La Méduse est un mythe. Et c’est une figure. Son visage ne vient qu’au moment de tomber, coupé, par l’homme Persée. Une figure d’effroi, ou figure de scandale, qui sera dépliée au croisement de trois pôles : NOS SEXES, NOS TETES ET NOS TEXTES. À nous, femmes, je parle ici comme femme, je ne peux pas faire autrement. Je dis cela parce qu’il me semble que l’épisode de Gorgone intervient exactement comme point d’origine, et d’achèvement, de la sexualité enfin humanisée, maîtrisée, fécondante, en tant qu’aboutissement de la socialisation de l’instinct de reproduction. Alors quand Cixous et Quignard s’en emparent à leur tour, la tête en effigie, cela ne saurait être ailleurs que dans une reconfiguration des partages des genres, et des genres sexuels, dont le premier : l’attribution de la parole.
Archéologie d’un scandale, en son arrière-pays
Puissance créatrice
Méduse personnage intervient dans le cadre de récits cosmogoniques et fondateurs des royautés primitives du bassin méditerranéen. À l’origine nous est donnée la Danaé, première femme, de la lignée d’Egyptos, fille d’Acrisios, roi d’Argos, première ville de Grèce, la plus vieille. Déjà problème de la descendance. Car l’oracle de Delphes prédit à Acrisios qu’il sera tué par son premier héritier mâle. Alors il enferme sa fille, en bas, dans la terre, aux enfers. Le parcours de la femme reste inachevé, fécondité bloquée, Danaé à jamais une fille.
Arrêtons-nous encore un instant sur la princesse. Si elle est enfermée, c’est que ce qu’elle représente, la puissance génésique primaire, apparaît comme menaçant le règne institué, soit l’ordre très viril. Mais en l’emprisonnant, Acrisios s’interdit aussi toute perpétuation de la lignée par le sang. Comme si pour vivre il fallait bien mourir, pour persévérer dans le temps sacrifier la personne au principe de la fonction.
Ce serait sans compter la ruse divine, irrésistiblement attiré par sa grande beauté, Zeus féconde la femme en pluie d’or. Puis naît Persée, l’enfant de la lumière, vrai héros, car de double nature. L’humanité en scène semble encore étrangère. Deuxième enfermement par le roi qui s’est aperçu de l’enfant, non plus chtonien mais marin, dans des coffres de bois et plongés dans la mer. Seconde naissance lorsque la mère et Persée, pêchés dans des filets, échouent à Sériphos. Je passe vite, Polydectès, rivalités incestueuses du fils et puis du souverain, supercherie de ce banquet en l’honneur d’Hyppodamie. C’est alors qu’intervient l’échange de présents, cérémonie somptuaire, où le jeune fougueux promet plus même qu’impossible, et plus que le sublime : la tête de la mortelle Gorgo.
Maintenant quant à elle.
Figure impossible parce que comme ses sœurs, elle est du mouvement. Personne ne sait, sauf les Grées, où dans l’extrême occident elles logent. Impossible capture surtout parce que bien sûr c’est le regard pétrifiant – et pétrifie les hommes désirants. Avant : de très grande beauté. Méduse est fille de divinités archaïques, Phorcys, le valeureux, et Céto, la baleine-bête marine, eux deux frère et sœur issus de Pontos et Gaïa. Presqu’enfants des titans. Scylla et les Sirènes, également Phorcydes, sont sœurs des trios des Gorgones et des Grées. La mer c’est le monstre. Et c’est le mouvement. C’est avant les dieux de l’Olympe. Des figures anarchiques. Et médô c’est régner. Alors Méduse était si belle qu’elle fut violée par le petit Poséidon. C’est-à-dire un triomphe de l’ordre, aussi le sexué. Et de plus dans le temple d’Athéna la raisonnante. C’est elle, en jalouse offensée, qui la transforme en visage inversé comme une punition du jouir dans le sacré. Les cheveux en serpents, qui sifflent sur la tête, les doigts armés de bronze, ailes soldatesques de cuivre, dents de cochon sauvage qui sortent de la gueule. Alors les yeux pétrifièrent. Elle vit dans la grotte. On dit que tous les jeunes gens de la contrée gisaient, statufiés, à ses abords si bien que la virilité manquait. Il fallait cesser ce fléau.
C’est là que vint Persée. Encore intermédiaire en ligne de l’humanité. Dernier non-homme. Je ne détaille pas. Il tue sous le signe du retournement, régression même, l’enfant remonte dans la grotte et cherche dans rétroviseur. Il triche. Il devient invisible. On dort. On le sent. Il pue la charogne. Il a temps de trancher. Et ce n’est pas Méduse hurlant, ce sont ses sœurs effrayées de monstres, ses sœurs devant la mort qu’elles n’auront jamais : Euryale et Sthéno.
