La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Lectures d’Italie > Oublier Battisti

Oublier Battisti 

dimanche 9 août 2009, par Olivier Favier (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

« L’histoire se fait dans la tourmente et s’écrit une fois le calme revenu. »

Didier Daeninckx.

Les événements eux-mêmes, au fond, sont relativement simples. Cesare Battisti, ancien membre du Groupe des Prolétaires armés pour le Communisme, est condamné en 1988 par contumace à la prison à vie par la Cour d’Assises de Milan. D’après le témoignage de « repentis », il est reconnu coupable de deux meurtres perpétrés en février 1978 et en avril 1979, ainsi que de complicité pour deux autres homicides, en 1979 toujours. Évadé en 1981, il trouve d’abord refuge au Mexique, avant de s’établir en France en 1990, où il bénéficie de la « doctrine Mitterrand ». Sans l’accorder officiellement, celle-ci confère un asile politique de fait, depuis 1985, à tous les anciens activistes italiens ayant « rompu avec la machine infernale ». Il en va alors d’un désaccord profond avec certaines mesures prises en Italie vers la fin des années soixante-dix, jugées peu démocratiques par l’état français, et qui installent dans la durée une législation d’exception, du reste toujours en vigueur. Gardien d’immeuble et auteur de romans noirs, Cesare Battisti fait l’objet d’une première demande d’extradition par le gouvernement italien en 1991, rejetée pour vice de forme. Le premier ministre Lionel Jospin réaffirme alors la fidélité à la parole donnée par le président de la république, ce qu’aucun gouvernement du reste ne remettra en cause pendant dix-sept ans. Dans la pratique, Cesare Battisti vit longtemps sans papiers officiels, jusqu’en 1998 où il obtient pour dix ans une carte de séjour. Le 11 septembre 2002, le garde des sceaux Dominique Perben rencontre son homologue italien Roberto Castelli, membre de la ligue du Nord, décidant au nom de la lutte anti-terroriste, de statuer « au cas par cas » sur le sort des réfugiés politiques italiens. Le professeur Paolo Persichetti est extradé en 2003, créant une première vague de mécontentement en France, sans prendre toutefois une réelle dimension médiatique. Puis le 10 février 2004, malgré le rejet par la cour d’appel de Paris d’une nouvelle demande d’extradition, Cesare Battisti est arrêté à son domicile parisien, sous couvert d’une prétendue querelle de voisinage, ce qui déclenche cette fois une mobilisation importante de la gauche française, et par réaction une contre-mobilisation d’une majeure partie de la presse italienne. Remis en liberté surveillée, il attend une décision définitive annoncée pour le 27 avril prochain.
Pourquoi une telle ampleur, tant en France qu’en Italie ? À première vue, et il semble qu’on ne soit guère allé au delà pour l’instant, le débat peut être posé ainsi. Les Italiens dans leur écrasante majorité ont vu en Cesare Battisti un criminel politique, ce qu’il fut sans doute, d’après un procès du moins qui n’aura pas brillé par sa rigueur. Dans sa longue Lettre aux Amis français publiée dans la Stampa de Turin, Barbara Spinelli évoque le « spectacle » d’un homme qui, blessé par balle par l’ancien activiste, est demeuré depuis dans un fauteuil roulant. Il y a dans ce dernier argument, qu’elle n’est pas du reste la seule à utiliser, des éléments essentiels d’un discours moral propre à la nation italienne : une condamnation absolue de la violence, une volonté aussi de ne pas séparer le sentiment de l’idée, ce qui peut être jugé de manières différentes, mais qui demeure étranger en tout cas à la pensée française. Nous dirons en sa faveur comme en sa défaveur que c’est cette vision-là qui a fait assez longtemps, en métropole tout au moins, du fascisme italien une forme de totalitarisme relativement vivable : les Italiens ont moins souffert que d’autres peuples de leur dictature, mais ils ont du même coup peu lutté et pour elle et contre elle, ils l’ont aussi moins condamné, ils l’ont longtemps laissé jouer à plein son rôle dans la banalisation de l’extrême droite en Europe. Nous y reviendrons.
En France, les avocates de Cesare Battisti ont habilement joué de l’asile politique, en fait, répétons-le, de la parole donnée par le chef de l’état, pour dire que « politiquement, légalement, humainement », on ne pouvait revenir sur une telle décision. Politiquement sans aucun doute, même si cela confirme, une fois de plus, cette vision régalienne qui, à l’étranger, n’a jamais manqué de provoquer la stupeur et l’incompréhension. Légalement, rien ne paraît l’interdire. Humainement, l’on est en droit de trouver ce retour un peu sale, tout en sachant très bien que nul ne se préoccuperait qu’un sort semblable soit réservé à un activiste d’extrême droite. La gauche française a voulu faire, comme souvent, de cette figure un symbole, ce qu’on pourrait nommer le « complexe de Dreyfus ». Un écrivain, un « révolutionnaire », il n’en fallait pas plus sans doute pour que Cesare Battisti réveille en beaucoup les envolées d’un certain romantisme d’extrême gauche. En 1973, Sartre écrivait encore comme il rendait visite à Baader, dont il condamnait par ailleurs les méthodes : « Je suis venu par sympathie d’un homme de gauche pour n’importe quelle formation de gauche en danger, ce qui est une attitude qui, je crois, devrait être générale. » Or ce qui nie l’humanisme n’a plus de légitimité, à gauche bien plus encore, et on ne peut se satisfaire d’une telle confusion, quand on exige de la droite parlementaire la plus absolue des clartés. Force est de dire que les Italiens le savent peut-être un peu mieux, chez qui le fascisme a initialement puisé dans nombre de formations prétendument anarchistes et même socialisantes.
À première vue donc, voici deux perspectives renvoyées dos à dos, et la douloureuse impression d’un choix à contre-cœur. La vision française sans doute a bien plus de prestige, et la presse italienne dit assez ce qu’elle a ressenti comme une humiliation. Mais le débat n’est pas encore posé : est-il seulement question de choisir entre un poème romantique et une chanson sentimentale ?

