Vous rappelez-vous le Chinois qui a subi une agression verbale raciste mardi dernier, dans le train Paris-Orléans de 20 heures 48 ? Vous occupiez une place dans le wagon où l’agression s’est produite et, à un moment donné, vous êtes intervenue de manière tranchante et impérieuse, en vous retournant vers le Chinois, qui était assis derrière vous.
Plusieurs jours se sont passés depuis l’incident, sans doute avez-vous déjà oublié la scène, tant elle fut banale et insignifiante. Quelques minutes avant le départ du train, un Chinois, petit et quelconque, s’adresse à une dame d’âge mûr, aux cheveux plus ou moins blonds, assise au milieu du wagon et lui fait remarquer qu’elle dérange les autres passagers par l’usage excessivement bruyant d’un téléphone mobile à écran tactile. La dame, conservant son parfait sans-gêne, se moque de la remarque du Chinois en s’adressant à une jeune amie portant un blouson de cuir comme elle, et continue à parler fort face au petit écran de son téléphone, sans employer ni écouteur ni micro. La voix perçante de son interlocuteur – un enfant ? pourvu que je me trompe ! – résonne dans tout le wagon. Le train commence à rouler, la dame, ayant triomphalement terminé sa conversation, se lève, traverse la distance de deux ou trois sièges qui la sépare du Chinois, se plante devant celui-ci pour lui demander, d’un ton hautain et menaçant, « en quoi » elle était dérangeante. Le Chinois répond vivement, la dispute s’engage. La dame traite le Chinois de « connard », « enculé », « crétin », « stupide Chinois », lui promettant une « bonne leçon » aux Aubrais. Le Chinois bégaie des « oui… mais… » sous cette rafale d’insultes et finit par prononcer : « C’est une honte de partager le même espace que vous ! » Il va ajouter quelque chose, lorsque vous, à qui je m’adresse maintenant, vous retournez brusquement et réprimandez d’un ton glacial : « Maintenant, vous deux, taisez-vous ! » Le Chinois reste bouche bée sous le coup de votre sermon qui l’égalise à son « agresseuse », réfléchit et répond : « D’accord, Madame, je me tais, pas pour elle, mais pour vous ! » Et il se tait : une cinquantaine de passagers se trouvent dans le wagon et il se sent embarrassé par leurs regards.
L’ « agresseuse » (je mets le mot entre guillemets car son féminin est souvent considéré comme abusif), qui se sent d’autant plus libre de vomir sa furie, hurle, gesticule, se met à parcourir tout le wagon, répétant : « Tu n’es pas chez toi ! Tu peux faire ta leçon à Pékin, pas ici… Ici je vais t’apprendre à respecter les gens, car ça s’apprend, eh oui, ça s’apprend… Sale Chinois ! Je téléphone quand je veux, autant que je veux. Pourquoi il faudrait que je me taise, pour qu’un Chinois puisse lire son idiot de livre chinois ? … Oui, je suis raciste, et alors ? Je suis raciste d’un bout à l’autre ! » A un voyageur qui lui fait « chut ! », elle répond : « Pas de chut ! » et continue à vociférer. Au bout de cinq minutes, ayant épuisé sa réserve de grossièretés racistes, la dame en blouson de cuir regagne sa place, rigole avec sa compagne et termine victorieusement son expédition en faisant taire un individu assis derrière elle, qui semble vouloir lui dire quelque chose (C’est seulement sur le quai des Aubrais que j’apprendrai de la bouche même de ce monsieur qu’il avait menacé d’appeler la police si elle se remettait à téléphoner. Elle lui avait répondu : « Vas-y, appelle Sarkozy lui-même, je n’en ai pas peur ! »)
Le Chinois tient sa promesse de silence et attend le passage du contrôleur. Une contrôleuse arrive, il fait état de l’incident, insistant sur le caractère raciste des humiliations subies. « C’était pénible », témoigne laconiquement un jeune monsieur assis au même rang que le Chinois, de l’autre côté du couloir. La contrôleuse promet de « voir les choses » et passe. A son retour, elle prie le Chinois de changer de wagon : « Ne vous inquiétez pas pour les Aubrais, j’ai parlé avec elle : elle plaisantait. Oui, vous pouvez porter plainte contre elle. Dans n’importe quel commissariat, bien évidemment. Non, je n’ai pas le droit de lui demander son identité : j’ai téléphoné, on m’a répondu que je n’ai pas le droit. Mais que voulez-vous que je fasse ? La police elle-même n’intervient pas quand il s’agit d’une simple agression verbale. » Le Chinois refuse de changer de wagon. La contrôleuse part, les autres passagers restent silencieux, plusieurs s’endorment, quelqu’un lâche un pet, discrètement.