Et c’est du cou sanglant, un vagin inversé, que naîtront les enfants, que Méduse attendait : Pégase connu, et Chrysaor le géant sanglier ailé. Fécondité issue de la coupure. Soit du sectionnement. De la confiscation de tête. La tête est dans le sac. Et les enfants adviennent.
Après, passons, Persée rencontrera Andromède, la sauvera d’un sacrifice – encore des affronts de beauté. Si la femme est toujours totalement de l’humain, c’est dans sa sublimité qu’elle rejoint les règnes divins. Fille des fondateurs d’Éthiopie, elle donnera naissance au roi de l’empire perse. Enfin les amants seront immortalisés dans deux constellations. Acmé d’un ordre social affirmé au point de rejoindre l’immuabilité des étoiles. Soit la naturalisation finale du produit culturel, du règne du phallus, logocentré. Ça nous allons le voir.
Ainsi il faut tuer pour immortaliser, c’est à dire assurer pour le roi descendance. Et cela n’advient qu’à la dernière fin du règne des monstres, soit celui des figures de toute ambivalence, la sexualité anarchique. Après Persée, l’homme est le chef. Il a définitivement – et exclusivement – le caput.
Prégnance d’archétype
Je passe vite aussi. Juste l’instant de souligner que Méduse comme figure de la puissance et de l’ambiguïté de la sexualité sauvage, pré-humaine, est structuralement proche d’autres types de déesses-mères chaotiques, presqu’un invariant culturel. Ainsi ça paraît de la gorge, de la bouche amputée, Méduse est du côté du corps, et si sa bouche angoisse c’est que chez la Femme la bouche est un second vagin. Parce qu’elle est – son ventre – un contenant. La Femme est comme un pot et l’Homme pose en elle sa semence, qu’elle enfourne et recuit. Je mets les majuscules, il s’agit de catégories. L’analogie bouche-sexe est connue des anthropologues. Les images de la langue commune le disent également : manger c’est consommer sexuellement. Et si le sexe de l’homme émet, sa bouche aussi, ça ne fait pas l’obscène. Au contraire, la femme reçoit et donc elle ne saurait trop dire, elle serait alors monstrueuse car elle posséderait deux natures : féminine/réceptrice/passive, masculine/émettrice/active. C’est ce que dit Méduse. C’est ce que disent aussi les déesses au vagin denté, de l’Amazonie à l’Alaska, de l’Espagne au Japon. Souvent elles descendent du ciel, nocturnes, ou bien elles montent de la terre. Là Méduse est des deux. Elles ont une bouche, rient, mangent, voracement, ce sont les ancêtres de femmes d’une humanité d’abord seulement masculine. Mais on ne peut se reproduire. Parce que dans l’acte sexuel, elles mangent phallus. Double bouche, et double avidité, d’en haut et d’en bas trop d’ouvert, il faut bien mettre un sens, une circulation : on cassera les dents du sexe comme on coupe la tête trop forte de Gorgone. Les femmes au vagin denté n’accèderont pas au langage, au contraire, la perte de l’anomalie c’est aussi le passage de l’enfant à venir, et toujours la consécration du corps.
Le trouble c’est aussi le guerrier dans la femme. Et Méduse en est presqu’Amazone. Les métaux, ce sont ceux des armures. Et les figures de l’égide la dessinent androgyne, on ne sait plus lire dans le genre. Oui c’est un monstre. Pourtant elle tétanise. Parce que son visage est un sexe, en négatif du vagina dentata où c’est le sexe qui devient autre bouche. Elle est la figure du désir, et de l’inassouvissable. Sa bouche c’est le gouffre, la grotte redoublée, on retombe en matrice.
À la suite des déesses-mères, femmes-guerrières, grands-mères-vulves et autres merveilles marquées du sceau de l’inachevé, la Méduse opère dans les récits de fondation, comme point de rupture avec l’antérieur chaos et point de commencement de l’ordre sexuel, social, humanisé et régi par les règles de l’échange. J’ai dit. Là je répète. Perdre la tête, c’est faire d’un double l’un, d’un excès sa régulation, la femme naît de la séparation du corps et du logos. Elle appartient au premier, réfère à la nature, du côté de la vie, de la reproduction, du sensible. Elle est presqu’animal. Le tableau au final synthétise cela (dans les lignes 1 à 3) : le geste de Persée limite en paires antinomiques. Il met au lieu de l’indifférencié la dualité homme/femme, logos/pathos, attribue la parole contre la force génésique (ou culture versus nature, bref, dessin du grand partage). Et le langage se fonde sur la scission de rôles devenus incompatibles. La langue est marquée, la prise de parole, un acte sexué, comme le rapt amoureux. L’homme a le texte parce qu’il a la tête. La femme, elle, a son corps, à son désir à lui ouvert, elle ne devient que cela. Son dernier mot est moins qu’un cri d’effroi.
