La découverte de Rilke et la question de la traduction
C’ est après son arrivée à Paris à la fin de la Seconde guerre mondiale que Lorand Gaspar, ancien prisonnier d’ un camp militaire de Souabe, région située dans le sud de l’ Allemagne, découvre la poésie de Rainer Maria Rilke. Dans la capitale libérée commence une nouvelle vie, certes difficile (le jeune homme vit d’ emplois de fortune, comme il le raconte dans le texte autobiographique qui précède le recueil Sol absolu), mais de grande liberté comparée aux années d’ emprisonnement vécues auparavant [1]. « C’ est grâce à une amie française d’ origine hongroise qui avait un nom « germanique », Wünscher, et connaissait par cœur les Elégies que cette rencontre avec Rilke a eu lieu », raconte le poète bien des années après [2]. Relevons ici quelques données importantes qui conditionneront la lecture d’ une des œuvres essentielles de la poésie moderne par un immigré d’ Europe centrale qui, avec quelques autres, a enrichi considérablement la culture française de la seconde moitié du vingtième siècle.
Tout d’ abord, Gaspar lit Rilke directement en allemand, langue qu’ il maîtrise certainement mieux que le français à l’ époque. En effet, son père avait tenu à ce que, pendant sa scolarité, il apprenne « les trois langues en usage dans le pays » (parmi lesquelles l’ allemand), et y ajouta plus tard seulement une quatrième, le français. On peut donc supposer que la langue de Goethe restait enracinée dans l’ esprit du poète, et que la figure de Rilke allait permettre de raviver la flamme.
C’ est dans un contexte historique particulier – celui de la libération de tout un continent occupé et meurtri par un pouvoir sanguinaire et destructeur – que cette découverte se produisit. Au milieu d’ un champ de ruines, un jeune poète reprend en quelque sorte le flambeau, et ce à partir d’ une œuvre elle-même traversée par la vision d’ une guerre européenne qui reste incompréhensible et par la question d’ un possible renouveau. Et c’ est justement par le versant le plus abrupte, les Elégies de Duino, œuvre majeure du poète autrichien mue par cette question, qu’ a lieu la rencontre.
Une vingtaine d’ années plus tard, Gaspar s’ engage dans une vaste entreprise de traduction du poète pragois. Les éditions du Seuil lui propose en effet de participer à la publication des œuvres complètes de Rilke en français. On se doute que pendant toutes ces années Gaspar avait lu ce dernier en profondeur en allemand. Rainer Maria Rilke est même cité parmi les « aînés contemporains » lui ayant « donné du plaisir », mais lui ayant également « beaucoup appris et non seulement dans le domaine du « faire poétique » [3]. .
Depuis très jeune, il avait autant écrit que traduit de la poésie, même si c’ était en hongrois (« A l’ âge de quinze ans, je traduisais les contes de Daudet et la poésie de Heinrich Heine », peut-on lire dans un entretien [4] ). Avec Rilke, il s’ agissait de traduire de l’ allemand en français, langue qu’ il pratiquait en poète depuis le début des années cinquante, après avoir décidé d’ écrire dans la langue du pays d’ accueil pour ne pas sombrer dans ce que lui-même qualifie de « schizophrénie » consistant à se servir de la langue française dans la vie quotidienne et du hongrois dans son entreprise poétique. Et Gaspar d’ ajouter : « Je n’ étais pas vraiment conscient des difficultés qui m’ attendaient. Il m’ a fallu plus de dix ans d’ un travail inlassable pour me sentir chez moi dans ce que j’ écrivais » . On mesure à ces mots la difficulté que devait représenter la traduction de Rilke de l’ allemand en français !
Gaspar lit le poète allemand dans une phase cruciale de son propre développement intellectuel et poétique, au croisement de trois langues. La formation poétique à laquelle il se consacre à côté de son activité de chirurgien est donc composée de différentes strates, elle ne se résume pas à un simple passage au français, mais respecte cette tradition austro-hongroise de la pluralité des langues et des cultures. En cela, Gaspar est bien un auteur de cette aire culturelle politiquement disqualifiée à la fin de la Première guerre mondiale, et à laquelle Rilke appartenait lui-même. Malgré le déclin historique de cette « vieille Europe » de la diversité culturelle, un poète affirme que celle-ci vit encore dans l’ esprit de quelques-uns.
