Un Français, qui fit le voyage de Londres, alla voir un jour le grand Charles Dickens. Il fut reçu et s’excusa sur son admiration de venir ainsi prendre quelques minutes d’une existence si précieuse.
— Votre gloire, ajouta-t-il, et la sympathie universelle que vous inspirez vous exposent, sans doute, à d’innombrables importunités. Votre porte est sans cesse assiégée. Vous devez recevoir tous les jours des princes, des hommes d’État, des savants, des écrivains, des artistes et même des fous.
— Oui ! des fous, des fous, s’écria Dickens, en se levant avec cette agitation à laquelle il était souvent en proie dans les derniers temps de sa vie, des fous ! Ceux-là seuls m’amusent.
Et il poussa dehors par les épaules le visiteur étonné.
Les fous, Charles Dickens les aima toujours, lui qui décrivit avec une grâce attendrie l’innocence de ce bon M. Dick. Tout le monde connaît M. Dick, puisque tout le monde a lu David Copperfield. Tout le monde en France : car il est aujourd’hui de mode en Angleterre de négliger le meilleur des conteurs anglais. Un jeune esthète m’a confié tantôt que Dombey and Son n’était lisible que dans les traductions. Il m’a dit aussi que Lord Byron était un poète assez plat, quelque chose comme notre Ponsard. Je ne le crois pas. Je crois que Byron est un des plus grands poètes du siècle, et je crois que Dickens exerça plus qu’aucun autre écrivain la faculté de sentir ; je crois que ses romans sont beaux comme l’amour et la pitié qui les inspirent. Je crois que David Copperfield est un nouvel évangile. Je crois enfin que M. Dick, à qui j’ai seul affaire ici, est un fou de bon conseil, parce que la raison qui lui reste est la raison du coeur et que celle-là ne trompe guère. Qu’importe qu’il lance des cerfs-volants sur lesquels il a écrit je ne sais quelles rêveries relatives à la mort de Charles 1er ! Il est bienveillant ; il ne veut de mal à personne, et c’est là une sagesse à laquelle beaucoup d’hommes raisonnables ne s’élèvent point comme lui. C’est un bonheur pour M. Dick d’être né en Angleterre. La liberté individuelle y est plus grande qu’en France. L’originalité y est mieux vue, plus respectée que chez nous. Et qu’est-ce que la folie, après tout, sinon une sorte d’originalité mentale ? Je dis la folie et non point la démence. La démence est la perte des facultés intellectuelles. La folie n’est qu’un usage bizarre et singulier de ces facultés.
J’ai connu dans mon enfance un vieillard qui était devenu fou en apprenant la mort d’un fils unique, enseveli, à vingt ans, sous une avalanche du Righi. Sa folie consistait à s’habiller de toile à matelas. A cela près, il était parfaitement sage. Tous les petits polissons du quartier le suivaient dans la rue en poussant des cris sauvages. Mais, comme il joignait à la douceur d’un enfant la vigueur d’un colosse, il les tenait en respect, leur faisant assez de peur sans leur faire aucun mal. En cela, il donnait l’exemple d’une excellente police. Quand il entrait dans une maison amie, son premier soin était de dépouiller l’espèce du souquenille à grands carreaux qui le rendait ridicule. Il l’arrangeait sur un fauteuil de manière qu’elle semblât autant que possible recouvrir un corps humain. Il y plantait sa canne comme une sorte de colonne vertébrale, puis il coiffait la pomme de cette canne avec son grand chapeau de feutre, dont il rabattait les bords et qui prenait sous ses doigts un aspect fantastique. Quand cela était fait, il contemplait un moment sa défroque de l’air dont on regarde un vieil ami malade qui dort, et aussitôt il devenait l’homme le plus raisonnable du monde, comme si en vérité ce fût sa propre folie qui sommeillât devant lui dans un habit de carnaval. Il lui restait un vêtement de dessous très décent, une sorte de grand gilet noir à manches, assez semblable à ce qu’on nommait une veste sous Louis XVI. Que de fois j’ai pris plaisir à le voir et à l’entendre ! Il parlait sur tous les sujets avec beaucoup de raison et d’intelligence. C’était un savant, nourri de tout ce qui peut faire connaître le monde et les hommes. Il avait notamment dans la tête une riche bibliothèque de voyages, et il était sans pareil pour raconter le naufrage de la Méduse ou quelque aventure de matelots en Océanie.