Disons-le clairement. Depuis la première élection de Silvio Berlusconi en 1994, le fascisme a fait son retour officiel dans l’Europe démocratique. Soucieux de rebâtir une droite jusque là étouffée dans la démocratie chrétienne, il a trouvé alliance avec un parti ouvertement xénophobe et fédéraliste, la Ligue Nord, et une formation post-fasciste, l’Alliance Nationale, qui a repris le gros des troupes du MSI de Giorgio Almirante, ex nazifasciste très actif pendant l’éphémère République de Salò. Mais la page mussolinienne est loin d’être tournée. Ces dernières années, la nostalgie bat son plein et elle n’est pas du reste le seul fait de l’actuel gouvernement. Si le maire Alliance Nationale de Crotone a récemment inauguré un « glaive de marbre » en souvenir « commun »des partisans et des républicains, c’est à Luigi Scalfaro lui-même que l’on doit, pour le cinquantième anniversaire de la libération, d’avoir prôné la réconciliation entre les partisans des deux camps. Les exemples sont nombreux et ce n’est pas le lieu ici de se perdre dans des listes édifiantes : il suffit de dire que l’Italie est un pays où, aujourd’hui, il est possible de trouver dans de nombreux bureaux de tabac des cartes postales commémoratives (comme celle-ci, en plein centre de Milan, « engagez-vous dans la SS italienne »), des modèles réduits de Mercedes avec Hitler procédant au salut nazi, et chez tous les disquaires des séries consacrées aux chants fascistes dans leur version originale.
Parallèlement, chacun sait que Silvio Berlusconi, par ailleurs première fortune du pays, travaille efficacement au contrôle financier des médias du pays. C’est chose faite pour la télévision, autrement dit, reconnaissons-le avec tristesse et réalisme, pour ce qui fait l’opinion. L’édition et la presse sont de plus en plus largement menacées. De récentes dispositions légales repoussant les limites de la concentration des moyens d’information suffisent à prouver, pour qui en douterait encore, qu’il n’a pas l’intention de s’arrêter là. Rappelons qu’on peut y voir un démarquage exact du programme de la loge P2 (propagande 2), dont Silvio Berlusconi fut membre, et sur laquelle Tina Anselmi, chargée de la commission parlementaire la concernant, put apporter la conclusion suivante : « Ce qui a caractérisé la loge P2 c’est qu’elle ne visait pas le coup d’état, mais qu’elle se glissait avec ses hommes dans les parties vitales de l’état. »
Les attentats du 11 septembre ont resserré les rangs des forces conservatrices en Europe et en Amérique du Nord et installé un peu partout une obsession sécuritaire. Avec prémonition, Jacques Chirac affirmait voir quelques semaines auparavant dans l’Italie « un modèle de démocratie pour l’Europe ». En Italie, il est vrai, le terrorisme qui, comme partout, manque fort opportunément d’une véritable définition juridique, a servi à requalifier plus durement de simples actes de « désobéissance civile », comme de récentes manifestations anti-mondialisation. Il a donné une vigueur nouvelle à l’anti-communisme de Silvio Berlusconi, dont il semble se faire le champion à l’échelle internationale, au moment-même où ses dérapages verbaux rejoignent bien plus clairement les plus extrémistes de ses alliés (1).