Sans vouloir voir en aucune manière dans cette entreprise de traduction un exercice de gymnastique poétique et linguistique, il est toutefois intéressant de se questionner sur l’ apport que celle-ci a pu représenter dans son propre parcours de poète. La traduction n’ est pas une activité anodine pour un écrivain, surtout lorsque celui-ci cherche encore sa voie, comme ce fut par exemple le cas de Proust avec Ruskin. C’ est encore plus vrai lorsqu’ un poète traduit un autre poète. Jacqueline Risset s’ est récemment intéressée au rôle de la mémoire poétique à l’ œuvre dans la traduction, en se concentrant sur quelques poètes-traducteurs emblématiques : Dante, Scève, Rimbaud et Proust (René Char n’ hésitant pas à parler du « poète Marcel Proust »). Elle a montré combien leur activité de traduction n’ était pas un simple « échauffement » en vue d’ une écriture authentiquement personnelle, et comment, dans leurs traductions, des motifs de leur œuvre à venir pouvaient être identifiés. Dans le cas des traductions du latin réalisées par Rimbaud, il s’ agit de « travaux d’ écolier » entrepris donc très jeune et longtemps négligés par la critique. Risset présente en vérité ces traductions de Virgile comme des travaux « extra scolaires », « puisque le jeune Arthur écrit, quasi quotidiennement, de son propre chef, des compositions latines qu’ il apporte à son professeur en même temps que leurs traductions françaises » [5]. Rimbaud rédige d’ abord en langue étrangère, puis traduit ensuite en français. Il fait preuve d’ une grande maîtrise des deux langues, aussi bien sur le plan du lexique que de la syntaxe, en même temps que d’ une connaissance extraordinaire de la littérature latine et française. Mais c’ est surtout le rôle « matriciel » de ces compositions latines que souligne Risset, car les éditeurs de Rimbaud furent « frappés de constater qu’ ils retrouvaient, en traduisant au plus près de l’ original, un grand nombre de cellules rimbaldiennes bien connues de l’ œuvre future : c’ est-à-dire que l’ œuvre était déjà en activité dans le travail apparemment préparatoire, et apparemment extérieur » .
Cette évocation de Rimbaud par Risset et du rôle joué par ces traductions inaugurales nous permet de nous poser quelques questions quant au rapport de Gaspar avec l’ œuvre de Rilke, qu’ il entreprend de traduire par son versant le plus difficile, les Elégies de Duino. Est-il possible que le passage au français ait rendu l’ épreuve de la traduction sinon obligatoire, du moins essentielle dans le parcours du poète hongrois ? Se peut-il qu’ un certain mimétisme existe entre Gaspar et Rilke quant à la démarche d’ écrire de la poésie en français ? Le choix du premier de traduire le second a-t-il quelque chose à voir avec ce passage au français qui a joué sans aucun doute un grand rôle dans le processus de maturation de l’ œuvre rilkéenne ? Ce qui revient à se demander si Gaspar a pu se reconnaître dans le trajet existentiel et créatif de Rilke qui le mena à Paris puis à la langue du pays d’ accueil. Rilke fut-il, en quelque sorte, un modèle ?
Une question plus difficile et peut-être insoluble est celle du rôle « matriciel » que put jouer la traduction des Elégies de Duino. Il est tentant de lire cette traduction dans la perspective tracée par Risset, avec l’ espoir d’ y reconnaître des « cellules gaspariennes » à même le texte de Rilke. Entreprise bien risquée à vrai dire, car très – trop – subjective. Il n’ en demeure pas moins que si un lien créatif a pu s’ établir entre les deux poètes, c’ est là, dans cet entrecroisement de deux voix, qu’ il a pu se former, et qu’ il est tout de même possible de faire quelques hypothèses, sans chercher à reconnaître une quelconque influence, mais davantage une convergence liée d’ une part à un « climat d’ époque », celui de la modernité largement représentée par la pensée poétique rilkéenne, et d’ autre part à une connivence intellectuelle profonde entre les deux auteurs.
« Apprendre à voir » - l’ intensité
La lecture et la traduction de Rilke par Lorand Gaspar s’ inscrivent dans une réception de sa poésie plaçant celle-ci au cœur d’ un faisceau de questions aussi bien littéraires que métaphysiques. Le fait qu’ un philosophe comme Heidegger se soit intéressé à Rilke a élevé ce dernier au rang de « penseur de la poésie » désireux de rompre avec le malaise de l’ individu et des sociétés en proie au nihilisme de l’ industrie et de l’ économie mondialisées. Très tôt en effet, Rilke perçoit le monde moderne comme un univers où l’ homme a perdu le contact avec les objets qui l’ entourent. Les objets sont devenus anonymes, produits en série à l’ identique, et l’ homme ne les voit plus, ne sachant plus s’ en servir qu’ en fonction de leur utilité [6]. Dans les Nouveaux poèmes, Rilke élabore un culte des choses qu’ il s’ agit d’ apprendre à voir. Dans ce contexte, la parole poétique se voit chargée de rétablir une communication entre l’ homme et le réel, entre le dedans et le dehors.