Méduse fut la dupe. Pour être mère, elle dut perdre la tête, seule manière de rendre un sang – ou ses menstrues – féconds.
Physiologie de la grimace : pourquoi Méduse aujourd’hui rit
Maintenant ma Méduse est muette. Après on entre dans l’histoire. À partir de ce refoulé, que d’abord, primitivement, la femme c’est l’horreur. Et toujours le serpent. Et l’homme a le langage. C’est lui qui tient le masque, qui l’a dans la besace en peau de chèvre. C’est par là qu’il triomphe. Et aussi chez Quignard. Car Colebrune reste de ce côté des larmes. Elle pleure, de douleur, de douleur elle crie, dans le chant de thrène d’un mot qui s’est en-volé. Elle est le corps, du côté du malin. À elle l’intriguant, et de la tricherie, pour aux fins du désir épouser le tailleur. Et c’est bien son contraire, complémentaire, Jeûne, qui dit tout l’intellect, qui ira dans la quête. Femme dès lors contre le phallogocentrisme [1]. La seule émotion – vraie, les pleurs. Le reste : de sorcellerie.
Le Rire en propre
Je voudrais démontrer que, chez Cixous, Méduse rit car elle jouit. Elle jouit sans malignité, et jouit de et dans les langues infinies. C’est sa puissance :
« Il suffisait, dit le récit, que Méduse tire toutes ses langues pour que les hommes détalent : ils prenaient ces langues pour des serpents. Il fallait les voir fuir, les doigts dans les oreilles, les jambes et tout le reste coupés, haletant, et se croyant déjà mordus [2]. »
Le Rire de la Méduse paraît en 1975. Et c’est une arme de combat. Il s’agit d’un pamphlet – bref — comme un éclat de. Le Rire rit de lui. Mais rit d’abord des hommes. Il est donc un scandale. Et doublement parce que souvent, dans notre société, dans d’autres, presqu’invariablement, le rire de la femme est un interdit. Encore une histoire de bouche fermée, de sexe dissimulé. Comme bâiller, rire est de l’organique, et c’est une émission, comme le sperme aussi. Il est marqué sexuellement. C’est comme dire. Je fais des aplatissements : stratégie de l’argumentaire. On est dans l’impudique.
Structuralement, l’ouvert est le passage, soit d’une émission, soit d’une réception. J’ai déjà démontré que ce partage avait été opéré dans le mythe. La femme est le fermé et puis le recevoir. Bouche close, vagin disponible, elle ne reçoit que de là, elle n’a plus de cerveau. La femme est la matrice – contenant, elle ne saurait émettre ni donner sauf lait. Et toujours du blanc.
Rire est en soi un scandale. Cixous n’a pas besoin d’en rajouter. Sauf que, sauve queue. Le geste vocalique intervient ici comme signe de la reconquête, d’une victoire, symptôme, d’une totalité retrouvée de la femme pour soi. Rire, c’est repartir en avant, et après la lecture, toute la tête sur les épaules. Et parce que cela vient du ventre, il dessine la ligne réunifiante : diaphragme, poumons, trachée, larynx, pharynx, cordes vocales, glotte, palais, langue, dents, lèvres, et toute la face, les yeux. C’est l’être entier qui parle. Le rire est la métonymie du mot parfait que la femme dirait, non-scindée. Réconciliée.
Écrire serait pour elle moyen de retrouver le premier corps confisqué, confisqué, oui, et toujours trop présent, parce qu’aliéné au jouir de l’homme. La femme est la sur-sexualisée. Elle n’a pas son corps, elle est un corps, et même elle est un sexe. Il faut rire, pour défaire, dévoiler, le désapproprier de l’ordre dominant phallique. Dé-marquer. Écrire est rire, rire est écrire, pareil. Rire est le signe de l’écriture entière, de soi, du soi regagné de la femme.
Ainsi la reconquête, vraie guerre des clans, passe par une réouverture, re-fente, de la bouche, donc en reprise et retournement des règles du social. Rire est affirmer un pouvoir. Rire fait lien. Et le corps et la tête. Alors le cri, lui, marque la rupture, comme la douleur isole. Rire est toujours très communicatif. Il est le généreux, l’offert. Et l’écriture de Cixous, qui se veut la réparatrice – recoudre au niveau de la gorge – ne peut que chercher jouissance. Comme de son triomphe.
