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Mon identité nationale 

samedi 14 août 2010, par Georges Moréas (Date de rédaction antérieure : 14 février 2010).

 Une réponse en nouvelle sur le faux-débat de l’identité nationale, dans une métaphore du voyage grâce au véhicule qu’au terme de l’histoire, pas toujours drôle, le narrateur se réjouira tout compte fait d’avoir acquis, même s’il n’est pas conforme aux normes... le bagage de la vie (écrire aussi). La personnalité à la place de l’identité (qui la détruit). Être-là. Une éducation sociale, le passage du temps, la sensibilité du vide après les symboles perdus, quand la multiplication des signes installe le contresens obligé du choix et son contraire : l’absurdité de devoir tracer les origines introuvables. Mais encore on se dit ce qui compose la vitalité d’une population européenne, telle qu’ici aujourd’hui : la succession des générations d’immigrés et des premières générations natives de la migration, au fil du temps, pays et régions, et les mélanges avec les natifs de plusieurs générations, traçant le profil de l’improbable gaulois, comme si la trace ethnique n’était qu’une mythologie bureaucratique. Bien sûr. Et comble des filiations, s’il arrive qu’une mère ignore malgré elle le nom de ses parents. Reste le viatique en place du sol (la culture ce n’est pas exactement l’agriculture). Ce qui fait de l’histoire un conte philosophique... [ Ndlr ]

La Charité-sur-Loire (1947)
Coll. privée des Citroën de Roland Darquenne (avec son autorisation)
http://echalette.free.fr/citron/traction/papa/


 Le sujet été lancé par les plus hautes autorités du pays, la Presse a relayé la chose avec plus ou moins de mauvaise foi, et je dois avouer que ce débat m’est passé complètement au-dessus de la tête. Comme beaucoup de Français, je suppose.

Et aujourd’hui, la question m’a rattrapé : « Quel département vous voulez ? » m’a demandé le garagiste.

J’étais là, avec ma carte grise toute neuve, pour faire poser des plaques sur la vieille bagnole que je viens de m’offrir : un 4×4 de huit ans d’âge, embarrassant, polluant, et pour tout dire anachronique.

« Euh !… »

La voiture est immatriculée en 27, je me trouve dans le 95, j’habite le 78 et je suis né dans le 92. « On peut s’en passer ? » que je lui demande, naïvement. « Non, c’est obligatoire, mais vous pouvez choisir le département que vous voulez ». Là-dessus, il m’offre un café et nous discutons un bout, lui et moi, pour finalement tomber d’accord et se dire qu’on a quand même de la chance de vivre à une époque où l’on peut choisir quelque chose d’obligatoire…

Et tandis qu’il posait les plaques, je me livrais à une sorte d’introspection. Je suis né en France, d’un père grec et d’une mère « de l’Assistance », comme on disait à l’époque. Je ne sais pas où ils se sont connus, tous les deux, mais je penche pour un quai de gare. Ils ne tenaient pas en place. Nous passions notre temps à déménager. On se serait cru en cavale. Je dois être l’un des rares mômes à avoir fréquenté une bonne douzaine d’écoles différentes entre la maternelle et le certif.

Ce qui n’a d’ailleurs eu aucune incidence sur mes études, puisque une fois pour toutes j’avais décidé de ne rien faire.

Mon père a été naturalisé français après la guerre, mais pas pour faits d’armes. Lorsqu’il a voulu s’engager, pour défendre le pays qui l’avait accueilli, on l’a collé dans un camp. Je crois qu’on appelait ça un « centre de rassemblement pour étrangers ». Il paraît qu’il y avait des gens de toutes les nationalités. Certes, ce n’était pas Auschwitz, mais c’était dur, d’après ce qu’il nous a raconté. Surtout le froid. Quand il a commencé à cracher le sang, on l’a libéré. Pour ne pas contaminer les autres, je suppose. Donc, la France, non pas reconnaissante, mais peut-être repentante, a décidé de naturaliser ces étrangers qu’elle avait collés dans des camps.

Et bien plus tard, alors qu’il n’était plus de ce monde, le père, son histoire m’est revenue en pleine bobine, lorsque j’ai demandé une nouvelle carte d’identité. À la mairie, on m’a dit « Ah, vous êtes né d’un père étranger ! Il faut prouver que vous avez opté pour la nationalité française avant votre majorité ». Ou le contraire, je ne me rappelle plus.

C’est alors que j’ai eu un premier doute.

Avant, la question ne m’avait même pas effleuré. J’étais fonctionnaire, flic depuis pas mal d’années. Jeunot, on m’avait envoyé visiter le Maghreb et, en cherchant bien au fond d’un tiroir, je devais même pouvoir retrouver quelques breloques de ces aventures passées.

Mais est-ce que j’étais vraiment Français ?

Et aujourd’hui, devant ce garagiste à l’accent venu d’ailleurs, la question m’est revenue différemment : Français, oui, mais de quelle région ?

Aucun parent en Bretagne, en Corse ou je ne sais où. Pas de maison familiale au grenier croulant de souvenirs sous les toiles d’araignées, pas le moindre lopin de terre auquel me raccrocher.

Un rien désorienté, j’ai repris le volant de mon 4×4 d’un autre âge muni de ses plaques toutes neuves — et estampillées 973.

Depuis que j’ai lu Papillon, j’ai toujours eu envie de visiter la Guyane. [1]

G.M.

P.-S.

Reédition actualisée :
Georges Moréas, Un flic de l’Intérieur, éd. AO - André Odemard, Villeurbanne, juillet 2010 ; (première édition : Édition N°1, 1985)

Georges Moréas (fr.wikipedia)

Le Blog LeMonde.fr de Georges Moréas d’où est extrait le texte (avec son autorisation) : http://moreas.blog.lemonde.fr/

en vitrine de lulu.com

Ndlr : L’automobile de l’illustration et celle du logo de survol sont des Citroën Traction Avant, emblème national avant et après la seconde guerre mondiale (de 1933 à 1957). On retrouve la "Traction" dans de nombreux films français de l’époque (et ses reconstitutions historiques). Ces documents sont empruntés au collectionneur dont le nom et l’adresse signent en légende de la photographie. La Land Rover du logo n’est pas la voiture évoquée dans la nouvelle. Volontairement nous n’avons pas informé un véhicule pouvant y correspondre, puisque dans le texte c’est en même temps un symbole littéraire.

Première publication : 14 février 2010

Notes

[1Autobiographie au titre éponyme Papillon, éd. Robert Laffont (1969) ; du surnom de l’auteur, Henri Charrière (1906-1973), condamné au bagne à perpétuité et déporté en Guyane, pour le meurtre d’un ami qu’il a toujours nié d’avoir commis. Best Seller des ventes en France et à l’Étranger, l’ouvrage a été adapté au cinéma en 1973, réalisé par Franklin J. Schaffner, avec Steve McQueen dans le rôle principal.

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