« Mon itinéraire est la course d’un homme qui va vers le ciel, la terre et l’eau, et qui revient à ses foyers avec quelques images nouvelles dans la tête et quelques sentiments de plus dans le coeur. »
CHATEAUBRIAND, Préface de la troisième édition de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem.
« L’Égypte m’a paru le plus beau pays de la terre ; j’aime jusqu’aux déserts qui le bordent et qui ouvrent à l’imagination le champ de l’immensité. »
Au commencement de décembre 1907, les fondateurs de la nouvelle
Héliopolis, qui s’élèvera bientôt, à une dizaine de kilomètres de la
capitale de l’Égypte, dans un jardin verdoyant créé, comme par un
coup de baguette magique, en plein désert, invitèrent quelques
journalistes à aller voir leur ville sortir de terre. L’auteur de ce
petit livre était de cette caravane. Il a passé quinze jours en
Égypte. Ses impressions de voyage, trop rapides, hélas ! ont été
publiées, en janvier et en février 1908, dans le XXe Siècle. Il se
hasarde aujourd’hui à réunir ces articles. Son livre aura
certainement un mérite, dans lequel, il est vrai, l’auteur n’est
pour rien : on y verra, d’après des photographies prises sur place,
quelques-uns des monuments les plus célèbres de l’antiquité
égyptienne, dont le grand public ne connaît guère que le nom.
Ces photographies sont, pour la plupart, l’oeuvre personnelle de M.
Jean Capart, conservateur adjoint du Musée du Cinquantenaire de
Bruxelles. M. Capart les a rapportées des missions scientifiques
qu’il a remplies en Égypte pour le compte du gouvernement belge,
avec un éclat qui lui a valu, dans le monde des égyptologues, une
enviable renommée. Il a bien voulu mettre ses beaux clichés à notre
disposition ; M. le docteur Mathien nous en a prêté obligeamment
quelques autres. Nous prions ces Messieurs de trouver ici
l’expression de notre gratitude.
DE BRUXELLES AU CAIRE
Depuis le mois de décembre 1907, la route de Bruxelles au Caire est
raccourcie de deux jours. Cinq jours au lieu de sept. On peut même
la faire en quatre jours et demi. Mais il faut que les vents et la
mer s’y prêtent. Plusieurs de nos confrères n’ont quitté Bruxelles
que le vendredi 6 décembre, à midi, pour arriver à Marseille le
samedi 7, vers neuf heures du matin, un peu avant le départ de
l’Héliopolis. Le 10, à six heures du soir, le navire entrait,
prudemment, lentement, dans le port d’Alexandrie, dont l’accès est
difficile aux colosses de douze mille tonnes. Les gens pressés ont
encore pu gagner le Caire le jour même, vers minuit, soit dix heures
en Europe. En tout donc, juste quatre jours et demi. Or il en
fallait cinq jusqu’à présent, par les bateaux les plus rapides, pour
faire la traversée entre Marseille et Alexandrie ! Il n’en faut plus
que dix désormais, au maximum, grâce à l’Héliopolis, pour le
voyage de Bruxelles au Caire, aller et retour. Dix jours au lieu de
quatorze, sur une route aussi fréquentée ! Car il y a plus de six
cents Belges établis en Égypte, et quatre cent cinquante millions de
capitaux belges engagés dans des entreprises égyptiennes.
L’Héliopolis était le premier des deux steamers qu’une nouvelle
compagnie de navigation avait mis en circulation, l’hiver passé,
entre Marseille et Alexandrie. Si la nationalité suivait la
paternité, cette compagnie eût été belge ; car elle devait la
naissance et la vie à l’initiative de quelques-uns de nos plus
entreprenants capitalistes. Elle était anglaise cependant, de nom et
de fait, bien qu’une notable partie de son capital eût été souscrite
en France et qu’il y eût des Français et des Belges dans son conseil
d’administration.
Ses deux navires avaient été construits en Angleterre. Pas un clou
qui n’eût été fabriqué et cloué à Greenock ou à Londres. Tout le
personnel était Anglais. Un artiste parisien avait dessiné, dans de
purs styles français, le salon, le restaurant et le fumoir,
véritables merveilles de goût et d’élégance. Mais l’Angleterre
annexa son oeuvre comme une simple république sud-africaine. Dans
les prospectus de la compagnie, le style Louis XVI fut baptisé
« Reine Anne » et le Louis XIV « Roi Georges ».
A bord de l’Héliopolis, le dimanche même était anglais, du moins
jusqu’à midi. A dix heures, service divin. Dans le grand salon, le
capitaine, entouré des officiers, lit des versets de la Bible ;
l’assistance répond en choeur ; puis les « fidèles » chantent des
cantiques, avec accompagnement de piano et de bugle. La cérémonie,
froide et sèche, n’est pourtant pas dénuée de caractère. Sur toutes
les mers du monde, au même moment, à bord des innombrables navires
qui promènent le commerce, la force et le pavillon de l’Angleterre,
le même Dieu est officiellement invoqué, dans la même langue et dans
le même appareil, au nom de la nation. En Belgique, quand le
gouvernement pourvut d’un aumônier notre premier navire-école, la
presse libérale se déchaîna. Au nom de la liberté de conscience,
naturellement. Heureuse Angleterre, où cette espèce de fanatisme est
encore inconnue ...
L’énergie française sommeillait, probablement, pendant que les
Belges faisaient le plan de la nouvelle ligne et que les Anglais lui
imposaient leur marque. « Sur notre mer : entre Marseille, notre grand
port, et l’Égypte, que la France ouvrit à l’Europe, ce sont des
étrangers qui créent, à notre barbe et au détriment des compagnies
françaises, des voies plus confortables et plus rapides » me disait,
sur le pont de l’Héliopolis, un de nos plus distingués confrères
parisiens. Et il ajoutait mélancoliquement : « C’est un sujet
d’affligeantes réflexions, je vous assure. »
L’Héliopolis est un gracieux colosse de douze mille tonnes—nos
malles congolaises en jaugent sept mille à peine ! Cent
quatre-vingt-cinq mètres sur vingt, sept ponts, vingt noeuds à
l’heure. Il bondit sur la mer comme un lévrier géant. On y pourrait
loger facilement plus de mille passagers. Il a coûté sept millions
de francs. A Marseille, il étonnait la Cannebière elle-même. « Les
autres bateaux, à côté de l’Héliopolis, semblent des
bateaux-mouches » nous disait le cocher qui nous véhiculait, sous une
pluie battante, à travers les rues boueuses d’un Marseille sans
soleil et sans joie, vers les bassins de l’Estaque.
Nous avons levé l’ancre, le samedi 7, à deux heures de l’après-midi,
quatre heures trop tard, à cause de l’affluence inattendue des
passagers, par un beau ciel. Plus un seul nuage ; une mer verte et
sans ride. Les collines roses et les maisons blanches rayonnaient
dans la chaude lumière. Nous étions une vingtaine de journalistes à
bord, Français et Belges, invités à aller voir une autre Héliopolis,
qui s’achève en ce moment aux portes du Caire, sur la lisière de
l’immense désert d’Arabie, à deux pas des ruines de l’antique
capitale religieuse de l’Égypte, cette Héliopolis où l’on dit que
Platon alla chercher la sagesse et dont les idoles se seraient
écroulées, d’après une tradition, quand la Sainte Famille approcha
de ses murailles.
L’Académie française et le Palais Bourbon avaient laissé partir M.
Maurice Barrès. Cet immortel justement célèbre est l’homme le plus
simple du monde. Il est fin et sympathique ; pas l’ombre d’une pose ;
il n’a parlé qu’une fois en public, au dessert d’un dîner de
journalistes ; son éloquence est simple, élégante et forte. L’accent
lorrain—c’est l’accent de Virton atténué—ne l’a pas quitté tout à
fait ; il prononce « vin » et « plein » en appuyant sur les finales,
comme les gens du pays gaumais. M. Joseph Galtier, du Temps, M.
Maurice Muret, du Journal des Débats, confrères aimables et très
distingués ; MM. Pierre Baudin, ancien ministre des Travaux publics ;
Léon Parsons, attaché au Cabinet du ministre Briand ; Paul Adam,
Jules Huret (Figaro), Verdier (Eclair), Casella (Auto) et
l’éditeur Pierre Laffitte ; je crois que j’ai cité tous nos
confrères français. Nous étions treize Belges : Maurice des Ombiaux,
Jean d’Ardenne, Julius Hoste, de Borchgrave, de Laveleye, Ansel,
Garnir, Kaiser, Quadvlieg, Raquez, Rossel, Rotiers et votre
serviteur. L’aimable M. Cornet guidait notre caravane.
