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Quand les mots du récit (extrait) 

vendredi 20 mai 2011, par Marie Cosnay

Le travail de Marie Cosnay et son implication citoyenne n’ont pas cessé de s’interpénétrer.

Mais la littérature, c’est le lieu de l’expérience de la langue. Ce qui est haut, violent, et prfondément humain ici, c’est que la violence faite aux hommes, on se saisit de son instance de langue.

Arrêtons, à force de nos propres mots – et ici, on convoquera quelques figures favirables, Foucault, Socrate, Mandelstam, Hannah Arendt – la machine à broyer par la langue, et la machine à dominer les hommes pourrait s’enrayer.

Et ce n’est pas une mince machine. Nous vivons des temps sombres. On a osé instituer un ministère de l’identité nationale. On rémunère des fonctionnaires (qui font leur boulot, cette implication individuelle dans les rouages à moudre l’homme, comment se les rend-on supportables, quand on en participe ?), pour aller à la chasse (leur terme) aux hommes et femmes en situtation irrégulière, et les faire passer du centre de rétention à l’avion de la honte.

Et on n’est pas à Paris : on est tout au bout de la France. Des Tribunaux comme celui-ci, il y en a dans toutes nos régions. Et les portraits de ces hommes et femmes, quand l’écrivain vient si assidûment aux séances qu’elle connaît par leur nom le responsable de la préfecture, les avocats et le procureur ou la juge, prennent une netteté qui tient seulement à la langue et son usage.

L’an dernier, Marie Cosnay a fait paraître aux éditions Laurence Teper Entre chagrin et néant. Audiences d’étrangers, déjà une incursion dans la machinerie judiciaire autour des Centres de rétention. La fin des édition Laurence Teper fait que ce livre n’est plus disponible, alors qu’il nous est nécessaire.

Le titre ici, Quand les mots du récit... on en vérifiera la pertinence à ces histoires qui s’échangent pour éviter l’expulsion humiliante, écrasante. Vous apprendrez au passage la différence entre l’OQTF (obligation de quitter le territoire français), et l’APRF (arrêté préfectoral de reconduite à la frontière) – mais les visages qu’ils concernent, vous les oublierez moins vite que les sigles.

Nous sommes évidemment fier d’accueillir Marie Cosnay (magnifique aussi était son Déplacements, déjà chez Laurence Teper, mais nous accueillons Quand les mots du récit comme une présence nécessaire, une respiration pour nous-mêmes salubre. Cela s’appelle résister. Faites lire ce texte, largement, aidez-nous.

FB

Au mois de novembre 2008, une famille du Kosovo était expulsée de l’aéroport de Biarritz. Il faudrait donner un nom à chacune de ses personnes, rétablir la chaîne des responsabilités, pensions-nous. Trouver les noms de chacun des membres des escortes, des pilotes d’avion, des médecins qui établissent des certificats médicaux, des gendarmes qui donnent le signal permettant à l’avion de décoller. Établir une sorte de tableau des responsabilités, un tableau des listes de taches accomplies qui mènent à ce que des enfants soient emportés et que des parents s’évanouissent au seuil de l’embarquement.

Je retournai alors au tribunal où je m’étais régulièrement rendue de juin à novembre 2008 (voir Entre chagrin et néant. Audiences d’étrangers, publié en 2009 chez Laurence Teper). Cette fois je voulais tenter de parler à la juge, au représentant de la préfecture, aux policiers. Ce qui se niche dans l’espace creusé entre les agissements et les mots posés sur ces agissements est complexe. Faire le lien, chercher derrière les mots un peu de réel, me semblait donner à l’homme, celui-ci ou celui-là, une stature plus épaisse, une sorte de responsabilité débutante de soi. J’avais l’idée que c’était une manière, partielle bien sûr, d’agir, de réagir.