Mode d’emploi
« Je parlerai de l’écriture féminine : de ce qu’elle fera. Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire –, de son propre mouvement [3]. »
L’écriture agit. Et elle est au futur. Il faut par elle gagner le droit des femmes à la parole. Sortir la tête du sac. Et la remettre sur les épaules. Parce que l’éducation fut « décervelante » (je cite ici en substance), écrire serait au contraire comme un réapprentissage par soi de soi et de comment on sent le monde. Ça passe par l’écoute, par l’écoute intérieure, du corps. Donc le corps parle. Ainsi le texte de femme serait un texte « avec des sexes de femmes ». Parce qu’il part de ce corps défendu, du refoulé de la culture. Il ne fait pas semblant. C’est aussi notre chance, de contourner notre oppression. Puis c’est un juste retour des choses : parce que dans l’ordre phallogocentrique, les sexes d’hommes sont partout, et pas que dans littérature, dans tous tous tous les textes, et qu’on ne lit plus les écrits d’hommes comme des textes à sexes, car ils sont dominants. Mais le phallus est là. À bien noter aussi qu’il s’agit seulement d’instances, et c’est là leur puissance : les femmes biologiques n’écrivent pas toujours en femmes textuelles, ni les hommes en hommes. Mélange est privilège de poètes.
Puisque l’histoire de l’écriture avance de concert avec celle de la raison, et que l’on sait ce qu’il en est de la séparation, l’écriture féminine apparaît dans Le Rire comme possibilité même du changement [4]. C’est la révolution. Car seule alors elle devient créatrice. C’est l’homme la reproduction. Du coup la femme, puisqu’elle cherche à habiter un espace inouï, peut innover en liberté. Elle doit prendre en charge l’humanité même, niée, marginalisée, « le refoulé de la culture ». Et c’est aussi son corps de chair inscindé.
Aux pages 45 et 46, Cixous nous fait tout un programme. L’écriture c’est le retour à l’organisme, et sa reprise. Parce qu’elle est d’abord écoute et travaille le souffle. Parce qu’ensuite elle permet de dessiner, de l’intérieur, une cartographie des points de la jouissance, et donc l’autonomie du désir de la femme affirmé. Le corps devient le lieu des signes silencieux : un « texte merveilleux d’elle-même qu’il faut d’urgence apprendre à parler. » Et dans un second temps, il est possible de remettre en question l’ordre du politique, parce que démembré le symbolique phallique : « se forger l’arme antilogos ».
L’écriture féminine chez Cixous commence donc par une écoute du corporel authentique, de ses rythmes de ses besoins. Authentique, c’est à dire dé-symbolisé, hors d’atteinte, du phallogocentrisme, donc entier, avant la main Persée. Écrire en femme, avec des sexes de femmes, serait fondre un contre-système, par retour à la langue première. Langue orale et écrite, c’est là que se récupère l’unité. Dans le corps, la gorge suturée. Et l’unité de l’un c’est l’unité du linguistique. Il n’y a plus d’antagonisme. Tout vient de la même origine. À l’intérieur. Deux formes, une même parole : « texte mon corps ». Du coup, c’est l’ouverture à la bissexualité. Puisque tout est dans tout, puisqu’il n’y a plus qu’une seule logique, celle de la sensation, on se sent soi comme un autre, on vit de l’intérieur l’altérité. On peut écrire autrement l’homme, vrai.
D’où l’écriture aussi exploratoire. Elle ne peut qu’aller en avant, parce qu’avance en terrae incognitae. Et contre le blanc spermatique. Voir chez Quignard sur ce point.
« Le “Continent noir” n’est ni noir ni inexplorable. Il n’est encore inexploré que parce qu’on nous a fait croire qu’il était trop noir pour être explorable. Et parce qu’on veut nous faire croire que ce qui nous intéresse c’est le continent blanc, avec ses monuments au Manque. Et nous avons cru. On nous a figées entre deux mythes horrifiants : entre la Méduse et l’abîme. Il y aurait de quoi faire éclater de rire la moitié du monde, si ça ne continuait pas. Car la relève phallogocentrique est là, et militante, reproductrice des vieux schémas, ancrée dans le dogme de la castration. Ils n’ont rien changé : ils ont théorisé leur désir pour de la réalité ! Qu’ils tremblent, les prêtres, on va leur montrer nos sextes [5] ! »
Le rire est l’arme. Ca vient du jeu de mots. Et le porte-manteau des sextes dit aussi cette unité reconquise entre pathos et logos, le sexe-corps et la tête-texte-parole. La terre vierge c’est alors une chance. On invente un langage. Pour dire un autre monde nouveau nouvellement découvert. On aborde à d’autres rivages. Il n’y a pas de nom. Inventer la femme par la femme c’est travailler à écrire autrement, maintenir différance, en en faisant terreau de renaissance. Il faut d’abord 1) voler puis 2) se dé-proprier en dé-familiarisant le connu. Inquiéter la langue des hommes. En la minant de l’intérieur. Pratique subversive qui va vers « l’Amour Autre », l’accueil généreux des courants contraires, le corps alors comme une traversée, et savoir écouter les voix/es démultipliées. Ça uniquement femme sait faire, parce que l’homme il a peur de la perte. Toujours la castration. Alors l’écriture généreuse est seule possible de régénération, de toute humanité, entière. Ou de tout l’opprimé.