Le Chinois ne rompt pas le silence, décidé à ne plus perturber la tranquillité des autres passagers, en particulier la vôtre, Madame, qui avez cru bon de le réprimander. Une heure après, à l’arrivée en gare des Aubrais, le Chinois se précipite auprès des deux dames en blousons de cuir qui sont en train de descendre, priant son « agresseuse » de lui donner son nom car, ne pouvant tolérer les insultes racistes qu’elle lui a infligées, il désire régler leur litige légalement. Il subit de nouveau des menaces d’« enculade » et de « leçon de respect », mais poursuit jusque sur le quai. Là un nouveau flot d’injures lui tombe sur la tête, cette fois devant la contrôleuse elle-même et un jeune employé du chemin de fer qui, visages fermés, assistent à la scène en observateurs neutres. « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse … » répète la contrôleuse, tout en regardant les deux femmes qui continuent à hurler et disparaissent dans le passage souterrain : « … moi qui subis des insultes tous les jours ! » Elle remonte dans le train avec le Chinois et continue le voyage jusqu’à Orléans-Centre. Le Chinois, d’humeur morose, regrette d’avoir eu trop de confiance dans les représentants de l’ordre.
Hé bien, Madame, moi qui écris ces lignes, je suis le Chinois en question. (Je me rends compte à l’instant que pour la première fois de ma vie, chinois en effet par l’identité légale, je viens de me désigner moi-même comme « le Chinois ».) Vous vous étonnez certainement du fait que, plusieurs jours nous séparant déjà de l’incident, je revienne encore là-dessus et retrace, sous forme de lettre publique, les humiliations subies. Vous n’allez certainement pas comprendre pourquoi cette lettre ouverte, qui devrait plutôt viser mon « agresseuse », s’adresse à vous, qui n’avez été que très passagèrement concernée par l’affaire. Moi-même, j’ai du mal à comprendre pour quelle raison, depuis l’incident, votre visage courroucé continue de me revenir à l’esprit, alors que l’image grotesque, risible au fond, de mon « agresseuse » commence déjà à s’effacer de ma mémoire. Pourquoi donc la seule phrase « Vous deux, taisez-vous ! » que vous avez prononcée me pèse-t-elle si lourd sur l’âme, incommensurablement plus lourd que toute la tirade des insultes de la dame en blouson de cuir. C’est sans doute parce que vous, tout au contraire de mon « agresseuse », êtes visiblement une femme intelligente et de bonne volonté, dont la parole devrait mériter l’attention. Vous me trouvez peut-être confus et contradictoire ? En réalité, j’écris ces lignes autant pour moi-même que pour vous : cette lettre est l’unique moyen pour moi de mettre de l’ordre dans la confusion de mes pensées.
Au bout de cinq jours de réflexion, je ne parviens toujours pas à comprendre votre intervention. Pourquoi n’avez-vous pas cherché à arrêter l’agression, à dire simplement « je ne suis pas d’accord ! » ou à exprimer une forme de secours ? « Maintenant, vous deux, taisez-vous ! »… C’est par ces mots que vous avez traité de la même manière l’agressé et son « agresseuse », en affichant une égale antipathie dédaigneuse, alors que la situation devait vous paraître claire et la frontière entre l’offenseur et l’offensé on ne peut plus nette ?