Manifestement, les vents et la mer ont craint d’avoir une mauvaise
presse. Pendant que les tempêtes se déchaînaient sur les mers
occidentales, l’Héliopolis voguait gentiment sur un lac tranquille
et tout bleu. Et le soleil avait conspiré en notre faveur avec les
vents et la mer. Au moment où nous entrions dans la rade
d’Alexandrie, peuplée de navires au repos et comme plantée de mâts
rassemblés en bosquets, il commençait de descendre dans les flots.
Spectacle « à souhait pour le plaisir des yeux » ! Devant nous, la
ligne courbe des maisons carrées s’étendait, s’étirait comme un
immense serpent blanc. Nous distinguions des terrasses parmi des
bouquets de palmiers. A l’Occident, d’énormes bandes de feu
brûlaient, aux confins de l’horizon, dans un ciel opalin. La beauté
des nuits orientales se révélait, à nos yeux enchantés.
Qu’on me reproche, si l’on veut, de découvrir l’Égypte. Je me risque
à dire un mot du plaisir que nous avons goûté, les plus blasés aussi
bien que les enthousiastes, en traversant le Delta, par une
radieuse matinée, dans le rapide qui nous emportait vers le Caire.
La plaine a l’aspect d’un vaste jardin cultivé et tout vert. Le ciel
est bleu turquoise, sans un nuage. Une ardente lumière caresse le
panache des sycomores et la chevelure frémissante des palmiers. La
jeune verdure brille de son plus pur éclat. Le long du chemin de
fer, les villages rassemblent leurs masures carrées, faites de terre
séchée, rébarbatives et sales. Des pigeons, ramassés en boule, se
reposent sur le seuil des colombiers, dômes minuscules arrondis sur
la toiture plate des maisons.
On sait que le Delta est le pays du monde où la population est la
plus dense : plus de trois cents habitants par kilomètre carré. Les
villages se succèdent à de courts intervalles. Sur tous les
chemins—étroites bandes de terre durcie qui longent les champs de
coton ou de trèfle—circulent, en groupes, des fellahs et des
fellahines. C’est un continuel défilé de scènes chatoyantes. Des
laboureurs vêtus de longues robes flottantes, blanches, jaunes ou
bleues, dirigent des boeufs, poilus comme des boeufs sauvages,
attelés deux par deux à des charrues identiques aux charrues d’il y
a cinq mille ans, que nous verrons bientôt gravées sur les parois
des tombeaux. Voici un grand gaillard drapé dans une robe bleu
ciel, agitée et gonflée par la brise. Il arpente majestueusement son
champ, les mains croisées sur le dos, pendant que deux femmes
accroupies remuent la terre labourée. Des femmes cheminent, par
groupes, emmaillotées de noir—on dirait des religieuses de chez
nous, sauf la guimpe—la figure voilée, depuis le nez jusqu’au
menton, par une bande d’étoffe noire. Voici un vieux paysan sur son
âne chargé de deux sacs en équilibre, robe jaune et turban blanc,
barbe grise de saint Joseph. Un peu plus loin, quatre dromadaires, à
la file, suivent le chamelier de leur pas solennel, leur grand corps
secoué comme un vaisseau sur la mer.
A toutes les gares, cohue bariolée et bourdonnante : robes et turbans
de toutes les couleurs, fez rouges ; paysannes escortées de
marmaille ; « dames » en robe de soie, voilées de transparente
mousseline blanche, un parasol à la main, affairées et précieuses ;
gentlemen en redingote ; têtes fines d’Égyptiens : grosses lèvres,
yeux allongés ; arabes, nègres, soudanais, figures de cuivre, d’ébène
ou de bronze, figures de patriarches et de prophètes. Rêvons-nous ou
sommes-nous au spectacle ? Qu’on attende encore un peu avant de
baisser le rideau ...
Fellah n’est pas un nom de race, mais seulement de profession.
Fellah signifie paysan. Le paysan de la vallée du Nil descend de la
race égyptienne primitive. Nous verrons ses ancêtres sur les parois
du tombeau de Ti, architecte à Memphis sous une des premières
dynasties, qui dort au seuil du désert lybique, près des pyramides
de Saqqarah, depuis près de six mille ans.
Des restes de couleur sont encore accrochés aux figures en relief,
dont le temps a respecté l’élégant dessin et le groupement
harmonieux. Des femmes soutiennent, de leurs bras arrondis, des
corbeilles posées sur leurs têtes. Des paysans fauchent et battent
le blé. Mêmes visages, mêmes instruments agricoles que ceux de
l’Égypte actuelle.
Ces petits ânes, robustes, élégants et fins, qui trottinent pour
notre amusement dans la plaine du Delta, le long des canaux où
bombent des voiles blanches, nous les reverrons aussi dans les
tombeaux de Saqqarah, où ils défilent, depuis six mille ans, devant
l’effigie du maître, grand propriétaire ou fonctionnaire de la Cour.
Nous les monterons dans la Haute Égypte, quand nous galoperons à
travers la plaine, peuplée de travailleurs et couverte de moissons,
vers les ruines et les tombeaux de la vallée des Rois. Ce n’est pas
une des moindres merveilles de ce pays merveilleux que cette
identité de la race et de la vie d’à présent avec la race et la vie
ressuscitée après soixante siècles.
Race admirable, puisqu’elle a résisté au corrosif de l’Islam. On
sait que les Arabes convertirent de force, au VIIe siècle de notre
ère, les paysans égyptiens, chrétiens depuis le deuxième. Ils sont
beaux, laborieux, prolifiques et sales. Vraisemblablement, l’Égypte
aura, dans un demi-siècle, vingt millions d’habitants. Le coton de
la Basse Égypte est hors prix : cinquante francs le cantar (45
kilogrammes) en 1895 ; cent francs ou à peu près, l’année dernière.
Les fellahs s’enrichissent. Il y a quelques semaines, un vieux
paysan paya 500,000 francs, rubis sur l’ongle, à une société belge,
des terres qu’il venait d’acquérir. A le juger sur sa mine, sa
crasse et ses haillons, on lui aurait donné l’aumône ! La crise
financière, qui a fait tant de ravages dans les grandes villes,
parmi les colonies européennes surtout, n’a pas atteint les ruraux.
Dans toute l’Égypte, la valeur et le loyer de la terre augmentent
tous les jours. Il faut sans cesse de nouvelles terres cultivables à
une population qui ne cesse de s’accroître.
Il n’y a pas au monde de cultivateur plus laborieux, plus passionné
que le fellah. Une longue et étroite bande de terre fertile serrée
entre deux déserts : voilà l’Égypte. Le Nil coule au milieu. Jamais
de pluie. Chaque été, le flot débordant étend sur le sol l’eau du
fleuve et le limon qu’elle apporte. Où s’arrête l’inondation
commence, de chaque côté, l’aride désolation du désert. Le labeur du
fellah fait fructifier admirablement ce présent annuel du vieux
fleuve. Dès que l’eau commence à se retirer, les champs, du matin au
soir, sont peuplés de travailleurs, qui pataugent, jambes nues, même
au plus chaud des jours déjà brûlants, dans la boue limoneuse. Dans
la Haute Égypte, quand nous verrons de près leurs villages, leur
saleté, leur vermine et les beaux enfants dévorés par les mouches
sur le seuil des masures, nous songerons aux paysans de l’Ardenne ou
de la Lorraine, tels que les ont faits douze siècles de
christianisme, race fière, heureuse et libre sous un ciel souvent
hostile et sur un sol ingrat ...
C’est le jeudi 12 décembre qu’on nous mena voir la nouvelle
Héliopolis. De l’Ezbekieh, nous avons mis, en autobus, une vingtaine
de minutes. Le chemin de fer électrique dévorera la route en un
quart d’heure.
LA NOUVELLE HÉLIOPOLIS
La nouvelle ville s’élèvera à l’est de la capitale de l’Égypte. Les
deux mille cinq cents hectares que les premières constructions
doivent couvrir ont été découpés dans le désert arabique, dont les
vagues sablonneuses fuient, à perte de vue, vers Suez et la mer
Rouge. Trois mille travailleurs, hommes et femmes, remuent depuis
quinze mois les pierres et le mortier. Cent cinquante villas sont en
construction ; plusieurs sont presque achevées. Le Palace Hôtel,
édifice grandiose et charmant, long de cent quatre-vingt-cinq
mètres, sera terminé dans un an. Il coûtera, tout meublé, cinq
millions. Ce sont les plans d’un jeune architecte belge, M. Ernest
Jaspar, qui ont triomphé au concours. Ses terrasses étagées
domineront un admirable spectacle : le désert, infini et rosé, où
l’on voit courir, en même temps que les nuages au ciel, de grandes
taches d’ombre ; les maisons blanches et les palmiers de Matarieh ;
puis, à l’Ouest, Le Caire, inondé de lumière, hérissé de coupoles
et de minarets ; le ruban argenté du Nil ; enfin, flamboyant dans
l’azur, l’énorme triangle de la grande Pyramide.