Et quand on tire sa langue
Alors comment ça marche ? Ici je mets Benjamin à Montaigne et Le Nom sur le bout de la langue en regard. J’insisterai sur le premier. Rapidement. Juste pour illustrer. Deux régimes d’écriture qui ont comme fondement initial commun : savoir sortir d’un impossible à dire. Cixous et Quignard proposent dans l’écrire des solutions différenciées, non pas antagonistes, de compromis entre silence et parole, tous les deux nécessaires, tous les deux en conflit.
Je voudrais soutenir que chez l’homme là, cet impossible provient d’une incapacité, défaillance, impuissance. D’où l’écriture du deuil, de la séparation, la recherche du cri. Le cri défait et marque la séparation, ça je l’ai dit aussi. Chez elle écrivant, en Cixous, l’impossible est un interdit, issu de la situation de parole initiale qui provient de la femme. Elle n’a pas droit à la parole. Aussi elle doit conquérir. L’écriture comme intégration. Aux deux le texte comme quête de la jonction. D’où l’arrivée en deuxième position, en dernière colonne. Il opère – ou pas – passage entre le bios et logos, c’est le pouvoir de l’écriture. Ou au moins d’en marquer la faille. C’est alors que se dessine la polarité rire/crier, du ludique au tragique, comme sanctions d’une (im)possible traversée. Où rire-écrire-crier, en quasi anagrammes, fondent Méduses complémentaires, comme deux faces de Janus, vers l’antérieur au naissant – Quignard, vers l’en allant chez Cixous.
D’où vient d’écrire
" Il ne faut pas le dire "
Benjamin à Montaigne serait comme la face joyeuse du Nom sur le bout de la langue. Dans Benjamin, le mot est là mais il conviendrait mieux de le garder en poche. L’interdit, que le titre souligne, devient alors ici un inter-dit, le dit entre les mots, le dire sans dire, un implicite. Serait le propre de la parole femme. Sa situation au dé-part. Dans Cixous, pour la femme, historiquement, le silence est premier. Ce qu’il faut conquérir en écrire c’est justement ce droit de rire, ce droit à dire et à être écouté(e). Au contraire chez Quignard, dans l’hypothèse de langue(s) sexuée(s), il faut par le texte remonter dans le sexe, dans l’antre originaire, avant surtout avant le discours de la meute. Or de cette arène commune, la femme en est exclue, d’abord. En 1975. D’où faire entendre le non-dit, il existe des mots hors des mots, des mots muets dans le silence. Voilà l’écriture féminine.
Donc il faut s’arranger de la dissociation : langage et corps. La prendre en charge par le travail d’une scripturalité devenant, ou pas, l’efficience. Dans Benjamin à Montaigne [6], le tabou est moteur. Surtout l’impossibilité de parler de la mort, d’envisager la disparition de la mère. Ce que l’écrire permet de déjouer. On ne dit pas, on ne pense pas moins, alors on fait le texte, on ne peut contenir, on ménage un secret.
[Méduse-Catena]
« Montaigne non plus ne s’est pas remis complètement de s’être rencontré un jour à Rome sur le point qu’on défaisait Catena, pourtant un voleur insigne, c’était le 11 janvier 1581, par la suite il ne pouvait plus s’arrêter de raconter la scène à tout propos lui donnait-on la parole aussitôt revenait l’instant de la rencontre c’était le 11 janvier 1581 disait-il et justement sur le point exact où l’on défaisait Catena, on l’étrangla, sans aucune émotion de l’assistance […] Ce ne sont là que brèves lignes de mémoires mais absolument inusables et que j’ai beau déjà avoir lues maintes fois depuis des années toujours j’y reviens. C’est qu’on n’arrive pas à retrouver la porte de la souffrance c’est-à-dire de la jouissance obscure, du jouir de souffrir, on n’arrive pas à recommencer la première scène d’amour, on se gratte l’âme jusqu’au sang [7]. »
Ici Montaigne est dans la scène médusante. Tout dit la séparation de la perception d’avec la raison : le spectateur est bien dans le dégoût mais son regard ne peut se détacher du spectacle de l’exécution du bandit. C’est bien une scène obscène, qui passe par l’impossible de vision, le regard du voyeur sur l’objet exhibé. Il y a inflation de sensations et inhibition de pensée, c’est la court-circuitée. Plus que Catena, c’est lui Montaigne l’écrivain, le voyageur de Rome, qui est écartelé. Et justement, cette séparation, c’est bien le « point » de la « rencontre ». C’est parce qu’il y a dissociation, qu’il y a conjonction, car la première permettant un retour infini à l’en soi coupé, infini parce qu’indéfinissable, elle ouvre et porte à l’écriture. Ainsi naît la circulation. Il y a ce jour du 11 janvier 1581, il y a Catena, et il y a Montaigne, il y a Catena déchiré qui permet à Montaigne de se retrouver lui. Après, il ne peut plus s’empêcher de raconter, de broder, sur le point. Il veut retrouver la porte de la souffrance, « du jouir de souffrir », et gratte gratte très inlassablement autour de la rencontre, comme la narratrice, elle, lit à jamais. Aussi notre Méduse, cet apotropaïon, c’est ce point de fascination dont la fonction génératrice est absolument essentielle – en régime Cixous. C’est « l’aliment préféré de l’écriture ». Ce point d’incandescence [8], ou de coalescence, existe aussi bien chez Quignard, quand la mère s’absente. Seulement ici dans Benjamin le point c’est « l’inlassable », ce n’est pas une barre, ni la circoncision, mais après naît un dire, et qui est un excès, l’ouvert comme le rire, et l’écriture s’y loge qui fait sens et permet la soudure.
