L.S. Senghor et Tchicaya U Tamsi ont publié à vingt ans d’intervalle leur Chaka. Qu’ont-ils retenu de la lecture de l’épopée du nationaliste zoulou, Chaka de Thomas Mofolo dont la première édition est de 1925 ? Ont-ils respecté la chronologie de la vie de Chaka ou ont-ils opéré des choix dans la matière donnée par le romancier sud-africain ?
Pour Mofolo, le premier et, après lui, pour les écrivains sud-africains, Chaka (1787-1828) est une fierté nationale grâce au courage, à la volonté de réunifier les tribus et les peuples contre la volonté coloniale qui maintenait voire renforçait les divisions ethniques. Chaka, chef guerrier, a défendu les peuples de l’Afrique australe : les Xhosas, les Zoulous, les Vendas…. Le texte de Mofolo est donc une œuvre sous le feu de l’actualité au moment où les deux poètes africains francophones publient leurs textes. Nous mettrons l’accent sur les différences possibles car les deux écrivains, ayant puisé à la même source, n’ont pas réservé le même traitement au texte source. Senghor, l’homme politique qui a lu Machiavel, absout Chaka tandis que Tchicaya, le moraliste, a un point de vue tranché : il ne transige pas. Il condamne Chaka. La posture des deux hommes expliquera leurs attitudes face au comportement « criminel » du leader africain.
Un thème, deux variations
En 1956, L.S. Senghor publie Ethiopiques, recueil qui marque le retour de l’auteur aux peuples noirs, à leurs origines, à leurs histoires. Parmi les textes qui composent ce recueil figure « Chaka » avec une précision importante : « poème dramatique à plusieurs voix ». Ce texte a une particularité au niveau de sa forme. En parcourant le recueil (Seuil, 1964) seuls deux poèmes, Chaka et Elégie pour Aynina Fall sont des poèmes dramatiques par leur sujet ; ce sont des partitions « dialoguées » comme le texte théâtral. Ces deux textes ont en commun le thème : la mort d’un leader, d’un héros ; au point que nous considérons le second comme la suite du premier [1]. En effet, Chaka et Elégie…ont une même structure : ils sont divisés en deux parties qui correspondent au mouvement du texte. La forme du texte est commandée par le thème. Un autre élément que Senghor introduit dans son texte, la musique. Le premier texte doit être chanté « sur un fond de tam-tam funèbre » et le deuxième sur « un fond d’un tam-tam d’amour vif » [2]. Comme le chant du griot, le poème dramatique est un art total dans la mesure où il intègre chant et musique, voire danse. C’est la forme de théâtre traditionnel joué dans les cours royales ou au clair de lune au village.
Tchicaya, par contre, a exploité l’épopée de Mofolo. Il en a tiré une pièce de théâtre en trois actes, trente-et-une scènes. Il reste plus ou moins fidèle au Chaka originel. Tous les personnages, au nombre de quatorze, sortent de l’œuvre du poète sud-africain. Senghor réduit ce nombre à quatre : Chaka, la Voix blanche, la Voix du devin Issanoussi, une Voix – la conscience de Chaka [première partie], le Chœur et le Coryphée [deuxième partie]. Dans Elégie, il n’y a que les Chœurs des jeunes filles et des jeunes hommes ainsi que le Coryphée. Une autre différence, le texte de Senghor ne fait nullement allusion ni à l’espace où l’action se déroule ni au temps, contrairement à celui de Tchicaya. De même, le poème de Senghor n’a aucune didascalie ce qui rend le texte incomplet car qu’est-ce qu’un texte théâtral « moderne » sans les didascalies ? Le rôle des didascalies est important dans la compréhension du personnage de théâtre. Elles montrent le personnage dans toute son épaisseur… Seul le théâtre classique – grec – par exemple n’a pas utilisé les didascalies. Ecrit pour être chanté et non pour être joué, Senghor a peut-être jugé superflue l’utilisation des didascalies.
L’année 1956 est riche en événements. Sur le plan culturel, Césaire publie Cahier d’un retour au pays natal ; Senghor lui-même donne deux recueils : Chants d’ombre et Hosties noires. Une année auparavant, Césaire venait de publier son Discours sur le colonialisme, Tchicaya, Feu de brousse, les Ecrivains et Artistes Noirs avaient tenu leur premier Congrès à Paris. Sur le plan politique, c’est l’année de la Loi-cadre votée par l’assemblée nationale qui autorise le gouvernement colonial français à mettre en œuvre des réformes et à prendre des mesures nécessaires à l’évolution des Territoires d’outre-mer, afin d’associer plus étroitement les populations à la gestion de leurs propres intérêts. C’est le début de l’autonomie interne.