Trois avenues, larges de quarante mètres, traverseront la ville.
Quarante-deux kilomètres de conduites d’eau sont achevés. Des
milliers d’arbrisseaux, serrés les uns contre les autres, et
protégés par des capuchons contre le vent du désert, grandissent
dans le limon humide d’une vaste pépinière. Ils sont destinés à
border les avenues et à peupler les jardins. M. le baron Empain et
S.E. Boghos Pacha Nubar se font construire à Héliopolis chacun une
villa somptueuse [1].
Cinq mille hectares sont réservés, plus avant dans le désert, pour
l’extension de la cité nouvelle, qui doit comprendre, d’après le
plan des fondateurs, trois agglomérations distinctes et successives,
reliées entre elles par des avenues verdoyantes et des voies de
communication rapide. La Société d’Héliopolis a reçu option, par
contrat, sur cinq mille hectares, en sus des deux mille cinq cents
de la première oasis, au prix de cinquante-cinq francs l’hectare
environ. Trois voies ferrées seront établies entre la première oasis
et le Caire : un chemin de fer et deux tramways électriques. L’un de
ceux-ci, posé et équipé, est prêt pour l’exploitation. Il fera
arrêt, en cours de route, à plusieurs stations. Ce sera la voie de
banlieue, qui prendra et conduira des voyageurs à tous les villages
échelonnés le long du chemin [2]. L’autre tramway est
particulièrement destiné aux fonctionnaires que la Société s’est
engagée à loger moyennant un prix convenu avec le gouvernement
égyptien. Quant au chemin de fer électrique, il courra, sans arrêt,
du Caire à Héliopolis. Ce sera le train express. Le trajet durera
quinze minutes : tout juste ce qu’il faut, à Bruxelles, pour aller du
Nord au Midi.
Telle est, en raccourci, l’entreprise qui a séduit des hommes
d’affaires de premier ordre : Belges, Anglais, Français et Égyptiens.
Comme toutes les grandes choses, elle a des détracteurs. Mais
personne ne peut contester son originalité ni son caractère
grandiose. C’est une magnifique partie à jouer. On comprend qu’elle
passionne tant et de si puissants capitaines de la finance. Si elle
réussit, ils auront attaché leur nom à une des plus belles choses
qui se pourront voir, d’ici à une dizaine d’années, dans un des plus
beaux pays du monde.
La rareté des habitations et la cherté des loyers la provoquaient
depuis longtemps. On a vu le prix des terrains à bâtir monter, au
Caire, en cinq ans, de 1901 à 1906, à des sommets vertigineux, de
quinze à quinze cents francs le mètre carré en de certains endroits.
Il a dégringolé depuis lors. L’excès même de la spéculation a amené
une crise immobilière, encore aggravée, dans la suite, par le
contre-coup de la crise monétaire qui achève en ce moment son tour
du monde. Mais les loyers des maisons et des appartements habitables
par les Européens n’en restent pas moins très chers. A quinze
minutes du jardin de l’Ezbekieh, un Belge de mes amis occupe un
rez-de-chaussée et un étage : dix pièces en tout ; loyer : onze mille
francs ! Dans le centre de la ville, une chambre garnie se paie deux
cents francs par mois. Dans les quartiers excentriques, au delà de
la gare par exemple, on demande cent vingt-cinq francs par mois
pour un modeste appartement de quatre ou cinq pièces. Les
propriétaires sont intraitables. La demande continue d’ailleurs de
dépasser l’offre. La crise financière a arrêté, en même temps que la
spéculation sur les terrains, l’essor de la bâtisse. Tout le monde
est mal logé ; tout le monde paie horriblement cher des logements
médiocres. « Quand je pense que nous aurions à Bruxelles, pour
dix-huit cents francs, une jolie maison en plein quartier Nord-Est,
la nostalgie des premiers temps de mon séjour ici me reprend et
m’oppresse », nous disait une charmante femme, à qui le courage ne
manque pas cependant.
Il s’agira pour la Société d’Héliopolis de vendre assez de terrains,
de louer assez de villas et d’appartements pour rémunérer le capital
engagé. Grosse affaire, évidemment, et de longue haleine. Les
sceptiques branlent la tête. Mais les raisons de croire et d’espérer
ne manquent pas.
Deux sociétés, l’une belge, l’autre française, font construire
quarante des villas auxquelles on met en ce moment la dernière main.
Elles se sont constituées dans ce but. Elles ont acheté pour cela,
l’une soixante, l’autre quarante feddans (le feddan vaut
quarante-deux ares) à la Société d’Héliopolis. C’est quatre cents
fonctionnaires égyptiens que la Société s’est engagée à loger dans
les conditions que je disais tout à l’heure. Une caserne—il paraît
que c’est l’École militaire—élève sa façade banale le long de la
route carrossable, totalement terminée, qui relie Héliopolis au
Caire. On construit une autre route entre la ville nouvelle et le
palais de Koubbeh, résidence du Khédive, dont les jardins et les
terrasses semblent toutes proches dans la trompeuse transparence de
l’air pur. Il paraît que la température, à Héliopolis, est, toute
l’année, moins élevée de deux degrés qu’au Caire, où le thermomètre
enregistre parfois, l’été, c’est-à-dire du mois de mars au mois de
décembre, quarante-trois degrés à l’ombre. Quelle fournaise pour les
occidentaux ! Enfin, le gouvernement khédivial aurait décidé la
construction prochaine, au Caire, d’un réseau d’égouts [3]. Car cette
ville de plus d’un million d’habitants n’a pas d’égouts. Quand il
pleut, phénomène très rare, qu’on voit cinq ou six fois chaque
année, certains quartiers sont transformés, pour plusieurs heures,
en lacs sales et profonds. Il faut se résigner à s’enfermer chez
soi ; on trompe l’impatience et l’ennui en regardant le niveau de ces
petites mers intérieures diminuer lentement. Quand le Caire aura un
réseau d’égouts, peut-être que le typhus, favorisé aujourd’hui par
la saleté des quartiers indigènes et le mépris de la plèbe
égyptienne pour les règles de la plus élémentaire hygiène, cédera
tout à fait la place. Ce qui est certain, c’est que d’innombrables
maisons s’écrouleront dès les premiers coups de pioche dans le
sous-sol de la vieille ville, bâtie depuis douze siècles. La cherté
des loyers n’en diminuera pas, bien au contraire.
Héliopolis n’est donc ni une fantaisie aventureuse ni une
éblouissante chimère. C’est une entreprise hardie, mais raisonnable,
logique et fondée sur un besoin réel. Aux portes d’une vieille cité
orientale, où des milliers de riches : fonctionnaires, gens de négoce
ou de finance, étouffent, l’été, c’est-à-dire huit mois au moins sur
douze, retenus près du bureau ou de la banque par la tâche
quotidienne, on bâtit dans la verdure une ville de plaisance,
salubre, confortable, parfaitement moderne. Voilà, en quelques mots,
toute l’affaire. Imaginez Ostende à vingt minutes de Bruxelles ou de
Paris.
La visite de la ville naissante s’est terminée, cela va de soi, par
un déjeuner. Le conseil d’administration avait invité une centaine
de convives. S.E. Boghos Pacha Nubar présidait. Au champagne, M.
Paul Adam a célébré, dans un discours lyrique, le caractère
grandiose, méditerranéen et prométhéen de la nouvelle Héliopolis. M.
Pierre Baudin a exalté l’oeuvre accomplie par la France en Égypte
aux temps du Premier Consul et de Ferdinand de Lesseps. On allait
lever le camp sans que personne eût dit un mot de la Belgique et des
Belges, quand M. Léon Carton de Wiart s’est levé.
Notre très distingué compatriote est proche parent du député de
Bruxelles et du secrétaire du Roi. Il occupe au Caire une situation
enviée. Peu d’avocats, en Égypte, pourraient soutenir, à n’importe
quel point de vue, la comparaison avec lui. Au demeurant, l’homme le
plus simple et le plus serviable du monde. En quelques mots précis,
dénués de toute emphase, il a rappelé que la nouvelle Héliopolis est
une entreprise belge, née de l’initiative d’un Belge et soutenue,
pour une grande part, par le capital belge, à qui le courage, voire
l’audace n’a jamais fait défaut : les Égyptiens sont payés pour le
savoir. Il a fait acclamer la Belgique et les Belges. Encore un peu,
on le portait en triomphe.