[D’un tout petit poème]
Méduse ouvrant alors au flux du scriptural – donc au flux du lisible. À l’image du lait, ou du sang fécondant. Il en sort des Pégase. Le texte chez Cixous est du côté du trop, il y a trop à dire, il faut prendre le monde de vitesse, chercher à l’écriture courante [9]. Ce que condensent les pages du poème 88-89. À l’image du rêve. Encore méthode de Méduse, c’est-à-dire l’enregistrement en vol des mots de la famille, vivants, puis le passage à l’écrit qui se les dé-proprie : le mot devient le bien commun, il n’y a plus de conversation du privé, tout est inscrit, égal, et tend à résorber : « passer ». On peut écrire à l’infini. Couper dès lors : de la survie contre le fou. Mais ça relève aussi du jeu. La mère gagne, elle passe. Et inquiète la langue. Car elle hybride la logique du discours ordinaire. D’abord parce que les phrases sont transcrites sans souci de propriété. Ni de l’exactitude. Il y a bien un médiateur. Il n’y a pas de discours rapporté, de tel ou tel, mais un environnement sonore bourdonnant et polyphonique, qu’il faut traduire dans la page. Ensuite parce qu’il y a le plurilinguisme, de la mère à la fille, allemand, français, et passant l’un dans l’autre.
[Babel]
« – Comment dis-tu laper en allemand demandé-je à ma mère et comme cela je l’interromps. – Frieden dit ma mère, elle lève le nez, la paix ? dit ma mère, der Frieden. – Pas la paix, laper, dis-je. Ah ! laper ! Laper l’interloque. Le nez levé, elle cherche, hume. Lecken. Non. Schnüffeln non dit Jennie. D’un chien qui fait ça dit Jennie. Je n’ai pas eu affaire tellement aux chiens dit ma mère. Laper la hape. Elle se lève, cherche. Prend la piste des mots. Schn- dit Jennie. Auf dit ma mère. La chasse s’éloigne. Les sœurs baissent pensives le nez sur la tasse […] C’est un piège, dit ma mère, aucun goût, c’est le tien, dis-je, ton faux, c’est-à-dire ton vrai faux café, elle avale une deuxième gorgée, c’est zéro, elle se lève, elle verse le reste de sa tasse dans la tasse de ma tante, finis ça dit Selma, j’en étais sûre dit Jennie. Hélène, crie ma mère. Aufschlürfen ! Sauvées [10] ! »
Il y a un mot sur le bout de la langue des femmes dans ce livre. Elles cherchent « laper ». Elles cherchent laper en allemand, la narratrice voulant interpeler sa mère qui ne sait pas manger. Elle lui coupe le palais. La mère cherche, et ainsi de la sœur. De laper à la paix, à Frieden, lecken, schnüffeln, elles deviennent toutes chiens, elles truffent dans l’air, avec leurs cinq sens, en buvant un ersatz de café de chez Fau(x)chon – c’est celui de la fille. C’est lui le piège, et sûrement pas la langue. Puis des morceaux, des coupes : Schn-, Auf-. Et c’est après l’affaire, des tasses, la remontée des sonorités [f] [y] [en], dans des mots de français, après, le mot advint : « Aufschlürfen ! Sauvées ! »
Chercher le mot sur le bout de la langue, c’est travailler le refoulé, c’est œuvrer dans le collectif. Et le passage entre les langues, le jeu dans les sonorités, plus que chercher par la racine et le sens, permettent son épiphanie. Appel au matériel, sur le mode ludique : double-sens, polysémie, assonances, allitérations, fondent un ordre de la sensation à partir d’un corps singulier, celui des femmes aux cent serpents, à la chair non « monarchisée ». Dans le corps qui écrit, il n’y a plus de tête. Il faut savoir écouter tout ce qui bruit en lui, laisser couler, inscrire, ce sera l’invention, polyphonie des langues léchantes libérées folles. H.C. est du côté de l’excès de signifiants. De l’ouvert. Du hurlant. C’est le masque du rire. Et c’est une posture. Et rendue nécessaire par l’oppression qui elle n’est plus dans le supportable. On ne peut plus dans le silence. Nous, femmes, nous ne pouvons plus fermer toutes nos gueules. Tire ta langue et le mot sautera dans le monde. Mille fois plus puissant, car porteur de l’histoire. Aussi le cou coupé, le défaut entre bios et logos est bien rémunéré par l’appel à Babel. C’est par l’écoute – et la musique – au mot d’abord muet que la fente est comblée. Par le pur signifiant. Il faut alors savoir aussi écouter qui écoute, soit l’oreille, le corps, pour le traduire en gorge, en la langue de chair [11], puis après dans le livre. On regagne nos têtes. Parce qu’écrire, c’est reprendre conscience. Lire aussi bien. On voit dans l’invisible liens (le tableau ligne 4).