M’auriez-vous jugé excessif dans mes actes ou mes paroles ? Avez-vous pensé qu’en perdant mon sang-froid, je m’abaissais au même niveau que mon « agresseuse » ? Devant une pareille personne, n’aurais-je pas dû cultiver une sorte de « supériorité intérieure », la dévisager avec mépris et éviter tout autre contact avec elle ? Vous vous trouviez dans le même wagon, assise non loin des sièges des deux dames au blouson de cuir. Lorsqu’elles se sont mises à téléphoner bruyamment, vous avez montré, comme beaucoup d’autres passagers, des signes de surprise ou de gêne, sans pour autant bouger de votre place pour intervenir. « A quoi bon les provoquer ? De toute manière elles continueront à hurler ! » pouviez-vous penser. Mais vous savez bien que certains types d’individus vivent justement de notre passivité et en profitent pour imposer un ordre ou un désordre qui leur convient : l’histoire humaine, à tous les échelons, est malheureusement remplie de petits ou grands tyrans de ce gabarit. Sans doute serait-il ridiculement exagéré de considérer mon agresseuse, ma pauvre agresseuse, comme appartenant à ce type d’individus : plus burlesque que haïssable, elle ne peut illustrer rien d’autre que sa propre misère humaine. Cependant, se taire, comme vous l’avez exigé de moi, c’était lui laisser le champ libre. Notre silence s’est révélé une autre manière de la provoquer, ou du moins de la laisser se provoquer elle-même : dans le vide qu’elle a senti devant elle, elle s’est mise à redoubler sa rage et à cracher ses propos racistes.
Je déteste les sermonneurs paranoïaques et l’Etat policier. Mais je tiens aussi à vivre dans un minimum de tranquillité. Comme vous, à l’évidence. Que n’avez-vous exigé d’emblée le respect de cette tranquillité quand cette femme l’a grossièrement troublée ? Pourquoi n’êtes-vous intervenue qu’en me faisant partager la responsabilité du trouble ? Sous l’effet de votre intervention, je me suis tu : vous étiez responsable de mon silence. C’est au profit de votre bien-être, de votre tranquillité que j’ai renoncé à me défendre, au prix de ma propre dignité. En retour, je pensais bien avoir droit à un signe de soutien de votre part, ne fût-ce qu’un léger sourire ou un simple regard de sympathie. Or, ce signe de soutien, dont j’avais grandement besoin dans la désastreuse situation, ne s’est pas du tout produit. Lorsque la dame en blouson de cuir, arpentant le couloir du wagon, criait ses brutalités racistes contre moi, vous n’avez pas prononcé un seul mot d’indignation. Quand la contrôleuse revenait, l’air consterné, m’assurait de son impuissance, vous n’avez pas levé les yeux de votre livre. Enfin, le train arrivant aux Aubrais, lorsqu’obligé d’agir seul, je me suis adressé de nouveau à ma propre « agresseuse » pour lui demander son nom en vue d’une plainte contre elle (cette demande pouvait paraître extravagante, mais elle était la seule chose qui me restait à faire !) et qu’elle s’est remise à me hurler dessus, vous avez passé à mon côté, l’air serein et impassible, une petite valise noire à la main. Ensuite, vous êtes descendue du train pour disparaître dans la foule. Voulez-vous m’expliquer, à moi qui suis un Chinois lent d’esprit, l’étrange indifférence de votre conduite ? Dois-je la comprendre comme un effet de, un effet de… Je ne trouve pas de juste mot. Auriez-vous la gentillesse, vous qui possédez le français comme langue maternelle, de mettre à la place laissée vacante une expression convenable ?
Si, par impossible, vous lisiez cette lettre, vous vous contenteriez sans doute de hausser les épaules : « Sacré donneur de leçon ! Tant d’exagération pour rien ! Quelle responsabilité prétends-tu m’attribuer ? Je ne te connais tout simplement pas ! Et puis, qu’est-ce que tu voulais que je fasse ! » Si telle était votre réaction, je n’aurais plus rien à vous dire. Est-ce là encore le silence que vous avez souhaité ?
Puis-je, néanmoins, vous prier d’agréer, Madame, l’expression de mes sentiments distingués ?
P.S. : Je connais maintenant le nom de mon « agresseuse » : elle s’appelle Ubu, mère ou père. Je trouverai un commissariat pour déposer ma plainte.