Un peu plus tard, une vingtaine de Belges se trouvaient réunis, au
Caire, sans concert préalable, dans la salle basse d’un café où l’on
débite une pétillante bière blonde. C’est M. l’ingénieur Pécher, le
jeune et distingué directeur des Oasis, qui nous avait menés là.
Georges Garnir, qui en était, a écrit que ce fut le meilleur moment
de la journée. Personne ne le démentira. Les neuf provinces étaient
représentées. Avons-nous ri ! Véritable après-midi d’étudiants. Les
passants s’arrêtaient pour nous regarder rire. Sommé de haranguer
l’assistance en flamand, Julius Hoste, le feutre en bataille sur sa
tête de guerrier boer, s’est exécuté avec entrain, en brandissant sa
chope comme pour assommer, d’un coup de goedendag, quelque « damné
fransquillon ». M. Finoulst, un aimable et doux Ardennais qui est
secrétaire d’une importante société belge, lui a donné la réplique
en patois de Dinant. Des Ombiaux, puis Kaiser, puis Garnir y sont
allés aussi de leur petit discours. Chacun disait à sa façon, même
ceux qui ne disaient rien et qui s’abandonnaient en cachette à
l’émotion, que la Belgique est le plus beau, le plus aimable pays du
monde, et que ses enfants ont mille raisons de l’aimer. Moquez-vous
si vous voulez. C’était très bon.
Je suis retourné à Héliopolis la veille de Noël, tout seul, non pour
revoir pousser la ville nouvelle, mais pour flâner sur les ruines de
l’ancienne. Les Arabes ont achevé de la détruire, et Memphis avec
elle, quand ils ont bâti, avec les pierres de ces deux célèbres
capitales, mortes depuis plusieurs siècles, mais encore debout au
temps de leur invasion, les premiers palais et les premières
mosquées du Caire. Les villas de Matarieh s’élèvent parmi les
palmiers, les mimosas et les roses sur ses temples et ses monuments
ensevelis. Les Jésuites français, qui possèdent au Caire un collège
florissant, ont leur maison de campagne à Matarieh. M. Jean Capart
m’avait donné un mot pour le bon Père Jullien. En me guidant sur le
clocher de la chapelle, j’ai trouvé tout de suite le chemin. Le Père
Jullien m’attendait. Il m’a fait les honneurs de son jardin, de sa
chapelle et de ses ruines. L’aimable homme, et l’admirable jardin !
La vieillesse ennemie n’a su courber sa haute taille. Il a
quatre-vingts ans, bon pied, bon oeil, et une ouïe de vingt ans. Il
m’a mené voir l’obélisque—le seul qui soit resté debout de tous
ceux de la Basse et de la Moyenne Égypte ; il date de 2760 avant
notre ère—les soubassements d’un temple, les restes du mur
d’enceinte, le parc d’autruches. Une heure et demie à baudet, et par
une chaleur !... J’ai lu, dans une intéressante brochure qu’il a
publiée sur « l’Arbre de la Vierge », que les obélisques romains des
places Vaticane, Saint-Jean de Latran, du Peuple et Monte-Citorio
ont été enlevés d’Héliopolis sous les empereurs.
La chapelle est charmante. On y voit une touchante inscription
latine exprimant, avec une brève éloquence, la tristesse des
religieux exilés qui attendent avec une foi inébranlable, dans le
travail et le combat, l’heure où ils pourront rentrer dans leur
patrie.
Quant au jardin, une pure merveille. Le Père Jullien en est très
fier. Si vous voulez gagner son coeur, admirez tout haut ses
bambous, ses palmiers, ses roses et les pommes d’or de ses
mandariniers. « C’est un homme distingué », me disait de lui, au
Caire, une personnalité appréciée pour son intelligence et son
jugement. Je l’ai bien vu tout de suite. Cet homme très distingué
est, par surcroît, un jardinier de premier ordre. C’est lui qui a
dessiné et planté l’adorable jardin où j’ai passé, le 24 décembre
1907, une heure délicieuse, au milieu de beaux arbres inconnus,
frémissants et tout verts, en songeant à la désolation et au froid
de nos hivers. Cette merveille a poussé en vingt ans. Il y a vingt
ans, le sable du désert tourbillonnait ici. L’eau du Nil et le Père
Jullien ont fait pousser dans le désert ce paradis terrestre. L’eau
du Nil, dans toute l’Égypte, don magnifique du vieux fleuve, opère
tous les jours de ces miracles. Le Père Jullien l’amena près de ses
plantations. Au bout de quelques années, le jardin fut plein de
promesses. Les bambous, hauts de vingt mètres, croissent d’un
noeud—plus de dix centimètres !—par jour. « Il y a six mois, me
disait le Père Jullien, j’embrassais facilement, de mes deux bras
arrondis, ce jeune acacia. Essayez donc aujourd’hui. » Le tronc a
grossi d’au moins vingt centimètres.
Matarieh a rang de lieu saint secondaire. L’Arbre de la Vierge y est
vénéré depuis les premiers temps de l’Église égyptienne. Un vieux
tronc rabougri, rejeton de l’arbre primitif, qui mourut en 1694,
pousse encore des rameaux verdoyants. C’est un sycomore. Vainqueur
de quatre-vingt mille Turcs à Héliopolis, Kléber y grava son nom de
la pointe de son épée. La tradition remonte au Ve siècle suivant
laquelle la Sainte Famille, ayant gagné l’Égypte après la fureur
d’Hérode, se serait reposée à son ombre. Une source aurait jailli,
tout près, pour rafraîchir l’Enfant. On montre encore la source.
Un peu plus loin, un vieux fellah, robe blanche et turban jaune,
surveille deux boeufs qui tournent comme les chevaux de nos
campagnards au manège. Contemplons une sakieh en travail. Une
longue pièce de bois est attachée au flanc de chaque animal,
joignant, de son autre extrémité, une grande roue enfoncée
verticalement dans un puits et armée de vases en terre. Ces vases
vont puiser l’eau qui tombe, à l’orifice du puits, dans, une rigole
où elle bondit en chantant. Ainsi est captée la fertilité du Nil,
seigneur et providence de l’Égypte.
L’ÉGYPTE ET L’ANGLETERRE
On reparle dans les journaux—dans les journaux anglais et français
tout au moins—du « mouvement nationaliste égyptien ». A peine
rentré en France, M. Maurice Barrès a été invité par un journaliste
à dire ce qu’il en pensait. Le gouvernement anglais vient
d’autoriser le gouvernement égyptien à mettre en liberté plusieurs
fellahs détenus, depuis à peu près deux ans, dans une des dures
prisons de là-bas, pour avoir participé à l’échauffourée qui coûta
la vie à un officier anglais. Ce gentleman, en compagnie de quelques
camarades, fusillait, près d’un village du Delta, les pigeons qui
couraient dans les champs labourés. Le fellah aime beaucoup ses
pigeons. Pas de maison, dans les villages, qui n’ait son colombier.
Les officiers anglais avaient fait bonne chasse. L’un d’eux, par
surcroît, avait blessé, de quelques plombs égarés, une vieille femme
et un enfant. Les paysans s’ameutèrent et fondirent, en bande, sur
les chasseurs, qui passèrent tout de suite à l’état de gibier.
Entourés, menacés, frappés, ils purent s’échapper néanmoins, grâce à
la vitesse de leurs jambes. L’un d’eux mourut d’avoir couru trop
longtemps et trop vite. Les coupables—c’est-à-dire, naturellement,
les fellahs !—furent sévèrement punis. On en pendit quatre,
préalablement fustigés. Plusieurs autres furent condamnés aux
travaux forcés ; l’Angleterre vient de leur rendre la liberté. Ses
journaux ne tarissent pas sur la magnanimité de cette action. Telle
est, en raccourci, et sauf erreur sur les détails, la célèbre
affaire de Denchawaï. On ne pourrait choisir une plus « actuelle »
entrée en matière pour un article sur l’Égypte d’aujourd’hui.
Joanne, Baedeker ou Larousse vous diront que l’Égypte, hellénisée,
après la mort d’Alexandre le Grand, et gouvernée, jusqu’à la mort de
Cléopâtre, par de successives dynasties ptolémaïques, devint
province romaine, puis suivit la loi de l’empire byzantin, qui se la
laissa prendre, au VIIe siècle, par les Arabes, supplantés
eux-mêmes, au XVIe, par les Turcs. Napoléon, vainqueur des Mameluks ;
des Turcs et des Anglais, l’aurait sûrement donnée à la France si la
décrépitude du Directoire mourant ne l’avait rappelé à Paris.