Deux tiers des meurtres des années de plomb ont été le fait du terrorisme d’extrême droite, qui pratiquait les attentats aveugles dans une quasi-exclusivité. C’est un fait avéré : alors que l’extrême gauche a fait l’objet d’une répression intensive, cette première, par ailleurs pilotée par la loge P2 et la CIA, n’a presque pas été inquiétée. Il suffit de savoir par exemple que l’ex-président de la loge P2, condamné pour « calomnie » suite à l’attentat de Bologne en août 1980, et dont tout porte à croire qu’il y fut bien plus directement lié, est aujourd’hui en liberté sur le sol italien et que le même ministre de la justice qui a demandé l’extradition de Paolo Persichetti et de Cesare Battisti, a mis fin récemment à l’exil d’un autre membre éminent de cette société secrète, l’héritier du trône Victor-Emmanuel de Savoie. Il n’y a donc pas devant cette période confuse de mesures aussi claires que certaines réactions pourraient le laisser croire : il ne s’agit pas d’une justice implacable et tardive comme alternative à une amnistie générale, mais d’un usage sélectif de l’une et de l’autre à des fins politiques habilement mesurées.

Il y a deux ans, au théâtre de l’Odéon, un groupe de personnalités artistiques et intellectuelles était venu témoigner d’une inquiétude grandissante face à l’évolution de l’Italie : on y trouvait, entre autres, l’écrivain Antonio Tabucchi, les cinéastes Bernardo Bertolucci et Ettore Scola. Aucun d’entre eux aujourd’hui n’a pris position sur l’affaire Battisti, et l’on peut d’une certaine façon les comprendre, voire même les en remercier. D’autres se sont rangés, nous l’avons dit, derrière un gouvernement que par ailleurs ils condamnent, prompts à faire à gauche un ménage qui dans les faits n’a plus aucune urgence. Il n’est plus rare d’entendre aujourd’hui les Italiens dire, en défense sans doute à ces accusations portées quant à l’évolution actuelle de leur gouvernement : ce qui me paraît plus grave que la banalisation du fascisme, c’est la banalisation du communisme.
Les dirigeants, et c’était là l’intention véritable, ont reçu dans cette affaire un surcroît de légitimité. La politique du « cas par cas » qui préside à ces extraditions (dans un crescendo médiatique savamment mesuré), en renouant symboliquement avec la « stratégie de la tension », permet de couper l’opposition italienne de ses alliés extérieurs, à l’exception bien sûr d’une extrême-gauche par là même discréditée. Du reste, il est plus que manifeste que ces professeurs, ces écrivains pèsent de façon gênante sur l’opinion internationale. Comment ne pas souligner que parmi tous ces anciens activistes, ce sont les intellectuels que l’on cherche à atteindre ? Dans les circonstances actuelles, l’extradition de Cesare Battisti ne serait qu’un aval donné au gouvernement italien pour signifier la victoire d’un extrémisme sur un autre. Ce serait une caution supplémentaire donnée à un état qui loin de tourner les pages s’emploie aujourd’hui à réécrire l’histoire à son profit.

(1) Ainsi de cette interview donnée en août dernier, où il fit l’économie d’un million de morts : « Mussolini n’a jamais tué personne. Mussolini envoyait les gens en vacances en résidence surveillée. » Peu avant, il accusait les « juges italiens d’être complètement dérangés ».

P.-S.

Article paru en septembre 2004.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter