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Pendant qu’il te regarde tu es la Vierge Marie 

samedi 4 août 2012, par Gudrun Eva Minervudottir (Date de rédaction antérieure : 26 juin 2010).

Il y a des jours qui sont quand même pires que les autres. Quand je suis tellement seule que le sang s’épaissit dans mes veines et qu’il a un mal de chien à circuler. Alors il n’y a rien d’autre à faire que rester assise quelque part, là où il y a de la pénombre et du brouhaha qui domine le bourdonnement des oreilles. Si j’arrive à boire mon café noir, je pourrai me mirer dedans. Au moins il y a là des yeux dans lesquels plonger les miens et puis la sensation de chaleur dans les entrailles, comme si on m’avait fait un compliment. Je m’y prends gauchement pour recevoir la monnaie que me rend le barman, de manière à frôler ces doigts qui me sont inconnus. Et puis je mets les pièces sur le comptoir au lieu de les glisser dans ma poche, car la pensée de toutes les mains qui les ont manipulées me chatouille agréablement. Et puis le voilà tout à coup installé à côté de moi. Plus fort que moi, avec des yeux tendres et bruns comme du café. Il allume une cigarette et se tait jusqu’à ce que j’aie chaud au flanc, du côté où il est assis. Alors je le regarde. Il sourit.

— Enfin, dit-il.

— Quoi ? fais-je.

— Enfin je t’ai attrapée.

Je l’ai souvent vu avant, parce que Reykjavik c’est comme ça, on tombe tout le temps sur les mêmes gens.

— Tu habites dans Laugavegur. Je t’ai vue une fois entrer par une porte dont tu avais la clef.

— Je sais.

— Tu sais quoi ?

— Je sais que j’habite Laugavegur.

Il éteint sa cigarette avec application, reprend le filtre écrabouillé pour étouffer la braise qui brille dans la cendre, y renonce, lâche le mégot et fixe le point incandescent jusqu’à ce qu’il s’éteigne.

— Je savais que tu étais comme tu es, dit-il, levant enfin les yeux du cendrier pour me regarder en face.

Je ne suis pas celle qu’il croit, mais je souris quand même, comme Mona Lisa, histoire de le fortifier dans sa croyance.

— Il se trouve que je peux lire pas mal de choses dans la façon d’être des gens et j’en ai déchiffré quelques-unes dans la tienne. Ainsi quand tu as dit, à l’instant, que tu savais que tu habitais dans Laugavegur, j’ai su que je ne m’étais pas trompé.

— J’ai rencontré une fois un type qui se faisait fort de percer les gens à jour d’après leurs grains de beauté, dis-je.

Il pousse un rire qui est plutôt une exclamation : Ha ! et redevient grave aussitôt.

— Tu peux te foutre de moi tant que tu veux, puisque tu le fais avec tant de finesse, dit-il. Mais écoute un peu ! Tu vis seule, ou au meilleur des cas avec un chat de gouttière. Tu es à la fac soit en socio, soit en philo, sacrée bûcheuse, tu aimes bien l’église de Hallgrimur, l’hôtel Borg et les canards du lac. Tu es bien une de ces romantiques à la noix de Reykjavik. Les ailes à peine poussées que tu déboulais déjà du nid familial parce que l’impatience était si grande et le monde si alléchant. Hein ? Trois p’tits tours et puis s’en vont. Comme je te connais, ma petite. Sensuelle, étrange enfant…

Il se tait parce que je lui coupe la parole. Je ne reconnais pas le son de ma voix :

— Je n’ai pas de chat.

— Non, mais tu as, comme ça, un ami de prédilection, qu’est brisé, ravagé à un point que c’est pas croyable et, qui plus est, a au moins vingt piges de plus que toi. Il débarque et il s’en va comme bon lui semble. Comme un chat de gouttière. Il couche quelquefois avec toi. Votre relation est du genre sadomaso.

— Sadomaso ? fais-je en écho.

— Oui, ou quelque chose comme ça. Pas de lanières de cuir, mais tu aimes bien lui être soumise parce que alors tu es pure et innocente comme une petite fille. Il te donne de l’amour au compte-gouttes et t’anéantit parfois à coups d’injures, mais il te console toujours après. Tu sais, malgré tout, qu’il n’a que toi et personne d’autre que toi. Et qu’il t’aime, autant qu’il t’en fait baver. Il lui arrive de pleurer quand il jouit et avec les sanglots s’échappent des mots qu’il ne dirait jamais autrement : Pourquoi… ? ou bien : Je te tuerai ! ou bien : Toi toi toi. Le matin, tu lui fais du café et s’il te demande de le faire toute nue, tu fais ce qu’il te dit et il suit chacun de tes gestes de ses yeux brûlant du feu du purgatoire et toi, sous son regard, tu es plus pure, plus immaculée que jamais ; tu le sais et tu l’assumes. Toute nue en train de faire le café. Pendant qu’il te regarde tu es la Vierge Marie.

Je sens que le cœur va me sortir par la bouche et ne peux émettre un seul mot. Il hausse les épaules et allume une autre cigarette.

— Eh oui, c’est comme ça que ça se passe, dit-il. Sinon, tu es surtout seule et tu t’en accommodes le plus souvent. Sauf que… (Il fronce les sourcils et hache l’air de l’index.) C’est comme si certains jours sont quand même pire que les autres. Quand tu te sens si seule que le sang s’épaissit dans tes veines. Tu désires tellement qu’on te touche que n’importe qui, ou presque, pourrait te draguer.

Il tend la main vers moi comme à un animal à qui on la donne à renifler. Puis il me fait une brève caresse sur la joue. J’ai un mouvement de recul et avant même de m’en rendre compte, je me suis levée d’un bond et le regarde fixement. J’ai du mal à déglutir et je sais que l’effroi se lit sur mon visage. Il regarde le plateau de la table d’un air absent, les muscles des épaules et du dos relâchés. C’est comme s’il n’avait rien dit depuis longtemps. Il allume une autre cigarette et la fume tranquillement. C’est alors que je vois la porte des toilettes entrebâillée : le rayon de lumière qui en sort arrive jusqu’au milieu de la salle. C’est la lueur au bout du tunnel. L’instinct m’y conduit tout droit, jusque sous la clarté aveuglante d’une ampoule nue. Je tombe en plein sur une femme qui se tient devant le miroir, un poudrier à la main et une petite éponge dans l’autre. Avant que je puisse m’excuser, c’est elle qui m’adresse la parole :

— Fais donc ce que tu as à faire. Je ne te dérangerai pas, dit-elle de cette voix chantante qui est l’apanage des femmes à grosse poitrine, tout en refermant sur nous la porte, qu’elle verrouille à double tour.

Je ne sais trop sur quel pied danser. Je ne sais même pas pourquoi je suis venue ici. Elle est absorbée à essuyer avec la serviette l’éponge qui est tombée dans le lavabo quand j’ai fait irruption. Je m’assieds sur la cuvette des W.C. et me force à éjecter quelques gouttes pour la forme.

— Tu es en train de te dégonfler, ma pauvre ? demande-t-elle. Je suivais votre manège à vous deux, tout à l’heure. Toi et ce beau mec. Tu sais fichtrement t’y prendre. Moi j’étais une sacrée gourde en la matière quand j’avais ton âge.

— En quelle matière ?

— Tu souris si joliment, promettant tout et rien. Tu sais exactement quand tu dois baisser les yeux et quand tu dois les lever hardiment. Et je vois bien que je n’ai pas besoin de te mettre en garde. Tu sais parfaitement quelle comédie tu es en train de jouer.

Je secoue la tête :

— Je n’avais pas d’arrière-pensées. Il n’y a aucune mauvaise intention de ma part…
Et je me faufile vers la porte.

Mais c’est qu’elle la barre de toute son envergure et la voilà qui s’esclaffe, la tête renversée en arrière.

— Pas de mauvaise intention ! Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! gémit-elle entre deux éclats de rire. Ceux qui disent ça, c’est ceux qu’on retrouve la gorge tranchée au fond d’un fossé, le visage fendu jusqu’aux oreilles d’un sourire à donner le frisson.

— Bon, eh ben…

Elle sourit.

— Je peux passer ?

Elle se tait. Puis dit :

— Je ne sais pas si ce serait une bonne action de te laisser sortir, pauvre chaton innocent. Si j’avais le cœur de le faire, il vaudrait mieux que je te noie dans la cuvette des cabinets.

Elle se pousse juste assez pour que je me fraie un passage.

— Va donc faire tes conneries, souffle-t-elle au moment où je m’extirpe de l’embrasure de la porte.

Je vais me rasseoir à côté de l’homme. Il lève les sourcils et je remarque que les pattes-d’oie de ses tempes sont tournées vers le haut, comme chez ceux qui sont toujours de bonne humeur.

— Eh bien ? dit-il.

Je hausse les épaules et remue avec le doigt le sucre fondu au fond de ma tasse.

P.-S.

Nouvelle éponyme du recueil paru chez Zulma en 2008.
Traduite de l’islandais par Catherine Eyjolfsson.
Avec l’aimable autorisation des Editions Zulma

Première publication le 26 juin 2010.

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