Mohammed-Ali, sous Louis-Philippe, la rendit indépendante, en fait,
du sultan de Constantinople, qui n’en est plus depuis lors que le
souverain nominal. Depuis les victoires de ce grand homme d’État,
l’Égypte a une dynastie héréditaire. Le khédive n’est tenu,
vis-à-vis de Constantinople, qu’au tribut et à l’hommage.
Mais le véritable souverain de l’Égypte d’aujourd’hui, c’est
l’Angleterre. Elle est censée surveiller, contrôler au nom de
l’Europe le gouvernement égyptien. En fait, elle gouverne et elle
règne, sans avoir de compte à rendre à personne, ni aux puissances,
ni aux indigènes. Le khédive, vassal du Grand Turc, est le pupille
de l’Angleterre. Les folies et les prodigalités du khédive Ismaïl,
sous le règne duquel Ferdinand de Lesseps perça l’isthme de Suez,
amenèrent les puissances à intervenir dans l’administration de
l’Égypte. Les tribunaux et la Caisse de la Dette ont encore un
personnel international. Il y a moins de trente ans, la France,
admirablement servie par ses religieux, et dont la langue était
parlée partout, occupait encore, à tous les points de vue, le
premier rang. Elle contrôlait officiellement, au nom de l’Europe, de
compte à demi avec l’Angleterre, le gouvernement égyptien. Égale en
droit de sa rivale séculaire, elle avait, en fait, le pas sur elle.
Comment elle perdit cette enviable primauté ? Le fait est encore dans
toutes les mémoires. En 1882, au lendemain de la révolte d’Arabi
pacha et du massacre d’Alexandrie, où plusieurs résidents étrangers
furent assassinés par la populace, une intrigue victorieuse de M.
Clémenceau l’empêcha de participer à la répression nécessaire.
L’Angleterre, ayant été seule à la peine, recueillit tout le profit
de son effort. L’accord anglo-français, qui valut à la France, il y
a quelques années, le redoutable cadeau du Maroc, abolit ce qui
pouvait lui rester de droits traditionnels.
Son influence, depuis lors, n’a cessé de décroître. En dépit de
l’entente cordiale, le gouvernement anglo-égyptien pensionne, dès
qu’il le peut, quelquefois avant l’âge, les fonctionnaires français,
remplacés incontinent par des anglais. Ses commerçants ne brillent
pas en général par l’initiative. Les nôtres sont plus connus, plus
laborieux, plus estimés et réussissent davantage. Il lui reste, il
est vrai, ses missionnaires, Jésuites et Frères des écoles
chrétiennes, ses savants et ses journalistes.
De ceux-ci, j’aime mieux ne pas dire grand’chose. Ils nous ont
gentiment invités à dîner. Puis, ce n’est peut-être pas leur faute
si les journaux égyptiens de langue française ont, au Caire, une si
déplorable réputation. Quelques-uns de ces journaux sont rédigés en
français de Saint-Domingue ou de Haïti. Un au moins, asservi à une
loge méprisée, honore le clergé et la foi catholiques des plus
basses injures. Avant de le lire, je croyais que les orateurs de nos
congrès de Libre Pensée étaient sans rivaux dans ce genre. Je
croyais leur pompon sans égal. Mais il a fallu se rendre à
l’évidence, jamais ils ne parleront dans ce style des « sbires de
l’Inquisition » et des « esclaves de Rome ». Dans quelques autres, on
fait un plus fréquent emploi de l’escopette que de la plume. « Payez,
et vous serez considérés ... » Ce ne sont pas ces vengeurs qui
rendront jamais l’Égypte à la France.
Les égyptologues français sont incomparables. De son ancienne
parure, il ne lui reste que ces joyaux, mais ils sont en or fin.
Mariette, mort à la tâche, commença, avec d’autres, la glorieuse
lignée. M. Maspero jouit aujourd’hui d’une autorité universelle. Ce
sont les savants français qui ont ressuscité l’Égypte des Pharaons,
déblayé les temples, découvert et décrit les tombeaux. Ses
missionnaires la serviraient, sinon avec plus d’ardeur, peut-être
plus efficacement encore si ses gouvernants ne s’ingéniaient
aujourd’hui à les contrarier, à les humilier, voire à les diffamer.
Mais qu’elle y prenne garde. La langue française perd du terrain au
profit de l’anglais. Nos âniers, à Luxor, parlaient couramment
l’anglais. Ils ne savaient pas un mot de français, pas un seul. De
même le drogman Abd-El-Rahim, beau et grave bédouin de vingt-cinq
ans, doux, poli, musulman de la stricte observance, qui nous guida,
cinq jours durant, à travers les ruelles du vieux Caire « non pour
gagner de l’argent, disait-il, mais pour le plaisir de servir de
braves gens comme vous, des amis de M. Jean Capart ». Il a tout de
même fini par accepter nos piastres ...
Bref, l’Égypte appartient, en fait, et en dépit de toutes les
fictions diplomatiques, à l’Angleterre. Le représentant de
l’Angleterre a le titre de « consul général de Sa Majesté
Britannique », rien de plus. En réalité, qu’il s’appelle lord Cromer
ou sir Gorst, il est le véritable maître du pays. Vous savez que
l’Égypte n’a pas de Parlement. L’exécutif, ministres et khédive sont
dans sa main. Aucune dépense ne peut se décider, aucune nomination
se faire sans son autorisation. Lord Cromer, qui vient de prendre sa
retraite, s’appliquait, dans les premiers temps de son règne, à ne
pas faire sentir le mors. L’impératif ne lui était pas familier. Il
insinuait, il conseillait, il guidait ; il n’ordonnait jamais.
L’Angleterre ne témoignera jamais assez de gratitude à cet homme
d’État, éminent entre tous, ouvrier de la première heure, dont le
génie fit de l’Égypte, terre sans maître, proie convoitée par plus
d’une puissance et sur laquelle les droits de la France étaient
primordiaux, une province anglaise. Son gouvernement l’a comblé
d’honneurs. On n’en raconte pas moins, là-bas, qu’il partit, non
point volontairement, mais en disgrâce. J’ai entendu dire que
l’habitude du pouvoir avait usé, à la longue, sa courtoisie et
développé ses tendances despotiques. Gonflé, aigri, remarié sur le
tard, confiant dans sa force, il finit par perdre cette habileté et
ce tact souverains auxquels il avait dû, pour une bonne part, ses
premiers succès et la rapidité de sa fortune. Impérieux, cassant,
coupant, il humiliait, par plaisir pur ou par caprice, les
personnalités les plus « considérables ». J’ai entendu dire aussi que
lord Cromer manifesta tout haut, et plus d’une fois, qu’il
désapprouvait la campagne menée en Angleterre contre l’État du Congo
par les missionnaires baptistes. Mais l’un n’empêche pas l’autre,
évidemment.
La tâche de son successeur, M. Gorst, venant après un politique
d’aussi grande envergure, est malaisée. On lui fait crédit. On
l’attend à l’oeuvre. Je l’ai vu, le samedi 21 décembre, à la fête du
Tapis Sacré. Fête colorée, pittoresque, régal de choix pour nos yeux
d’Occidentaux. Il faudrait, pour la décrire, du temps et des
pinceaux. Mais, hélas !
Ce jour-là, le Tapis Sacré prenait, à dos de chameau, le chemin de
La Mecque. Il est destiné à orner le tombeau de Mahomet. Le Caire en
envoie un tous les quatre ou cinq ans. Il part en grande pompe,
après une cérémonie officielle, à la fois religieuse, civile et
militaire. Le khédive la préside, l’armée y participe, on y voit la
gravité des imans et l’hystérie des derviches ; cinquante mille
badauds s’assemblent sur l’esplanade où le cortège se déroule. Robes
de toutes les couleurs, rouge écarlate et rouge brun des fez, femmes
voilées ; fantassins en khaki, « chasseurs » en tunique bleue,
baudriers blancs et oriflammes des lanciers, artillerie de montagne,
les canons attachés sur le dos des mulets ; mendiants, camelots et
porteurs d’eau ; ciel du plus magnifique azur ; couleurs mêlées et
chatoyantes : vous voyez d’ici le tableau. Autour de notre voiture,
des dames de harems, en voiture aussi, tout en noir, et voilées de
mousseline blanche, babillent et font des grâces. Celle-ci, qui
porte un domino rose sous son manteau, nous regarde en souriant.