Senghor, l’homme politique, a médité sur la situation de l’Afrique. Chaka, l’un des premiers résistants face à la présence étrangère, sert de modèle. Cette méditation est entamée avec « A l’Appel de la Race de Saba » écrit au moment de la guerre d’Ethiopie, à l’occasion de laquelle le Négus avait lancé un appel à tous les peuples africains. Le Chaka de Senghor est dédié aux Martyrs bantous de l’Afrique du Sud [3]. Comment parler des martyrs sud africains si ce n’est en célébrant Chaka le résistant, en sortant de « l’oubli » le symbole de la Résistance ? Chaka est donc une méditation poétique sur la libération de son Afrique. Mofolo d’abord, Senghor ensuite mettent l’accent sur les forces en présence. D’un côté, il y a les colons qui ont la force des armes, de l’autre, le leader bantou, armé d’un grand dessein : l’unité, la fraternité de tous les peuples. Suivre Chaka sur ce point est une fierté pour Senghor le militant politique, lui qui tentera plus tard l’éphémère fédération du Soudan français ; lui, le chantre de la négritude. Senghor élève Chaka au rang de symbole.
A la lecture du poème, on constate que le poète n’insiste pas sur les accusations de la Voix blanche qui mettent l’accent sur le côté sanguinaire de Chaka :
« Promis au néant vagissant. Te voilà donc à ta passion.
Ce fleuve de sang qui te baigne, qu’il te soit pénitence
dit la Voix blanche. »
La réponse de Chaka est à la mesure de son projet. Avec sang froid et courage, il reconnaît les griefs qui lui sont faits :
« Oui me voilà entre deux frères, deux traîtres deux larrons.
Deux imbéciles hâ ! non certes comme l’hyène, mais comme le Lion d’Ethiopie tête debout.(…) Et c’est la fin de ma passion » [4]
Plus loin, on lit :
« Je voyais dans un songe les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas.
Les forêts fauchées les collines anéanties, vallons et fleuves dans les fers
Je voyais les pays aux quatre coins de l’horizon sous la grille tracée par les doubles routes de fer
Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence
Au travail. Le travail est sain, mais le travail n’est plus le geste
(…) Peuples du sud dans les chantiers, les ports les mines les manufactures… » [5]
Pour marquer sa désapprobation de l’exploitation imposée par la Conquête et par l’Occupation étrangères, Chaka insiste sur l’expression « je voyais » (3 fois). Il relève la contradiction entre les richesses produites par les peuples de l’Afrique australe et la misère dans laquelle ils se débattent :
« … Et le soir dans les kraals de la misère
Et les peuples entassent des montagnes d’or noir d’or rouge
Et ils crèvent de faim » [6]
La Voix blanche est à la fois la voix des oppresseurs, des conquérants, elle sera celle de toutes les victimes ainsi que celle de ceux qui ont dénoncé les pouvoirs sanguinaires des leaders africains qui ne tolèrent pas la moindre contestation. [7] Nous verrons plus loin que le dramaturge congolais Tchicaya U Tamsi a insisté sur Chaka, le précurseur des dictateurs africains postcoloniaux. Senghor, par contre, montre Chaka l’homme politique accablé de responsabilités. Ainsi les crimes qu’il commet sont une preuve de l’amour pour son peuple. En se donnant pour mission de libérer le peuple de l’occupant étranger, ne faudrait-il pas se montrer intransigeant ?
« Ce n’est pas haïr que d’aimer son peuple.
Je dis qu’il n’est pas de paix armée, de paix sous l’oppression » [8]
Ici, comme le syndicaliste Ayinina Fall, Chaka a le soutien de son peuple d’autant plus que leur action est louée par le chœur de jeunes Filles. On l’entend après l’assassinat du premier :
« Terrible comme un lion pour les ennemis de son peuple
Bon comme un père au large dos
Beau comme une épée nue
(…) Sa prestance comme un monolithe autour duquel se rassemble
le Peuple quand surgit l’événement.
