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Les lances de la pluie 

lundi 8 mai 2006, par Ahmed Bengriche

Les lances de la pluie arrachaient la terre
Et allaient en droite ligne dans le dedans de la terre
Roseaux feuillages branchages de cyprès bouleau chêne rhizomes algues et toute la faune marinés dans une profusion d’odeurs et de coulées de tanin
Elles arrachaient les arbres et les plantaient dans le cœur de l’eau
L’eau morte l’eau morte qui cependant nattait les jaillissements dans les soutes douteuses

Il avait plu naguère à Zerzaitine
Parmi la vastitude de sable et les débris de coquilles d’autruche
Et les arbres si loin si loin emmagasinés dans le dedans de la terre
Ils saluaient la pluie et mouillaient leurs branches
De larmes de pluie de fouet de calame
De trombes de larmes de perles
De bottes d’eau de bottes d’eau

Il avait plu naguère à Timiaouine
Et la terre boursoufla craquelures fendillements des flancs incertains
Telle la femme stérile par jeu croyant tromper le voisinage
Et les palmiers sont morts
Et les mottes de terre aussi
Et les puits aussi - eau douce remise dans le dedans de la terre
Les pistes battues par la poussière de pluie
Les soirs pauvres étreints dans l’embrasure des porches

Il avait plu naguère à Guellala
Toute une journée de pluie de tristesse de silence
Sur les dunes affalées
Se dressait un corbeau aux ailes mouillées
Et le seul chien qui riait du rire du mort
Retenu par le vrillage de sa peau à la broussaille squelettique
Face à l’étau de nuit multiple anneau dont on a mémoire encore du tintement

Il avait plu naguère à Kef el Argoub
Du bout de Wadi Nissa Fleuve des femmes jusque vers le tronçon poudreux
Une pluie si fine pareille à celle du jour du mort
Qui débuta à l’aube au crépuscule on ne s’en souvient plus
Et qui resta là à battre les dunes
Des routes fossiles qui surgissaient dessus le dedans de la terre
Des animaux fous sous le saupoudrage du crachin récupérés depuis les vastes lits voisins
Récupérés dans le temps antique
Et cette pluie comme une guerre qui s’installait
Chassa les mouches les corbeaux les chacals les colombes
Chassa la nuit les étoiles le soleil le vent vers le dedans de la terre
Elle débuta au fait à l’aube sur Wadi Nissa
Ou peut-être à H’jira bourgade chimérique ou s’entassaient les gros temps
Séismes visions de passages à sel autre magma
Avec l’arrivée du fleuve débusquant les bestioles
Un matin grisâtre comme s’il s’agissait de retournement de saisons
Apres une canicule des plus pénibles
Crues à odeurs de limon annonciatrices de grands déferlements
Qui finirent par lancer les détritus se décharger dans le cœur de la terre

Un jour aussi sur le plateau de Sedrata
Pas loin de la nouvelle ville
En retrait dans un tourbillon de légendes
Bruits de sabots hennissement à l’arrachage frottement de silex
Avec des images distillées depuis l’arc-en-ciel teinté dans un champ de garance
Comme figées dans un miroir ruisselant
Et les grains qui s’abattaient
Pluie dévastatrice qui annonçait les déluges
En plus des tornades
Droiture du feu follet
Du matin jusqu’au matin
Comme s’il n’avait pas plu depuis l’ère bubale
En plus des nuits empaquetées couleur de cette chose liquide
Qui remuait déjà le dedans de la terre
Et le pèlerin la sauterelle
Tout l’envahissement d’essaims d’insectes de migrateurs et autres vents

Et un jour aussi à Mazder
Dessus la gelée griffée sur la joue de sable
Une pluie rosâtre larmes multicolores qui presque descendait des étoiles
De la voie lactée du feu de la lune
Une pluie de rêve avec le tournoiement en filigrane d’épopées à venir
Et aussi dessus le ganga déboussolé mourant de soif dans un songe de poisson-pilote sous les bercements des harpes éoliennes
Et l’on sentait au loin les villes trembler
Et les hommes
Et les palmiers au tronc mouillé qu’elle enfonçait dans le dedans de la terre

Un jour aussi à Askram m’a-t-on raconté
Où l’on vit le bleu du soir épouser les petites billes verdâtres
Et c’était là qu’un rugissement se manifesta parmi les dessins rupestres
A la volée cette pluie taillada les maisons lointaines
Le soir elle se tenait en chien de fusil sur le pas des portes
Silencieuse serrée comme la larme de l’exilé
Où l’on sentait tant d’affres tant de douleur et tant d’inquiétude
Puis vers le matin redevenue féroce
Elle battait les murs les hommes les plantes
Et les rhizomes qui sont le dedans de la terre

Et à Oued Tergou aussi un jour d’opprobre
Dessus l’enterrement d’un mort
La procession des silencieux
Les chemins orphelins inapaisés qui s’éteignaient dans les lits de cailloutis
Puis vers le soir sur des chameaux grands
En partance
Comme un déplacement de monts

Et à Hassi Naga aussi
Sur les pas de chamelles dans un plat désert de pierrailles
Les arbres millénaires agglutination de gouttelettes au bout des pics
Et c’était comme si la pluie remontant du dedans de la terre
Sous l’œil du crotale ou quelque arbuste
Dressait des rideaux pour épargner le reste des mondes

Et un jour à Hassi Fatima
Parmi tant de sable d’amoncellements de silice
Parmi tant de pluies anciennes jeunes à venir
Ankylosées dans les jaillissements souterrains et contenus sentant le remugle
Parmi tant de déchaînements et d’ouragans

Et un jour aussi à Sebseb
Les hommes observaient le vent qui arrivait depuis le couchant
Semblable à quelque armée de la mémoire
Gengis Khan Hannibal Le vainqueur d’Austerlitz César pluriel
Doucement envahissement trépignement avec les secousses de la terre
Resserrement étouffement plus l’odeur de poussière funéraire
Alors qu’elle nous prenait en traître
Catapultée depuis le levant
Hennissant ses chants de mort
Et c’était nous nous souvenions poussière ramassée comme grains de soudure qui nous soufflait le feu sur le visage
Et c’étaient faisceaux de plis d’eau à charges électriques qui nous laceraient le dos

Et un jour aussi à Irelalène
Une pluie bénigne
Presque éternelle de par la cadence
Macérée sous le pli de l’eau
Charriant le reste de ces pluies vagabondes
Arrivées par les quatre portes du désert
Spasmes indicibles butant contre le non-entendement
Elle tombait sur l’étendue jaunâtre qui verdissait sous le coup des grains
Elle tombait détritus saveur acide souvenance d’arche halo de songe

Et plus loin que chez nous
Dans quelque canyon
Grotte mirifique
Sur ces paysages lunatiques
Dans la grisaille des matins d’hiver
Sur les lassos les buffles les chasseurs les massues les lances de silex le baobab offrande de pain de singe
Les lacs creusés dans l’andésite rosâtre
Réminiscence de grandes mers mortes
De passions vieillies lourdes de silence d’âge
Avec l’arrière-train coulée dans la roche spongieuse
De ces pluies de retrouvailles
Travaillées dans le sens du lavement des fossiles

Puis
Le bruit du dedans de la terre
Du tréfonds des abysses
L’entendez-vous
L’entendez-vous

Qui parle
Qui parle de pluie

P.-S.

Ahmed Bengriche, 53 ans, algérien, a publié en revue, en arabe et français, nouvelles, poèmes et traductions.

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