Elle a les yeux très jeunes. Julius Hoste croit fermement que c’est
pour lui qu’ils sourient ... Dix heures juste. L’escorte du khédive
accourt au grand galop. Son Altesse—trente-trois ans, très bel
homme—est à dix pas de nous. Pas un vivat, pas un cri. Les musiques
militaires recommencent à jouer ; le canon tonne ; le tapis s’avance,
étalé sur une pyramide portée par un dromadaire, lequel est suivi de
sept autres, tous magnifiquement harnachés. Sur leur dos, des hommes
et des enfants, assis à l’orientale, jouent de la flûte ou frappent,
en cadence, sur des tambourins.
C’est dans ce cadre que m’est apparu M. Gorst, consul général
d’Angleterre et souverain véritable du pays. Il était en redingote
grise et coiffé d’un haut de forme gris clair. Nous avons, Dieu
merci, des chefs de bureau plus élégants et des chefs de division
plus pompeux !... Pas d’escorte militaire, pas le moindre tralala. M.
Gorst était venu en voiture. Il s’est tout de suite perdu dans
l’entourage du khédive, parmi les tuniques éclatantes et les habits
dorés. À côté de lui, reluisait un magnifique pacha, argent et or,
qui représente ou qui a représenté le Sultan. « Tout ce qui brille
n’est pas or » : le pacha et M. Gorst murmuraient peut-être, au même
instant, le vieux proverbe, mais non pas, assurément, avec le même
accent ...
Le khédive, l’Angleterre et M. Gorst règnent sur un peuple de douze
millions d’individus, appartenant à des races et à des religions
diverses. Les purs Égyptiens, descendants de la race qui peuplait la
vallée du Nil sous les Pharaons, forment la majorité. On les
reconnaît tout de suite à leur crâne légèrement allongé, à l’ovale
un peu large de leur visage, à leurs yeux très ouverts et très
fendus. Dans les villages de la Basse et de la Haute Égypte, on ne
voit guère d’autres types. Mais dix autres races, dans les bourgades
et dans les villes, se perpétuent sans se confondre : Arabes, Turcs,
Juifs, Arméniens, Syriens, Grecs d’Orient, Européens de toutes les
nations.
On compte douze ou treize cent mille Coptes orthodoxes. Prenez garde
que copte n’est pas un nom de race. Les Coptes aussi sont des
Égyptiens authentiques. C’est la minorité chrétienne. En dépit de la
conquête arabe, des sommations, des violences, des sanglantes
persécutions du vainqueur et de la conversion à l’Islam de la
plupart de leurs concitoyens, ils ont gardé la foi de l’Égypte du
VIIe siècle, baptisée au IIe par saint Marc et ses disciples, puis
gagnée aux hérésies d’Eutychès et de Nestorius. Un patriarche, qui
est aussi le chef de l’Église d’Abyssinie et qui réside au Caire,
est élu par leurs moines, nombreux encore dans la Haute Égypte. La
véritable langue copte n’est rien autre que l’égyptien primitif,
additionné de mots grecs et latins, et écrit en caractères grecs.
Elle n’est plus courante. C’est une langue morte. Elle est encore
usitée dans la liturgie, mais un grand nombre de prêtres ne la
comprennent plus. C’est l’arabe qui est aujourd’hui la langue de la
population égyptienne. À côté des orthodoxes, et sortis de leurs
rangs, on peut dénombrer environ cent mille coptes catholiques.
Les catholiques égyptiens se partagent entre plusieurs rites,
notamment le latin, le maronite, le grec, le copte. La plupart des
Syriens, très nombreux dans la Basse Égypte, sont catholiques. Les
Arméniens et les Grecs appartiennent presque tous à l’église
schismatique. On voit que, dans cette mosaïque de races et de
religions, aucune couleur, aucune nuance ne manque.
Ce peuple, le plus ancien du monde, et qui forme un assemblage
unique au monde de races, de civilisations, de religions mêlées ou
superposées, comment supporte-t-il la domination et la main de
l’Angleterre ? Y a-t-il une « âme égyptienne » ? Si elle existe,
a-t-elle des regrets, des désirs, des espérances ? J’ai pris des
informations sur tout cela, et à bonne source. Je raconterai ce
qu’on m’a dit, ni plus ni moins.
Les Anglais sont craints, respectés même ; mais on ne les aime pas :
telle est, à l’endroit des maîtres actuels de l’Égypte, l’opinion
générale des milieux européens et de l’élite indigène. Ils ont
rétabli l’ordre en Égypte, et ils le maintiennent. Si le paysan est
délivré de la séquelle des beys et des pachas qui l’exploitaient, au
gré de leurs besoins ou de leurs appétits, à la façon dont les
mandarins exploitent les paysans chinois, c’est aux Anglais qu’il le
doit. Avant l’occupation, l’impôt était arbitraire. Le khédive
demandait autant à tel district ; pachas et beys faisaient rentrer la
somme, majorée d’un « honnête » bénéfice. Ces abus ne sont plus qu’un
souvenir.
La sécurité règne, avec l’ordre, dans tout le pays. Toutes les rues,
toutes les ruelles du Caire, à toutes les heures du jour et de la
nuit, sont parfaitement sûres. La police égyptienne, commandée par
des officiers anglais, ne badine pas avec les délinquants. Les
« chawichs »—c’est le nom des policemen—ont la main légère et le
nerf de boeuf prompt. Ils apaisent souvent les disputes dont on les
fait juges en distribuant autant de coups de pied aux demandeurs
qu’aux défendeurs. Gare aux badauds qui n’obtempèrent pas assez vite
au commandement de circuler. La police du Caire leur inculque
l’obéissance et le respect—je l’ai vu—à coups de pied et à coups
de bâton. Des agents montés, Anglais ou Écossais, géants superbes,
tunique rouge et casquette plate, renforcent et surveillent la
police ordinaire. Dès qu’on voit poindre leur silhouette, le soir,
dans les quartiers populaires, et qu’on entend le sabot de leurs
chevaux, bêtes imposantes et pleines de feu, les bons se rassurent
et les méchants tremblent ... Le respect et la crainte chevauchent,
en croupe, avec eux.
C’est encore à l’Angleterre qu’il faut attribuer la prospérité du
pays. Personne ne le conteste. Personne ne peut refuser son
admiration à l’oeuvre accomplie, en moins de trente ans, par les
Anglais, avec, en fait de force matérielle, une armée d’occupation
de 3,000 hommes.
Ils ne sont pas aimés cependant. On prétend que c’est leur faute. On
dit qu’ils n’ont pas su se faire aimer et qu’ils ne se sont jamais
souciés de l’être. Pourvu que l’indigène obéisse aux règlements,
acquitte l’impôt, se résigne au service militaire, le reste ne leur
importe guère. Même les gens qui rendent hommage à leurs qualités et
à leur oeuvre d’assainissement s’élèvent avec amertume contre leur
indifférence et leur dureté. Des hommes distingués, intelligents et
calmes ont tenu devant moi ces propos-ci : « L’occupation anglaise,
nous le savons bien, est un mal nécessaire ; sans l’occupation
européenne, l’Égypte retomberait dans l’anarchie, peut-être dans la
barbarie. Entre toutes les occupations possibles, c’est encore
l’anglaise que nous préférons ; l’allemande serait plus tracassière,
plus ostentatoire, plus insolente ; elle ferait sonner ses éperons ;
et quand nous voyons l’impuissance, en matière coloniale, de la
légèreté française, nous ne regrettons pas que la France se soit
retirée d’ici. Nous commençons néanmoins à trouver les Anglais
insupportables : leur morgue, qui semble augmenter tous les jours,
nous rend leur joug odieux ; cette race a le despotisme hautain. Ce
qu’ils pourraient obtenir par la douceur, rien qu’en le demandant,
ils l’exigent brutalement ; ils ordonnent pour le plaisir d’être
impératifs, toujours, partout, dans tous les domaines ; il ne leur
suffit pas d’être les maîtres, il faut qu’ils nous fassent sentir
qu’ils le sont ; nous les détestons principalement pour cela ... »
Bref, la main de fer sans le gant de velours.
Ce sentiment est commun à la plupart des Égyptiens qui constituent,
de par leur naissance, leur fortune, leur intelligence et leur
culture, l’élite du pays. Mais ce n’est, jusqu’à présent du moins,
qu’un sentiment. Ce qu’on appelle en Europe le « mouvement
nationaliste égyptien » n’est qu’une agitation de surface,
désordonnée et vaine. J’ai rencontré des hommes qui croient
fermement à l’émancipation de leur pays et qui travaillent en
silence à en hâter l’avènement. Ces aspirations et cette foi ne sont
pourtant rien autre chose qu’un ferment, dont le sort et l’action
sont incertains et précaires. On chercherait vainement l’ombre d’un
programme précis et d’un parti organisé, d’une organisation
comparable à celle des nationalistes irlandais par exemple.
