus, et les arracher sur-le-
champ, à la minute même.
– Je vous en supplie, Madame, remettez-vous... Nous
sommes tous là... Il n’y a aucun péril...
Allait-elle parler ? Il le crut, il l’espéra. Elle balbutia
quelques syllabes. Mais la porte s’ouvrit encore. La bonne, cette
fois, entra. Elle semblait bouleversée.
– M. Georges... Madame... M. Georges.
D’un coup, la mère retrouva toutes ses forces. Plus vite que
tous, et poussée par un instinct qui ne trompait pas, elle
dégringola les marches de l’escalier, traversa le vestibule et
courut vers la terrasse. Là, sur un fauteuil, le petit Georges était
étendu, immobile.
– Eh bien quoi ! il dort !...
– Il s’est endormi subitement, Madame, dit la bonne. J’ai
voulu l’en empêcher, le porter dans sa chambre. Il dormait déjà,
et ses mains... ses mains étaient froides.
– Froides ! balbutia la mère... oui, c’est vrai... ah ! mon
Dieu, mon Dieu... pourvu qu’il se réveille !>
Beautrelet glissa ses doigts dans une de ses poches, saisit la
crosse de son revolver, de l’index agrippa la gâchette sortit
brusquement l’arme, et fit feu sur Massiban.
D’avance, pour ainsi dire, comme s’il épiait les gestes du
jeune homme, Massiban avait esquivé le coup. Mais déjà
Beautrelet s’était élancé sur lui en criant aux domestiques :
– À moi ! c’est Lupin !...
Sous la violence du choc, Massiban fut renversé sur un des
fauteuils d’osier.
Au bout de sept ou huit secondes, il se releva, laissant
Beautrelet étourdi, suffoquant et tenant dans ses mains le
revolver du jeune homme.
– Bien... parfait... ne bouge pas... t’en as pour deux ou trois
minutes... pas davantage... Mais vrai, t’as mis le temps à me reconnaître. Faut-il que je lui aie bien pris sa tête, au
Massiban ?...
Il se redressa, et d’aplomb maintenant sur ses jambes, le
torse solide, l’attitude redoutable, il ricana en regardant les trois
domestiques pétrifiés et le baron ahuri.
– Isidore, t’as fait une boulette. Si tu ne leur avais pas dit
que j’étais Lupin, ils me sautaient dessus. Et des gaillards
comme ceux-là, bigre, que serais-je devenu, mon Dieu ! Un
contre quatre !
Il s’approcha d’eux :
– Allons, mes enfants, n’ayez pas peur... je ne vous ferai pas
de bobo... tenez, voulez-vous un bout de sucre d’orge ? Ça vous
remontera. Ah ! toi, par exemple, tu vas me rendre mon billet de
cent francs. Oui, oui, je te reconnais. C’est toi que j’ai payé tout à
l’heure pour porter la lettre à ta maîtresse... Allons, vite,
mauvais serviteur...
Il prit le billet bleu que lui tendit le domestique et le déchira
en petits morceaux.
– L’argent de la trahison... ça me brûle les doigts.
Il enleva son chapeau et s’inclinant très bas devant
Mme de Villemon :
– Me pardonnez-vous, Madame ? Les hasards de la vie – de
la mienne surtout – obligent souvent à des cruautés dont je suis
le premier à rougir. Mais soyez sans crainte pour votre fils, c’est
une simple piqûre, une petite piqûre au bras que je lui ai faite,
pendant qu’on l’interrogeait. Dans une heure, tout au plus, il n’y paraîtra pas... Encore une fois, toutes mes excuses. Mais j’ai
besoin de votre silence.
Il salua de nouveau, remercia M. de Vélines de son aimable
hospitalité, prit sa canne, alluma une cigarette, en offrit une au
baron, donna un coup de chapeau circulaire, cria d’un petit ton
protecteur à Beautrelet : « Adieu, Bébé ! » et s’en alla
tranquillement en lançant des bouffées de cigarette dans le nez
des domestiques...
Beautrelet attendit quelques minutes. Mme de Villemon,
plus calme, veillait son fils. Il s’avança vers elle dans le but de
lui adresser un dernier appel. Leurs yeux se croisèrent. Il ne dit
rien. Il avait compris que jamais, maintenant, quoi qu’il arrivât,
elle ne parlerait. Là encore, dans ce cerveau de mère, le secret
de l’Aiguille creuse était enseveli aussi profondément que dans
les ténèbres du passé.