Suture et la cicatriser
Si le nom est sur le bout de la langue, la mémoire dans ce texte elle provient du corps. On se souvient par le nez, on se souvient par le palais, « il faut manger pour se souvenir [12]. » La pantomime des deux vieilles sœurs en porte témoignage. Hélène passe, et la mémoire, elle porte la tête qu’elle a donc reprise.
La mère parle : « Elle me raconte quand même ses histoires à ne pas répéter. C’est parce que sa grand-mère disait : le genre humain est excessivement avide de récits, surtout les Juifs nous sommes avides de raconter, c’est notre façon de ne jamais couper les fils de la mémoire. […] Raconter dit ma mère c’est être humain c’est la moindre des choses respirer […] [13]. »
Écouter (tout le corps) – passer – tisser, forger les liens. Fonction anthropologique de la narration mais surtout pour montrer que le retour du corps ouvre sur un retour du monde bien plus complet, épaissi. Il peut s’inscrire en profondeur. Au contraire chez Quignard, la mémoire n’est que linguistique. D’où cet accès bloqué, au corps concret vivant oublié (ligne 5). Juste citer dans le Traité, l’éloquent comme un contrepoint :
« Cette expérience du mot qu’on sait et dont on est sevré est l’expérience où l’oubli de l’humanité qui est en nous agresse. Où le caractère fortuit de nos pensées, où la nature fragile de notre identité, où la matière involontaire de notre mémoire et son étoffe exclusivement linguistique se touchent avec le doigt. C’est l’expérience où nos limites et notre mort se confondent pour la première fois. C’est la détresse propre au langage humain. C’est la détresse devant ce qui est acquis. Le nom sur le bout de la langue nous rappelle que le langage n’est pas en nous un acte réflexe. Que nous ne sommes pas des bêtes qui parlent comme elles voient [14]. »
Au contraire chez Cixous, le langage comme faculté est presqu’universel. Tout parle oui. Même la pierre. Et même le fauteuil. À chacun d’écouter. D’apprendre. Dans les multiples langues. Parler le langage des bêtes oui. Privilège de femme, traversée sans menace des non-identités. La femme est pluriel. Revenir à ce corps occulté c’est faire retour à comme un animisme, un pan-sémiotisme qu’il convient de mettre par écrit. Alors il n’y a plus d’oubli. Et ni d’humanité. Tout se fond dans la signifiance. Reste la vie, de l’écrivant. Et pas de privilège. Donc pas d’agression. Ni de détresse. Écrire-Cixous c’est faire du rire un principe de l’art. Car le rire répare, en venant de partout, en dépassant les genres du discours, en dépassant la logique, sens/son, etc. Il n’y a plus de partage. Quand c’est celui de la Méduse. La Méduse ressuscitée, plus vivante à jamais. Et le texte est comme un sourire, le point de passage, du corps percevant à la tête pensante. Tout est corporel et tout est mental alors, le cerveau infusé de partout. Non, le corps n’est pas un « abîme [15] ». Ou bien Quignard a peur de l’origine. C’est qu’il ne sait rien de la mère. Il croit dans les enfers les pommes. Au contraire fin de malignité des Ève, et fin de l’artifice, on entre dans la naturalité du signe chez H.C. On naît dedans, et l’ersatz c’est juste un café. D’où Méduse c’est l’hydre, on lui coupe dix mille têtes par jour, il n’y a pas de sevrage. Du défaut naît la puissance génératrice, soit de la cicatrice. C’est le rire sonore comme un mot sur la page – conversion, réparation, fin de la vieille légende. On ne sort pas de l’ordre linguistique. Mais on reconfigure. On s’émancipe. Seulement plus qu’un incompatible, ce qu’il fut souligner c’est une même terre de laquelle proviennent et Quignard et Cixous. C’est celle du silence. Mais c’est la marque aussi du genre qui s’imprime, la force du social. Chez lui la femelle est le mal, l’égide du faux langage. À la tête coupée, on fait dire ce qu’on veut, la femme reste ventre.