(…) Sa présence leur était souffrance » [9]
Au moment où Senghor publie Chaka, il n’est pas encore le chef d’Etat du Sénégal qu’il sera mais il médite déjà sur les responsabilités de l’homme d’Etat d’un pays dominé. Comme Mofolo avant lui, il réhabilite le chef guerrier noir [10]. Comme tous les chefs qui ont voulu libérer leurs peuples, Chaka fut aveuglé par la mission qu’il s’était donnée… Comme Tousssaint Louverture dans La Tragédie du Roi Christophe de Césaire, il demande trop à ses compatriotes. Ces leaders sont incompris, victimes des intrigues de toutes sortes. Voulant réhabiliter le symbole de l’affirmation de la fierté du nègre, l’artisan de l’unité africaine, Senghor passe sous silence tous les crimes commis par le chef guerrier. Comme la mort de Noliwé, la fille de Ding’iswayo le tuteur de Chaka, la femme de celui-ci. [11] La mort de Noliwé est pour Senghor un sacrifice qui libèrera l’énergie de Chaka afin de mener à bien sa mission : « Le pouvoir ne s’obtient pas sans sacrifice. Le pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus cher » [12] Or, cette mort est montrée par Mofolo et Tchicaya comme un crime gratuit. En effet, le motif du massacre de Noliwé n’est pas clair. Est-ce parce qu’elle délire c’est-à-dire parce qu’elle est visionnaire ? Est-ce à cause de son étroite proximité avec les conspirateurs qui veulent mettre un terme à la folie meurtrière de son mari, Chaka ? C’est ce que pense Tchicaya :
« Chaka : … La folie est contagieuse. Il faut cautériser »
Plus loin
« Chaka :…. Je la tue si elle ne part pas ! »
Et il poursuit « Tais-toi, ça suffit comme ça !
Epervier (intervenant trop tard) : Chaka, ne fais pas ça !
Noliwé : Aîe ! Arrête ! Ne me tue pas !
Chaka (frappe sa femme mortellement d’un coup de poignard) Il fallait te taire ! » [13]
C’est un crime parmi la longue liste des victimes de Chaka. Les uns sont accusés de comploter contre lui, les autres comme Noliwé d’être atteints de folie. Or, le fou est celui qui dit la vérité. Il est comme l’enfant qui, dans le conte d’Andersen, se singularise par la vérité en rappelant au souverain jusqu’où il peut aller. Il est le marqueur rouge qui trace la limite. Il est le fou qui dit ce que tout le monde pense. C’est en somme la voix du bon sens, celle du bouffon, Ugolin dans les textes de Césaire.
Noliwé est la métaphore de l’Afrique postcoloniale sacrifiée. Chaka, par sa cruauté a, comme bien des dirigeants africains après lui, trahi sa mission. Le mal qu’il fait est à mettre sur le compte de l’égoïsme maquillé en amour ou en patriotisme.
Comme le syndicaliste, Chaka a donné toute sa vie sans rupture pour l’UNITE DES PEUPLES NOIRS lit-on dans Elégie [14] ce qui semble être le prolongement des propos du Coryphée : « (…) C’est l’heure de la re-naissance…
Tu es Zoulou par qui nous croissons dru, les narines par quoi nous buvons la vie forte
Tu es le doué-d’un large-dos, tu portes tous les peuples à peau noire » [15]
Senghor fait de Chaka le prince de la solitude, attribut qu’il partage avec le poète. L’homme politique comme le poète ont besoin de la solitude pour prendre des décisions importantes ou pour écrire un vers ou un poème. Cette solitude rend l’acteur politique d’abord maladroit, puis impitoyable. La solitude du pouvoir plonge l’acteur dans une sorte de névrose. Chaka transforme chacun de ses concitoyens en conspirateur. Sur cette question, il sort des tragédies de Shakespeare. Emule de Jules César, il est le précurseur des pouvoirs sans partage. Nous avons montré dans le texte cité comment Chaka annonce la figure même du dictateur africain postcolonial. C’est pour cela que la lecture senghorienne du texte de Mofolo nous paraît tronquée. Tchicaya montre Chaka la conscience chargée de cauchemars :
