Une présence manquera bien évidemment à ce millième numéro, celle d’Anne Sarraute. Je pense souvent à elle depuis notre dernière rencontre en juillet 2008, aux côtés de Maurice Nadeau dans les bureaux de la Quinzaine littéraire, deux mois avant sa disparition. Depuis l’année 2000 que je collabore à la revue – c’était pour présenter une nouvelle traduction du Brouillon général de Novalis -, sans doute intimidé par Maurice Nadeau, vivant trop loin aussi pour pouvoir passer fréquemment au 135, rue Saint-Martin (ce que j’ai fait plus tard plusieurs étés de suite), c’est à travers elle que mon lien avec la Quinzaine s’est tissé. Drôle d’échanges à distance à travers lesquels je me suis exercé à la critique littéraire, entre littérature contemporaine et parutions ou reparutions d’œuvres plus anciennes, allemandes, françaises ou anglo-américaines. Je dois ainsi à Anne d’avoir pu écrire aussi bien sur Ezra Pound ou Gary Snyder que sur des auteurs allemands comme Hölderlin, Goethe ou, moins connus, Ritter, le physicien romantique, et Klinger, auteur d’un Faust oublié. Car c’est en vérité une bien curieuse activité que celle de critique. On ne connaît pas forcément l’auteur ni le livre, mais soit c’est Anne qui appelle pour lancer son rituel « Est-ce que ça vous intéresse ? » tout en connaissant déjà la réponse, soit j’écris pour lui faire part de ma curiosité au sujet de telle parution.
Avec le recul, il me semble qu’en neuf années de collaboration, ce sont les titres qui m’ont été proposés qui se sont avérés les plus enrichissants pour moi, et j’espère évidemment pour les lecteurs. Je pense par exemple au premier livre traduit en français de l’Autrichien Werner Kofler, que je n’aurais sans doute jamais lu de ma propre initiative, et qui fut une forte découverte. Des amis m’offrent des livres qui leur sont chers, mais, il faut l’avouer, je me laisse parfois beaucoup de temps avant de les ouvrir, et je m’accorde même la liberté de les abandonner en cours de route. Alors que là, on n’a pas le choix, il faut aller jusqu’au bout, et c’est parfois ce qui peut vous arriver de mieux. Lu et relu, Automne, liberté a été pour moi une vraie révélation narrative, et je sais que je serai amené à le relire une nouvelle fois, pour continuer à déchiffrer cet étrange récit.
C’est donc, de mon point de vue, un échange singulier que celui que j’entretiens avec la Quinzaine, échange – « transaction secrète » dit justement Jaccottet - qui a permis un travail sur moi-même, sur mes goûts, provoqué des réflexions nouvelles sur ce que je cherchais à travers la littérature, surtout quand je ne décidais pas de mon sujet. Comme si, oui, l’analyse d’un texte, de ce que celui-ci peut avoir de déstabilisant, entraînait une espèce de déchiffrement de soi-même quand il y avait absence de choix, pur hasard en somme, aussi pur que la découverte d’un livre sur un banc public. Et comme si c’était dans cette absence de fixation sur ce qu’on croit, sur un plan littéraire, essentiel pour soi, que se produisait parfois une expérience qu’on a envie de faire partager. Car ce que j’aime aussi ici, c’est qu’on ne s’y occupe quasiment pas de ce qui déplaît ni de ce qui paraît inutile, on laisse tout simplement pour se concentrer sur ce qui paraît primordial.
Pour ces découvertes inattendues, et pour d’autres encore à venir, que puis-je dire aujourd’hui, sinon merci, oui, grand merci à la Quinzaine ?