Je serais impardonnable d’oublier qu’il était excellent humaniste : car il m’a donné, par pure bienveillance, plusieurs leçons de grec et de latin qui m’ont fort avancé dans mes études. Son zèle à rendre service s’exerçait en toute rencontre. Je l’ai vu interrompre des calculs compliqués dont un astronome l’avait chargé et fendre du bois pour obliger une vieille servante. Sa mémoire était fidèle ; il gardait le souvenir de tous les événements de sa vie, hors de celui qui l’avait bouleversé. La mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa mémoire ; du moins, on ne lui entendit jamais prononcer un seul mot qui pût faire croire qu’il se rappelait en quoi que ce soit ce terrible malheur. Il était d’humeur égale, presque gaie, et reposait volontiers son esprit sur des images douces, affectueuses, riantes. Il recherchait la compagnie des jeunes gens. Son esprit avait pris dans leur fréquentation un tour pédagogique très prononcé. J’ai pensé à lui depuis lors en lisant l’excellent Traité des études de Rollin. Il n’entrait guère, je dois le dire, dans la pensée de ses jeunes amis ; il suivait la sienne d’un cours obstiné que rien ne pouvait rompre. Mais j’ai remarqué une disposition analogue chez toutes les personnes véritablement supérieures qu’il m’a été donné de fréquenter. Après s’être vêtu pendant une vingtaine d’années, été comme hiver, d’un surtout de toile à matelas, il parut un jour avec une veste à petits carreaux qui n’était pas ridicule. Son humeur était changée comme son costume, mais il s’en fallait de beaucoup que ce changement fût aussi heureux. Le pauvre homme était triste, silencieux, taciturne. Quelques mots, à peine intelligibles, qui lui échappaient, trahissaient l’inquiétude et l’épouvante. Son visage, qui avait toujours été fort rouge, se couvrait de larges plaques violettes. Ses lèvres étaient noires et tombantes. Il refusait toute nourriture. Un jour, il parla du fils qu’il avait perdu. On le trouva, le lendemain matin, pendu dans sa chambre. Le souvenir de ce vieillard m’inspire une véritable sympathie pour les fous qui lui ressemblent. Mais je crois que c’est le petit nombre. Il en est des fous comme des autres hommes : les bons sont rares, et l’on visiterait bien des maisons de santé sans trouver un second vieillard à la toile à matelas ou un autre M. Dick. M. Paul Hervieu n’est pas éloigné de penser, comme Dickens, que les fous sont seul intéressants. Il nous raconte, dans l’Inconnu, une terrible histoire de folie qui finalement se trouve n’être qu’un rêve, mais bien le plus effrayant et le mieux suivi des rêves : le rêve d’un fou. Il n’est tel qu’un fou pour conduire un cauchemar dans la perfection. C’est ce que M. Paul Hervieu a montré avec un rare talent. Cartésien à rebours, il nous a apporté les raisons de la folie. Il a suivi dans ses détraquements successifs la machine à penser, avec l’intérêt qu’un horloger pervers doit porter à l’examen d’une montre extraordinairement mauvaise. Son livre est bien curieux, et tout à fait original. Il produit deux effets : il fait peur et donne à réfléchir. La peur, je vous l’épargnerai, non sans motifs. Il me faudrait avoir tout le talent de M. Paul Hervieu et en faire l’usage qu’il en a fait pour vous communiquer le frisson dont il m’a secoué. Quant aux réflexions que son livre inspire, elles sont nombreuses. C’est le moins qu’il m’en échappe une. Il est si agréable de philosopher ! Pendant que j’écris, un acacia balance à ma fenêtre ses branches légère et fleuries, et je me répète à moi-même ce distique d’un poète de l’Anthologie : "Asseyons-nous sous ce bel arbre : il sera doux de converser à l’ombre." Un bel arbre et de calmes pensées, qu’y a-t-il de meilleur au monde ? Mon acacia, que la brise agite doucement, répand jusque sur ma table la neige parfumée de ses fleurs. Sous cette agréable influence, il m’est impossible de me défendre d’une véritable sympathie pour les fous qui ne font pas beaucoup de mal. Quant à n’en pas faire du tout, cela est bien défendu aux hommes, fous ou sensés. Il n’existe aucun moyen de vivre sans nuire. Il ne faut point haïr les fous. Ne sont-ils pas nos semblables ? Qui peut se flatter de n’être fou en rien ? Je viens de chercher dans le Dictionnaire de Littré et Robin la définition de la folie, et je ne l’ai point trouvée ; du moins celle qu’on y lit est-elle à peu près dénuée de sens. Je m’y attendais un peu : car la folie, quand elle n’est caractérisée par aucune lésion anatomique, demeure indéfinissable. Nous disons qu’un homme est fou quand il ne pense pas comme nous. Voilà tout. Philosophiquement, les idées des fous sont aussi légitimes que les nôtres. Ils se représentent le monde extérieur d’après les impressions qu’ils en reçoivent. C’est exactement ce que nous faisons, nous qui passons pour sensés. Le monde se réfléchit en eux d’une autre façon qu’en nous. Nous disons que l’image que nous en recevons est vraie et que celles qu’ils en reçoivent est fausse. En réalité, aucune n’est absolument fausse et aucune n’est absolument vraie. La leur est vraie pour eux ; la nôtre est vraie pour nous. Écoutez cette fable : Un jour, un miroir dont la surface était parfaitement plane rencontra, dans un jardin, un miroir convexe.