Alors il renonça et partit.
Il était dix heures et demie. Il y avait un train à onze heures
cinquante. Lentement il suivit l’allée du parc et s’engagea sur le
chemin qui le menait à la gare.
– Eh bien, qu’en dis-tu, de celle-là ?
C’était Massiban, ou plutôt Lupin, qui surgissait du bois
contigu à la route.
– Est-ce bien combiné ? Est-ce que ton vieux camarade sait
danser sur la corde raide ? Je suis sûr que t’en reviens pas,
hein ? et que tu te demandes si le nommé Massiban, membre de
l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a jamais existé ?
Mais oui, il existe. On te le fera voir même, si t’es sage. Mais
d’abord, que je te rende ton revolver... Tu regardes s’il est chargé ? Parfaitement, mon petit. Cinq balles qui restent, dont
une seule suffirait à m’envoyer ad patres... Eh bien, tu le mets
dans ta poche ?... À la bonne heure... J’aime mieux ça que ce
que tu as fait là-bas... Vilain ton petit geste ! Mais, quoi, on est
jeune, on s’aperçoit tout à coup, – un éclair ! – qu’on a été roulé
une fois de plus par ce sacré Lupin, et qu’il est là devant vous à
trois pas... pfffft, on tire... Je ne t’en veux pas, va... La preuve
c’est que je t’invite à prendre place dans ma cent chevaux. Ça
colle ? <
Il mit ses doigts dans sa bouche et siffla.
Le contraste était délicieux entre l’apparence vénérable du
vieux Massiban, et la gaminerie de gestes et d’accent que Lupin
affectait, Beautrelet ne put s’empêcher de rire.
– Il a ri ! il a ri ! s’écria Lupin en sautant de joie. Vois-tu, ce
qui te manque, bébé, c’est le sourire... tu es un peu grave pour
ton âge... Tu es très sympathique, tu as un grand charme de
naïveté et de simplicité... mais vrai, t’as pas le sourire.
Il se planta devant lui.
– Tiens, j’parie que je vais te faire pleurer. Sais-tu comment
j’ai suivi ton enquête ? comment j’ai connu la lettre que
Massiban t’a écrite et le rendez-vous qu’il avait pris pour ce
matin au château de Vélines ? Par les bavardages de ton ami,
celui chez qui tu habites... Tu te confies à cet imbécile-là, et il
n’a rien de plus pressé que de tout confier à sa petite amie... Et
sa petite amie n’a pas de secrets pour Lupin. Qu’est-ce que je te
disais ? Te voilà tout chose... Tes yeux se mouillent... l’amitié
trahie, hein ? ça te chagrine... Tiens, tu es délicieux, mon petit...
Pour un rien je t’embrasserais... tu as toujours des regards
étonnés qui me vont droit au cœur... Je me rappellerai toujours,
l’autre soir, à Gaillon, quand tu m’as consulté... Mais oui, c’était moi, le vieux notaire... Mais ris donc, gosse... Vrai, je te répète,
t’as pas le sourire. Tiens, tu manques... comment dirais-je ? tu
manques de « primesaut ». Moi, j’ai le « primesaut ».
On entendait le halètement d’un moteur tout proche. Lupin
saisit brusquement le bras de Beautrelet et, d’un ton froid, les
yeux dans les yeux :
– Tu vas te tenir tranquille maintenant, hein ? tu vois bien
qu’il n’y a rien à faire. Alors à quoi bon user tes forces et perdre
ton temps ? Il y a assez de bandits dans le monde... Cours après,
et lâche-moi... sinon... C’est convenu, n’est-ce pas ?
Il le secouait pour lui imposer sa volonté. Puis il ricana :
Imbécile que je suis ! Toi me ficher la paix ? T’es pas de ceux
qui flanchent... Ah je ne sais pas ce qui me retien t... En deux
temps et trois mouvements, tu serais ficelé, bâillonné... et dans
deux heures, à l’ombre pour quelques mois... Et je pourrais me
tourner les pouces en toute sécurité, me retirer dans la paisible
retraite que m’ont préparée mes aïeux, les rois de France, et
jouir des trésors qu’ils ont eu la gentillesse d’accumuler pour
moi... Mais non, il est dit que je ferai la gaffe jusqu’au bout...