Je n’étais pas satisfaite : je rendais compte de manière insuffisante, la regardant dans ses conséquences de paroles, d’une politique aberrante et inadaptée, dont les causes s’ignorent et dont les effets sont hélas à prévoir. Je souffrais de l’impossibilité d’exhaustivité, de mon incapacité à suivre la course de l’évènement. Tout allait si vite, le débat sur l’identité nationale était lancé, avec lui ce rétrécissement, hallucinant, sur le religieux, avec lui les nombreux dérapages racistes, les dérapages publics et ceux, privés, que ces premiers autorisent. Puis, de mois en mois, la quête de nouveaux boucs émissaires (Roms, tous « gens du voyage » confondus), les discours sécuritaires à visée populiste, la menace de déchéance de nationalité pour des Français d’origine étrangère, la nouvelle loi Besson prolongeant les garde à vue et simplifiant les expulsions, donnaient à cette France-là un visage qu’on avait craint de voir paraître, qu’on craignait de regarder, dont on ne pouvait imaginer à quoi il ressemblerait dans quelque temps, tant il est vrai que les germes de la xénophobie deviennent, selon les époques et les circonstances, pousses imprévues de catastrophes.

De nombreuses initiatives salutaires s’étaient fait jour, un appel à ne pas débattre, lancé par Médiapart, un autre, initié par des chercheurs et sociologues, pour la suppression du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. L’heure était à interpeller les partis politiques, à créer des collectifs, à appeler à manifester massivement, auprès de la Ligue des droits de l’homme, le 4 septembre 2010, dans toutes les villes de France contre les discours et la politique racistes du gouvernement de Nicolas Sarkozy, l’Église et Benoît XVI rappelaient au président français les valeurs humanistes de base, des réalisateurs avaient accompagné dans leur grève les travailleurs sans papiers installés sur les marches de l’opéra Bastille, d’autres s’engageaient dans le témoignage, à Calais et ailleurs. Et il était temps de chercher de nouvelles façons d’agir.

*

Au TGI je retrouvai de manière régulière le porte-parole de la préfecture, Monsieur L.

La juge, Madame Robert.

Quelques policiers.

Laurence Hardouin, présidente du groupe Cimade à Bayonne et avocate.

Maître Halzouet.

De nombreux autres avocats.

Georges et Sarah, de la Cimade, pour qui il s’agit toujours d’agir, jour à jour, et que je remercie.

10 avril 2009

Ibnou Ferrouze est né à Marrakech en 1972 et aujourd’hui il comparait au tribunal de grande instance de Bayonne devant la juge des libertés et de la détention. Lorsque la juge lève la séance nous nous étonnons ensemble qu’après tout ce temps passé à faire le même travail elle pose à tous les migrants le même type de questions. Comme si elle n’apprenait rien des séances qu’elle préside – si ce n’est par l’information, la curiosité personnelle ou l’empathie, du moins par l’habitude. Les questions consistent à interroger la personne pour laquelle va se décider la poursuite de la rétention administrative sur le pourquoi de ce choix, l’émigration. Pour chercher, lui répondent en général les personnes. Pour avoir une vie meilleure. Alors elle réplique presque invariablement : mais comment font-ils, les autres, à Marrakech, on ne peut pas être électricien à Marrakech ? Ou bien à Sao Paolo, les autres, ils ont bien aussi des familles à nourrir, et alors ?

Ce serait de vraies questions, des questions marquant de l’intérêt pour la marche du monde, si elle n’avait l’habitude de les poser. Ou si elle n’avait pas les capacités intellectuelles d’y répondre elle-même. Monsieur Ferrouze remarquait alors : il y a deux mondes, le sien, et le nôtre. Il souriait en ajoutant : pourtant elle a la télé et elle lit des journaux. Et il finissait par conclure, mettant la main sur le cœur : le mal, c’est pour les pauvres.

*

Nous ne sommes pas des nazis, dit aujourd’hui le porte-parole de la préfecture dans l’enceinte du tribunal après que les enquêteurs en civil de la PAF ont applaudi de manière bruyante et ironique le plaidoyer de l’avocate et lui ont lancé à mi-voix miss barreau 2009.

Nous ne sommes pas des nazis, il ne faut pas exagérer, répétait monsieur L. Personne ne l’avait accusé.