Mustapha Kamel Pacha s’intitule, il est vrai, chef du parti
nationaliste égyptien [4]. Ce jeune musulman passe pour intelligent,
actif et remuant. Il dirige, au Caire, un journal arabe. Il voyage
souvent en Europe, l’été surtout. Il écrit quelquefois dans le
Figaro. Ses amis et lui réclament pour l’Égypte l’autonomie
immédiate et le régime parlementaire. Ils attaquent ouvertement et
âprement la domination anglaise. Assurément, ils font beaucoup de
bruit. Font-ils beaucoup de besogne ? Les gens à qui j’ai posé la
question m’ont répondu par un sourire. Le parti de Mustapha Kamel
n’est d’ailleurs pas le seul parti nationaliste égyptien. On en
compte au moins six autres, chacun muni d’un journal, et ils sont
tous en guerre perpétuelle. Les journaux nationalistes égyptiens
préparent l’émancipation de leur pays en se disputant et en
s’invectivant. Ce n’est pas très prestigieux. On m’a même assuré que
lord Cromer lui-même avait fondé et soutenu de ses subsides, au
début de son règne, une feuille nationaliste et antianglaise. La
rédaction fulminait tous les jours contre le despotisme britannique.
Perfide, infâme, scélérate Albion ... Emballées dans ces tirades
patriotiques, les idées du vice-roi devaient circuler sans encombre
dans le peuple sans méfiance, et s’insinuer petit à petit dans
l’opinion. Mais la comédie fut tout de suite dévoilée. Et le journal
mourut. Quelle perte pour l’Art !...
J’ai eu l’occasion de causer assez longuement avec des Coptes,
journalistes, fonctionnaires, hommes de commerce ou de finance. Mon
sentiment, tout bien pesé, est que la racine du vrai nationalisme
égyptien est de ce côté-là. Encore une fois, je le donne pour ce
qu’il vaut. C’est le sentiment d’un journaliste qui a regardé,
observé, interrogé, pendant quinze jours, autant qu’il a pu,
c’est-à-dire trop peu, beaucoup trop peu, et qui est totalement
dénué de passion et de parti pris.
Les Coptes sont chrétiens, à la fois hérétiques et schismatiques :
c’est-à-dire, n’en déplaise aux braves gens qui m’ont fait, là-bas,
un si charmant accueil, affligés de deux infirmités qui
contrarieront probablement l’émancipation de leur peuple et de leur
pays. Ils passent pour être rusés, astucieux, très « ficelles » en
affaires. Sous le joug pendant des siècles, sous le dur joug
musulman ; haïs, tracassés, persécutés, parias dans leur patrie, la
ruse fut longtemps, contre la brutalité de l’oppresseur, leur unique
bouclier. « Une race ne se dépouille pas en un jour d’une habitude
séculaire », me disait en souriant, à ce propos, un jeune copte. Il y
a, au Caire, deux ou trois journaux coptes, rédigés et imprimés en
arabe. J’y ai rencontré des hommes aimables, intelligents, résolus,
parlant tous le français et qui aiment passionnément leur pays. Leur
patriotisme n’a rien de commun avec le nationalisme tapageur dont je
parlais tout à l’heure. Dans leurs journaux, je n’ai pas vu
d’agressions contre l’Angleterre. Tous ceux avec qui j’ai pu
causer, soit sur la terrasse du Shephard’s, où nous étions assis
comme au spectacle, toutes les scènes colorées de la vie orientale
défilant sous nos yeux, soit dans les cafés arabes, en fumant le
narghilé, où les feuilles odorantes grésillaient sous les charbons
ardents—tous les Coptes avec qui j’ai causé de l’avenir de l’Égypte
attendent son affranchissement de leur force grandissante et de la
sagesse future de l’Angleterre « qui finira bien par comprendre,
disent-ils, quand nous serons assez forts pour le lui faire
comprendre, son véritable intérêt, le nôtre, et par les mettre
d’accord ».
Ils ajoutaient : « Nous sommes un peu plus d’un million sur douze
millions d’Égyptiens ; au point de vue de la culture intellectuelle,
nous l’emportons, et de beaucoup, sur la majorité musulmane ; nous
possédons la moitié de la fortune publique ; si nous étions seulement
trois millions, l’Angleterre pourrait s’en remettre à nous du soin
de gouverner le pays, d’y maintenir l’ordre et d’y développer la
civilisation. Car il faudra que l’Angleterre, un jour ou l’autre,
desserre les liens de l’Égypte. Ceux qui rêvent d’une séparation
absolue sont des fous. Quant à nous, nous ne l’espérons ni ne la
souhaitons. Ceux qui parlent au peuple, à mots couverts, de révolte
et d’insurrection, sont des criminels. Nous croyons, nous, que son
intérêt commandera un jour à l’Angleterre d’accorder à l’Égypte ce
qu’elle a accordé au Canada. Une telle autonomie suffirait à notre
dignité ; elle assurerait le progrès de notre nation ; et la route des
Indes anglaises serait aussi bien gardée qu’aujourd’hui. » Telles
sont les espérances des Coptes, parmi lesquels on citerait
facilement des hommes capables de soutenir la comparaison, pour
l’intelligence et la culture, avec les plus brillantes
individualités de nos classes dirigeantes. D’aucuns acceptent d’un
coeur tranquille l’éventualité de travailler, toute leur vie,
silencieusement et sans gloire, à préparer l’émancipation de
l’Égypte, résignés, s’il le faut, à ne la voir jamais, dans
l’espoir, suffisant pour entretenir leur flamme, que leurs enfants
recueilleront le fruit de leur labeur.
Malheureusement, le schisme et l’hérésie, sans qu’ils s’en rendent
bien compte, les privent d’un levier dont ils ne soupçonnent même
pas la puissance. Douze cent mille autochtones catholiques, avec de
vrais prêtres, de vrais évêques, de vrais moines, instruits,
disciplinés et chastes : il n’y a guère de chaînes qui tiendraient
longtemps contre cette force. L’affranchissement de l’Orient en
général et de l’Égypte en particulier est avant tout une question
religieuse. Il faudrait qu’une vague de christianisme balayât au
préalable, de cette terre merveilleuse, la lèpre, le chancre de
l’islam. Or, la foi de l’hérésie et du schisme est privée de toute
vertu conquérante. C’est un mince filet détourné du grand fleuve et
incapable de déborder hors de son lit étroit. Le christianisme
inonde notre Occident comme le Nil sa vallée. De ses sources
innombrables et bouillonnantes, coule un flot qui ne tarit jamais.
Il entretient perpétuellement la charité, la chasteté, la liberté. À
peine reste-t-il en Égypte quelques oasis chrétiennes, les unes
verdoyantes, les autres à demi desséchées, toutes perdues dans
l’immense désert ...
En lisant que la religion de Mahomet est la lèpre et le chancre de
l’Égypte, M. Homais va crier au scandale. Je l’entends d’ici :
« Toutes les religions sont respectables, ainsi que toutes les
croyances sincères ; et la saine morale n’est pas l’apanage exclusif
de la religion de Jésus-Christ » ...
Certainement, Homais, toutes les croyances sont respectables. Quand
je regardais, au Caire, dans la cour d’une maison arabe où
sautillaient deux corneilles mantelées, un vieux domestique en
prière, agenouillé sur les dalles, les yeux tournés vers La Mecque
et insensible à tous les bruits de la rue ; quand mon ami
Abd-El-Rahim, que je vous recommande, si vous allez au Caire, pour
sa probité et sa discrétion, me disait : « Dès que j’aurai économisé
mille francs, j’irai en pèlerinage à La Mecque », je n’avais pas
envie de rire. Un domestique qui croit en Dieu et qui le prie me
paraît supérieur à un bourgeois qui se refuse à voir le Créateur à
travers les étoiles, ce bourgeois fût-il diplômé, conseiller
communal ou représentant du peuple. Mais il ne s’agit pas de cela.
La race égyptienne est une des plus belles du monde. La race arabe
aussi. Force, courage, probité : rien ne leur manque de ce qui
constitue la matière première d’un grand peuple. Leur déchéance
pourtant est séculaire et paraît sans remède. Sans le joug et le
bâton de l’Angleterre, elles tomberaient dans un pire esclavage.
Leurs qualités mêmes et leurs vertus ne servent qu’à rendre leur
abaissement plus visible et plus triste. Pourquoi ? Tous les hommes
que j’ai interrogés, catholiques ou libres penseurs, m’ont fait la
même réponse : l’islam a condamné ces admirables races à la
sensualité et au fatalisme ; voilà la source de leur abaissement.