Qu’est-ce que tu veux ? on a ses faiblesses... Et j’en ai une pour
toi... Et puis quoi, c’est pas encore fait. D’ici à ce que tu aies mis
le doigt dans le creux de l’Aiguille, il passera de l’eau sous le
pont... Que diable ! Il m’a fallu dix jours à moi, Lupin. Il te
faudra bien dix ans. Il y a de l’espace, tout de même, entre nous
deux.
L’automobile arrivait, une immense voiture à carrosserie
fermée. Il ouvrit la portière, Beautrelet poussa un cri. Dans la
limousine il y avait un homme et cet homme c’était Lupin ou
plutôt Massiban.
Il éclata de rire, comprenant soudain.
Lupin lui dit :
– Te retiens pas, il dort bien. Je t’avais promis que tu le
verrais. Tu t’expliques maintenant les choses ? Vers minuit, je
savais votre rendez-vous au château. À sept heures du matin,
j’étais là. Quand Massiban est passé, je n’ai eu qu’à le cueillir...
Et puis, une petite piqûre... ça y était ! Dors, mon bonhomme...
On va te déposer sur le talus... En plein soleil, pour n’avoir pas
froid... Allons-y... bien... parfait... À merveille... Et notre
chapeau à la main !.. un p’tit sou, s’il vous plaît... Ah ! mon vieux
Massiban, tu t’occupes de Lupin !
C’était vraiment d’une bouffonnerie énorme que de voir l’un
en face de l’autre les deux Massiban, l’un endormi et branlant la
tête, l’autre sérieux, plein d’attentions et de respect.
– Ayez pitié d’un pauvre aveugle... Tiens, Massiban, voilà
deux sous et ma carte de visite...
– Et maintenant, les enfants, filons en quatrième vitesse...
Tu entends, le mécano, du 120 à l’heure. En voiture, Isidore... Il
y a séance plénière de l’Institut aujourd’hui, et Massiban doit
lire, à trois heures et demie, un petit mémoire sur je ne sais pas
quoi. Eh bien, il le leur lira, son petit mémoire. Je vais leur
servir un Massiban complet, plus vrai que le vrai, avec mes
idées à moi sur les inscriptions lacustres. Pour une fois où je
suis de l’Institut. Plus vite, mécano, nous ne faisons que du
115... T’as peur, t’oublie donc que t’es avec Lupin ?... Ah !
Isidore, et l’on ose dire que la vie est monotone, mais la vie est
une chose adorable, mon petit, seulement, il faut savoir... et
moi, je sais... Si tu crois que c’était pas à crever de joie tout à
l’heure, au château, quand tu bavardais avec le vieux Vélines et
que moi, collé contre la fenêtre, je déchirais les pages du livre historique ! Et après, quand t’interrogeais la dame de Villemon
sur l’Aiguille creuse ! Allait-elle parler ? Oui, elle parlerait...
non, elle ne parlerait pas... oui... non... J’en avais la chair de
poule... Si elle parlait, c’était ma vie à refaire, tout l’échafaudage
détruit... Le domestique arriverait-il à temps ? Oui... non... le
voilà... Mais Beautrelet va me démasquer ? Jamais ! trop
gourde ! Si... non... voilà, ça y est... non, ça y est pas... si... il me
reluque... ça y est... il va prendre son revolver... Ah ! quelle
volupté !... Isidore, tu parles trop... Dormons, veux-tu ? Moi, je
tombe de sommeil... bonsoir...
Beautrelet le regarda. Il semblait presque dormir déjà. Il
dormait.
L’automobile, lancée à travers l’espace, se ruait vers un
horizon sans cesse atteint et toujours fuyant. Il n’y avait plus ni
villes, ni villages, ni champs, ni forêts, rien que de l’espace, de
l’espace dévoré, englouti. Longtemps Beautrelet regarda son
compagnon de voyage avec une curiosité ardente, et aussi avec
le désir de pénétrer, à travers le masque qui la couvrait, jusqu’à
sa réelle physionomie. Et il songeait aux circonstances qui les
enfermaient ainsi l’un près de l’autre dans l’intimité de cette
automobile.
Mais, après les émotions et les déceptions de cette matinée,
fatigué à son tour, il s’endormit.
Quand il se réveilla, Lupin lisait. Beautrelet se pencha pour
voir le titre du livre. C’était Les Lettres à Lucilius, de Sénèque le
philosophe.