Pour insister
Retour dans le tableau. Où le texte fait la traduction, il assure chez eux la circulation, du sexe à la tête, du bas au haut, du vil au noble, de l’oral à l’écrit. Car le texte répare. Ou cherche à réparer. Lisons. Chez H.C., le texte part du sexe, la situation initiale, pour regagner nos têtes confisquées. Le rire signe la réunion réussie, il opère la conjonction et assure la communication entre toutes les langues, humaines, animales. C’est le texte joyeux qui porte le corps dans l’écriture, et puis dans le concept. Il maintient l’ouvert. Il est le généreux. La femme n’a pas la peur de non-identité. Elle est toute circulation. On entre en au-delà des langues.
Au contraire chez Quignard, la tête, d’abord elle, cherche dans vers le sexe. Ça part du rationnel. Du phallogocentrique. La scène primitive – charnelle – est à reconquérir par le discours logique. La mémoire est cela. Or, parce que le mot liant fait défaut, ou bien supercherie, on en reste au cri, à la scène d’effroi, douleur, un en-deçà qui signe définitive disjonction.
Cixous propose de lier-relier corps et tête(s) par logique phonique, comme contre-injonction et possible sortie de l’ordre dominant. C’est aussi l’origine du comique, et le principe de la communication inter comme intra-linguistique. C’est faire « l’Amour Autre ». Le phonocentrisme, s’il lie les langues étrangères, le fait dans les deux dimensions. Car l’étrangeté chez elle est autant horizontale (différenciation spatiale, géographique) que verticale (entre tous les registres vocaux du corps vivant). Nous l’avons dit : tout parle, et donc tout écrit, « la maison est pleine de traces ». Il faut savoir porter le regard et l’oreille, et transporter par le stylo. Se faire soi réceptacle. Et ça c’est plus facile, parce que culturellement construite la femme peut faire richesse de sa première condition d’aliénée. Elle porte parole à ce qui n’en a pas. C’est pourquoi tout fait signe, c’est pourquoi là : panscripturalité. Elle est dedans. Elle ne sépare pas. D’où la remontée reliante de l’affect au percept au concept comme le rire depuis le ventre. Il faut savoir proposer comme une herméneutique du signifiant en excès. Le mot c’est le monde, et c’est le transparent qui le tient tout autour. La femme voit les voix. Et c’est son privilège de sorcière. Elle a des yeux. Elle jouit des facultés premières. Elle est aussi l’animal. Le signe est plein. Mais chez Quignard le code linguistique se fonde sur l’abîme. Mettre en danger le code. Cixous : il n’y a plus de système du tout. Quignard : la tabula rasa, le signe fait défaut au réel. D’où l’appel à l’image. Le réel, donc le corps, donc le sexe. Et le cri c’est ce manque irrésorbable. On rit bien au contraire de l’excès de toutes ces langues sur nos têtes, partout, de la chance de naître après les hommes de Babel. Du dés-ordre. L’écriture se terre dans le chaos. Tant mieux.
Où l’on voit pour finir de la fin que le texte opère la médiation entre le sexe et la tête, qu’il est métonymie du corps et de l’esprit, et l’oral et l’écrit, soit la femme de l’homme. Achevé grand partage. L’écriture déconstruit. Et le texte traduit.
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Bibliographie
CIXOUS Hélène, Benjamin à Montaigne : Il ne faut pas le dire, Paris : Galilée, 2001 (BM).
Le Rire de la Méduse : Et autres ironies, Paris : Galilée, 2010 (RM).
HESIODE, Théogonie, trad. Paul Mazon, Paris : Les Belles Lettres, 1964.
LEVI-STRAUSS Claude, Le Cru et le cuit, Paris : Plon, 1964.
La Potière jalouse, Pari : Plon, 1985.
OVIDE, Métamorphoses, trad. Anne Videau, Paris : Hatier, 1997.
QUIGNARD Pascal, Le Nom sur le bout de la langue suivi de Petit traité sur Méduse, Paris : P.O.L, 1993 (NBL).
Table des illustrations
Athéna portant l’égide (détail), Vase d’Étrurie, 525 avant JC.
Le Viol, René Magritte, 1934, The Menil Collection, Houston.