— Je vous trouve bien impertinent, lui dit-il, de représenter la nature comme vous faites. Il faut que vous soyez fou pour donner à toutes les figures un gros ventre avec des pieds et des têtes grêles, et changer toutes les lignes droites en lignes courbes.
— C’est vous qui déformez la nature, répondit avec humeur le miroir convexe ; votre plate personne s’imagine que les arbres sont tout droits parce qu’elle les fait tels, et que tout est plan hors de vous comme en vous. Les troncs des arbres sont courbes. Voilà la vérité. Vous n’êtes qu’un miroir trompeur.
— Je ne trompe personne, reprit l’autre. C’est vous, compère convexe, qui faites la caricature des hommes et des choses.
La querelle commençait à s’échauffer quand un géomètre passa par là. C’était, dit l’histoire, le grand d’Alembert.
— Mes amis, vous avez raison et tort tous les deux, dit-il aux miroirs. Vous réfléchissez tous deux les objets selon les lois de l’optique. Les figures que vous en recevez sont l’une et l’autre d’une exactitude géométrique. Elles sont parfaites toutes deux. Un miroir concave en produirait une troisième fort différente et tout aussi parfaite. Quant à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable et il est même probable qu’elle n’a de figue que dans les miroirs qui la reflètent. Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses.
Voilà, je pense, une belle fable ; je la dédie aux médecins aliénistes qui font enfermer les gens dont les passions et les sentiments s’écartent sensiblement des leurs. Ils tiennent pour privés de raison un homme prodigue et une femme amoureuse, comme s’il n’y avait pas autant de raison dans la prodigalité et dans l’amour que dans l’avarice et dans l’égoïsme.
Ils estiment qu’un homme est fou quand il entend ce que les autres n’entendent pas et voit ce que les autres ne voient pas ; pourtant Socrate consultait son démon et Jeanne d’Arc entendait des voix. Et d’ailleurs ne sommes-nous pas tous des visionnaires et des hallucinés ? Savons-nous quoi que ce soit du monde extérieur et percevons-nous autre chose dans toute notre vie que les vibrations lumineuses ou sonores de nos nerfs sensitifs ? Il est vrai que nos hallucinations sont constantes et habituelles, d’un ordre général et coutumier. Les perceptions des fous sont rares, exceptionnelles et distinguées. C’est à cela surtout qu’on les reconnaît.
C’est un fou aussi que nous fait connaître, dans le Horla, M. Guy de Maupassant, le prince des conteurs. Le pauvre homme est hanté par un vampire qui trouble son sommeil et lui boit son lait sur sa table de nuit. Il en est furieux et désespéré. Ce n’est pas sans raison ; car rien n’est plus affreux que de se sentir aux prises avec un ennemi invisible.
Mais dirai-je toute ma pensée ? Pour un fou, cet homme manque un peu de subtilité. A sa place, je laisserais le vampire se gorger de lait tout à loisir et je me dirais : "Voilà qui va bien, à force d’absorber le liquide alcalin, cet animal ne manquera pas de s’assimiler quelques éléments opaques et il deviendra visible. En attendant, il ne peut demeurer invisible sans rester transparent ; donc, si je ne le vois pas, je verrai du moins dans son corps le lait qu’il aura bu. S’il vous plaît, je ne m’en tiendrais pas au lait : je tâcherais de lui faire avaler de la garance, pour le colorer en rouge des pieds à la tête."
A cela près, et pourvu qu’ils ne boivent ni lait ni eau, les invisibles peuvent fort bien exister. Et pourquoi non, je vous prie ? Qu’y a-t-il d’absurde à supposer leur existence ? C’est l’hypothèse contraire, pour peu que l’on y songe, qui choque la raison. Car ce serait un grand hasard si la vie, dans toutes ses formes, tombait sous nos sens, et si nous étions constitués de manière à embrasser l’échelle entière des êtres. Pour nous apparaître, il faut que la vie se manifeste dans des conditions très particulières de température. Si elle existe dans les milieux gazeux, ce qui, après tout, n’est pas impossible, nous n’en pouvons rien connaître, et ce n’est pas une raison pour la nier. La matière n’a pas, à l’état gazeux, moins d’énergie qu’à l’état solide. Pourquoi les soleils, qui semblent remplir dans l’univers, au centre de chaque système, des fonctions royales et paternelles, seraient-ils le séjour de l’éternel silence ? Pourquoi ne porteraient-ils pas dans leurs vastes flancs la vie et l’intelligence en même temps que la chaleur et la lumière ? Et pourquoi l’atmosphère des planètes, pourquoi l’atmosphère de la terre ne seraient-elles pas également habitées ? Ne peut-on imaginer des êtres très légers, tout à fait diaphanes, puisant leur nourriture dans les couches atmosphériques supérieures ?
Rien n’empêche qu’il existe des enfants de l’air, comme il existe des enfants des eaux et des fils de la terre.