La remarque de monsieur L., porte-parole de la préfecture, (c’est le procureur ?, demandait monsieur Ferrouze) témoigne peut-être, maladroitement, d’une sorte de mauvaise conscience.

La présence au tribunal de bénévoles de la Cimade et d’observateurs le pousse-t-elle à interroger son rôle dans l’affaire de société à laquelle il participe ? Ou n’interroge-t-il rien mais se défend-il a priori du rôle qu’il estime que nous pensons, nous qui ne sommes pas des acteurs évidents du TGI, qu’il joue ? Rien (aucune injure, aucune impolitesse) dans le comportement des observateurs silencieux que nous sommes ne l’autorise à nous prêter de telles interprétations abusives de sa fonction.

Bien sûr, la remarque est sortie de son contexte. Elle est prononcée à la fin de l’audience, quand les pressions retombent un peu du côté de la préfecture et que les pressions montent du côté des « retenus » qui viennent d’apprendre, sans qu’on le leur explique clairement parfois, qu’un avion décollera le lendemain à 17 h pour les ramener sous escorte dans leur pays d’origine, pays quitté parfois plus de dix ans auparavant, etc.

Bien sûr, la remarque est sortie de son contexte comme l’est celle-ci : on peut penser ce qu’on veut mais les enquêteurs de la PAF, ils font du boulot, quand même.

Monsieur L. dit quand même. Les enquêteurs l’entourent, ensemble ils plaisantent, commentent les chances pour l’un des retenus de prendre son avion prévu le lendemain, l’un d’eux arbore un sourire cynique. Quand même. Monsieur L. pourrait dire : malgré ce que vous croyez. Il croit savoir ce que nous pensons. Il croit que nous jugeons le travail qu’il fait, il croit que nous ne sommes pas loin de le considérer, lui et ses policiers en civil, comme de nouveaux nazis.

Monsieur L. répond quand quelque bénévole tente de débattre avec lui de questions de fond : ça il faut voir avec nos politiques.

Quand même, cela veut dire : malgré la nullité de nombreuses procédures, malgré les erreurs de procédure que font les enquêteurs.

Monsieur L., quand il prononce quand même, suggère que l’organisation et le savoir-faire, la technique de ses enquêteurs n’est pas au point. Il pense que de les inviter à voir ainsi, hors de leurs heures de travail, ce qui se passe au tribunal leur évitera de commettre les erreurs qui font annuler les reconduites à la frontière. Il s’agit d’obtenir un résultat positif, résultat qui doit offrir aux policiers une satisfaction limitée à leur secteur d’activité. Monsieur L., et avec lui les policiers qu’il exhorte au résultat, sont attachés à leur fonction et celle-ci est si réduite qu’elle ne peut se dire que par des chiffres. Monsieur L. devient sa petite fonction chiffrée elle-même.

La présence quotidienne au tribunal de monsieur L. pourrait lui permettre de dessiner une sorte de contour de la situation politique. Il verrait quelque chose, il ne serait pas collé aux faits, aux moments, au résultat d’un travail sans contexte. Je me demande quelle sorte de peur se cache derrière le besoin d’avancer efficacité et consignes reçues et de ne jamais sortir du cadre clos de la mise en scène du tribunal – si ce n’est pour plaisanter avec les enquêteurs et pour chercher une discussion de surface avec les bénévoles, d’une façon qui prouve, derrière les bravades, le malaise : nous ne sommes pas des nazis.

Peut-être la discussion, si elle pouvait avoir lieu avec monsieur L. (dans un espace extérieur à celui de sa fonction, hors tribunal) serait-elle vite close. Il faut voir avec nos politiques. Je fais mon travail. Parler avec monsieur L. – et surtout, où parler avec lui. Le contexte du tribunal : il s’y sent mis en cause, il n’est alors en mesure ni d’écouter une parole ni de donner la sienne. Il ne peut, au mieux, que répéter ce qu’il a dit déjà. Ou affirmer, sur-affirmer la valeur de sa fonction. Parler avec monsieur L. loin du lieu où il fait son travail. Idée que les possibilités de communication sont en partie liées au lieu, à la situation.

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