« On meurt seul d’être seul !… C’est donc sous mes paupières que se trouvent les mauvaises images de mes cauchemars ! Et dire qu’il y en a pour qui dormir n’est pas un problème. Ils s’allongent, ils dorment, ils ronflent. La nuit n’est d’aucun poids sur leurs corps ! Ils dorment ! Ils dorment. Ah ! Vouloir le bien d’autrui mène trop loin. Ils dorment… S’ils ne dorment pas peut-être fomentent-ils ma mort ? Ndlebé ! Ils complotent. » [16]
C’est dans la solitude des palais que les dirigeants africains manigancent la mort des opposants. Dans les textes de Mofolo et de Tchicaya la nuit est le moment dangereux pour Chaka, c’est le moment propice pour les comploteurs. Dans le théâtre ayant pour sujet le pouvoir, celui de Shakespeare ou de Hugo en passant par Schiller par exemple, les intrigues se nouent la nuit. Tout a lieu la nuit. A la fin du texte de Tchicaya, Chaka qui se sait condamné, s’interroge alors sur le chef qu’il a été. Lucide, il s’est aperçu de ses erreurs, de ses crimes :
« Mon sang va rejaillir sur moi. Tout sera accompli selon… Pas de testament. J’ai égorgé Noliwé… J’ai égorgé Nnandi. A qui léguer un tel héritage. Le sang répandu ? A qui léguer un rêve qui a tourné au cauchemar… Je suis venu avec la nouvelle du renouveau…avec la trêve qu’il faut à l’arbre, à tel moment de l’an pour que tout reverdisse, et que la fleur en exhalant laisse assez de saveur au fruit. Le fruit était le symbole du peuple à l’unisson. (…) L’homme… Quel homme ai-je été ? Une caricature de moi-même, parce que je ne me suis rendu ni maître de l’écume de la mer, ni féal du destin ! Allons donc ! L’homme est aveugle puisqu’il ne voit pas où il va. » [17]
Conclusion
Senghor et Tchicaya ont lu le Chaka de Thomas Mofolo. L’un et l’autre en ont fait une lecture différente. Il nous semble que l’époque est un facteur non négligeable. Senghor, l’homme politique, n’a retenu que le chef nationaliste qui a résisté face à l’occupant étranger. Le poète sénégalais préfère le chef fédérateur, l’unificateur des peuples dispersés. Nous avons lu ce poème en relation avec un autre texte écrit en l’honneur d’Ayinina Fall, syndicaliste. Les deux textes sont des hymnes à l’unité, ce sont des éloges à la lutte de deux meneurs d’hommes. Les deux sont des poèmes chantés comme le prouve la présence des chœurs et du coryphée. Réminiscence de l’ode grecque mais aussi volonté d’ancrer ces poèmes dans la littérature orale africaine qui est toujours accompagnée d’un ou de deux instruments de musique.
Tchicaya dédie son texte à son aîné,Senghor. Qu’il nous souvienne que Senghor a préfacé les contes africains récoltés par Tchicaya. Il y a donc une admiration réciproque. Au moment où Tchicaya publie son texte [1977], les pouvoirs africains se sont radicalisés. Un peu partout sur le continent, les opposants sont persécutés s’ils ne sont pas exécutés. Chaka est donc la figure de ces dictateurs-là. Tchicaya, tout en mettant l’accent sur le chef nationaliste insiste sur le dictateur, le sanguinaire. C’est pour cette raison qu’à la fin de sa vie qui correspond à la fin de la pièce Chaka, le Zulu refait sous la forme d’une autocritique le chemin parcouru. Enfin nous avons montré que les deux poètes ont lu le texte de Mofolo mais qu’ils en ont fait deux lectures différentes qui correspondent à deux visions différentes. Le second a dépassé la réhabilitation pour insister sur la dictature, le pouvoir personnel. Ce sont deux lectures de l’histoire de l’Afrique noire faites par deux grands poètes du continent qui ont choisi une figure qui dépasse les seules frontières de l’Afrique australe
Bibliographie
:
Senghor, Léopold Sédar, Chaka in Ethiopiques, Editions du Seuil, 1956.
Ayinina Fall in Ethiopiques
Tchicaya U Tamsi, Le Zulu suivi de Wvène le Fondateur, Nubia, 1977.
Mbaye, Alioune, « L’Autre théâtre historique de l’époque coloniale : Le « Chaka » de Senghor » in Ethiopiques, n° 72.
Mbama-Ngankoua, Yves, « Tchicaya U Tamsi : la mise en scène du pouvoir africain. Théâtre et réalisme » in Ethiopiques n°76, 2006.