— Ah oui ! la polygamie, ricanera M. Homais, s’il est sûr que Mme
Homais ne peut l’entendre. Hé, hé ! il resterait à prouver qu’elle
n’est pas le signe et l’effet d’une civilisation supérieure à la
nôtre ...
— Aux yeux des individus pour qui l’esclavage de la femme, extirpé
par le christianisme, est le dernier mot de la civilisation
véritable, la question ne fait pas de doute en effet ...
« Comment voulez-vous que les jeunes gens d’ici aient le respect de
la femme, me disait, en me racontant, à charge d’adolescents bien
nés, des faits de basse et crapuleuse débauche, un de mes amis du
Caire, quand ils ont vu leur mère, dans la maison paternelle, tenir
le rang d’une servante, tout au plus d’une intendante ? » La polygamie
pourtant n’est pas ce qu’il y a de pire. C’est une forme inférieure
de la famille ; ce n’est pas la manifestation la plus basse de la
sensualité. Elle n’existe plus guère que dans la moyenne bourgeoisie
et dans le peuple. Abd-El-Rahim, à vingt-cinq ans, a quatre enfants
de sa première femme. Il en prendra une deuxième au printemps. Mes
piastres l’y aideront sans doute. Son pèlerinage à La Mecque sera
encore retardé. Mais à cela près. « Plus on a de femmes, me
confiait-il, mieux cela vaut. » Les paysans et les riches citadins
rompent de plus en plus avec cette tradition vénérable, mais
coûteuse. Quand un fellah est fatigué de sa femme, il la répudie et
il en prend une autre. Dans les villes, les riches commencent à
trouver la débauche plus commode et moins cher. Vous voyez d’ici la
condition de la femme !
Pour le musulman, la mère, la soeur, l’épouse, au sens occidental du
mot, n’existent pas. Ce charme et cette douceur lui sont totalement
inconnus. La femme est la femme, rien de plus. L’amour, la vie à
deux, le compagnonnage, pour toute l’existence, de l’esprit et du
coeur : l’idée que nous nous faisons de ces grandes choses trouve son
cerveau réfractaire. La chasteté, la domination de l’instinct dans
un but supérieur, évidente racine de la fleur de notre civilisation :
ces mots n’ont pas de sens pour lui. Les musulmans, à ce point de
vue, sont des brutes : il n’y a pas d’autre mot. De leur décrépitude
précoce et des maladies qui les rongent, on ne pourrait rien dire
sans froisser le lecteur. Je doute donc que Mme Homais ratifie le
jugement de son époux sur la polygamie. Et je prie M. Homais de me
dire ce que la religion de Mahomet a inventé ou prescrit pour
réfréner la sensualité orientale. Il y avait une civilisation arabe
avant Mahomet, une civilisation chrétienne : un savant orientaliste
belge, le Père Lammens, que j’ai eu le plaisir de voir au Caire,
mettra prochainement en lumière, dans un ouvrage qu’il achève en ce
moment, ce fait généralement ignoré. Mahomet et ses successeurs la
détruisirent par la force. Leur religion sensuelle, à elle seule,
n’en serait pas venue à bout. Malgré la complicité de la luxure, il
leur fallut du temps. Son magnifique crépuscule dura plus de trois
siècles. On a pris longtemps pour l’éclat de l’Islam à son aurore,
les dernières lueurs de l’Arabie chrétienne.
Quant au fatalisme, source de l’immobilité de ce peuple, emprisonné
dans les préjugés les plus stupides, je me bornerai, par crainte
d’allonger indéfiniment ce chapitre, à citer un seul fait. Tout le
monde connaît, de nom tout au moins, la célèbre mosquée d’El-Azhar,
dernière université musulmane et cerveau de l’Islam. Pour cinquante
centimes, ou à peu près, le premier venu peut la visiter à l’aise,
comme d’ailleurs toutes les mosquées du Caire. Si je ne me trompe,
les portiers d’hôtels délivrent des tickets d’entrée. Sur le seuil,
deux Arabes,—le concierge et le sacristain ?—vous chaussent les
babouches obligatoires. Pour attacher les cordons, ils
s’agenouillent devant « l’infidèle ». Si cette génuflexion les fait
souffrir, ils n’en laissent rien paraître. Et ils acceptent
gracieusement le pourboire ... On arrive à El-Azhar par des ruelles
pleines d’ombre. Tout à coup, le seuil franchi, la grande cour
inondée de chaude lumière déploie dans le cadre élégant de ses
arcades le spectacle d’un peuple d’étudiants vêtus de couleurs
vives. La plupart, assis sur les talons, un livre sur les genoux,
marmottent le texte d’une leçon, le corps agité par un balancement
continuel. D’autres dorment sous les arcades, la tête posée sur un
bras arrondi. Ils sont là près de neuf mille, venus de tous les
points du monde mahométan, du Maroc, du Soudan et des Indes. Un
nègre racontait à notre guide, en rangeant des hardes dans un coffre
vermoulu, son voyage à travers le Sahara, pendant des jours et des
jours ... El-Azhar, qui est riche—on sait que la mainmorte existe
toujours en Égypte—nourrit gratuitement les plus pauvres. Un
certain nombre n’ont pas d’autre logis que la Mosquée. Celle-ci est
à la fois le séminaire et l’école de droit de l’Islam. Les prêtres
et les magistrats du monde musulman se recrutent dans son sein. Eh
bien, on ne leur enseigne que le Koran et des commentaires du Koran.
Ce qui est écrit est écrit. Rien n’importe en ce monde que la loi du
Prophète ... « Je fus un jour présenté au grand cheik, me racontait
un Belge établi au Caire. L’idée me vint de demander à quel titre
ce personnage devait cette fonction éminente. On me répondit : c’est
parce que le commentaire qu’il fait du livre sacré est textuellement
identique au commentaire enseigné, dans nos grandes écoles, il y a
six cents ans ... » Tout commentaire serait superflu, c’est le cas
de le dire ... Le fatalisme condamne à une incurable paralysie cette
race intelligente, endormie par l’Islam, comme les chevaliers
légendaires dans les jardins des magiciennes, momie vivante, et qui
ne se réveille, de temps en temps, que pour une explosion de
fanatisme.
El-Azhar est un des foyers les plus actifs du fanatisme musulman.
Celui-ci n’est pas un mal endémique. Il sévit, de temps à autre, à
la façon d’une épidémie. Le musulman égyptien n’a pas le tempérament
fanatique. Si la haine du chrétien couve encore dans la populace, et
si les observateurs attentifs n’écartent pas l’éventualité de
nouvelles explosions, c’est que les « prédicants » formés à El-Azhar
s’emploient à persuader au peuple que les chrétiens sont les ennemis
de sa foi. Dans la Haute Égypte, des imans prêchent aux fellahs
d’enfouir leur argent plutôt que de rien acheter aux « infidèles ». Un
de nos compatriotes est servi depuis quinze ans par un vieux
domestique, prévenant et dévoué. « Il se ferait hacher pour moi, me
disait-il ; regardez sa bonne tête de chien fidèle ; pourtant, qu’un
fanatique le persuade, demain, que je suis l’ennemi de sa religion,
et il me tuera sans balancer. » C’est le même qui m’avait dit, la
veille : « Je connais intimement plusieurs musulmans de distinction ;
quelques-uns sont mes amis ; je me flatte de leur avoir rendu
certains services, et qui ne sont pas médiocres ; ils me font des
politesses, ils me comblent de cadeaux ; n’empêche qu’il y aura
toujours entre nous, je le sens, je le vois, par le fait des
religions différentes, une barrière infranchissable ; il n’y a pas de
libres penseurs parmi eux ; ils sont tous, au fond, croyants, même
ceux qui ne pratiquent pas. »
... Pourtant, si les puissances voulaient, me disait un éminent
religieux, nous finirions bien par extirper ce chancre, par
éteindre, par affaiblir tout au moins ce foyer de luxure et de
haine. On croit communément qu’il est impossible de convertir les
musulmans au christianisme. Quelle erreur ! Nous en convertissons
tous les jours, qui font de fervents, d’admirables chrétiens, et
prêts à tous les sacrifices. Seulement, il faut qu’ils s’expatrient
ou qu’ils se cachent. Sitôt leur conversion connue, leur famille les
retranche de son sein. Et leurs coreligionnaires les abreuvent
d’insultes, sans que l’autorité intervienne jamais. Voilà pourquoi
les conversions sont si rares. L’Angleterre, si dure, si impitoyable
pour les moindres peccadilles, laisse malmener nos convertis. Elle a
peur des prêtres musulmans, de leur fanatisme, de leurs
prédications. C’est cette peur qui fai