Que des philosophes de la dimension de Heidegger aient accordé tant d’ importance à la poésie de Rilke, digne héritière de celle de Hölderlin, explique que celle-ci ait rencontré une écoute exceptionnelle dans les années qui suivirent la guerre, et spécialement en France. Des poètes comme Philippe Jaccottet – auteur d’ une monographie intitulée Rilke par lui-même – situèrent le poète allemand au cœur de la réflexion poétique de leur temps.
Lorand Gaspar a justement traduit la première partie des Nouveaux poèmes publiée dans le second volume des Œuvres parues au Seuil. Les sujets et les choses abordés dans ces poèmes sont multiples et hétérogènes. Il s’ agit d’ une suite de tableaux qui font songer, comme le suggère Karine Winhelvoss , à une iconostase, c’ est-à-dire un mur d’ images nettement séparées les unes des autres et qui entretiennent toutefois des rapports profonds entre elles. On connaît la fascination de Rilke pour l’ art des icônes russes. C’ est le progrès de la représentation qui l’ intéresse dans ces œuvres, l’ inachèvement leur étant constitutif, puisqu’ apparaît dans chacune d’ entre elles une présence qui ne se laisse jamais fixer définitivement.
En introduction à une lecture publique de ses poèmes à Zurich en 1919, Rilke déclare que la « mission légitime » de la poésie est de
« représenter (…) non pas seulement ce qui relève du sentiment, mais
l’ animal,
la plante,
n’ importe quel événement ;-
une chose
dans l’ espace sensible qui lui est propre (…) non pas d’ après son contenu, mais par son intensité . »
C’ est que pour Rilke la chose ne doit pas être abordée pour ses qualités et le poème n’ être que description de la chose. Celui-ci doit produire une vision, provoquer une apparition. Parti d’ une poésie basée sur l’ expression de sentiments, et désirant dépasser cette phase lyrique essentiellement basée sur la pure subjectivité de l’ auteur, Rilke conservera la notion d’ intensité, seule à même de donner aux images leur force de révélation de ce qui, dans l’ image, demeure fuyant et par là même puissamment évocateur.
Il ne faut donc pas envisager l’ iconostase rilkéenne comme une collection d’ images fixes et achevées, mais plutôt comme un processus de création où chaque trait, chaque couleur déborde le cadre, comme porté par une intensité que, dans la peinture, Rilke, écrivant sa monographie Worpswede, perçoit nettement chez Hans am Ende : « Hans am Ende peint de la musique, et le paysage dans lequel il vit agit sur lui musicalement (…). C’ est pourquoi le paysage déborde au-delà de toute mesure et que ses formes, quoique vigoureuses et réelles, ont pourtant quelque chose d’ inachevé : comme si elles voulaient continuer encore de croître pour atteindre, comme toute forme en musique, un point de tension extrême, et puis briser là, se dissoudre, entamer une vie nouvelle ».
On retrouve cette recherche d’ une intensité à travers une exploration des choses dans le premier recueil de Lorand Gaspar publié en français, Le quatrième état de la matière. Il est significatif que la deuxième partie de cet ensemble s’ intitule justement « Iconostase », et débute par un désir affirmé d’ atteindre une lumière éloignée grâce à laquelle l’ œil de l’ homme pourrait voir et réellement connaître le monde qui l’ entoure (la première partie du recueil s’ intitule « Connaissance de la lumière »). Comme chez Rilke, il s’ agit par la poésie d’ opérer une métamorphose, une transformation du regard à travers laquelle les choses environnantes gagneraient en clarté et permettraient via le poème de constituer un monde intérieur, une iconostase mentale susceptible de regénérer la vie individuelle et les liens entre les hommes. « Je voudrais t’ insuffler la fraîcheur /capillaire par capillaire / (…) te convaincre de la terre » , écrit Gaspar, dans un désir de redonner une intensité à l’ existence humaine après le désastre vécu de la catastrophe guerrière qui ravagea chez beaucoup de survivants tout espoir de rebâtir un monde. Les poèmes suivants collectent les choses-signes au caractère lumineux et vivant en butte à des phénomènes de profondeur qui semblent vouloir altérer le désir de lumière, en empêcher l’ accomplissement : « Herbes à peine / et l’ œil patient de poissons voraces / dans la boue sombre des profondeurs » ; « nos mains défaisaient le noir et les mots / rendus à la seule clarté des corps » . A travers cette collection d’ images alternant lumière et obscurité, surface des choses et profondeurs cachées s’ opère une lente transmutation, et le poète accède peu à peu à ce qui est évidemment là, mais avait perdu toute clarté dans le resurgissement continuel des souvenirs sombres (« Il arrivait qu’ on posât un visage / aux confins de nos marches / pour l’ endormir »). Ces images d’ ensommeillement définitif au cours de marches harassantes – dont le contexte n’ est pas précisé, mais qu’ on devine en lisant la biographie de Gaspar et son errance de prisonnier à la fin de la guerre – laissent place à d’ autres dont la simplicité bénéfique est gain de lumière et rétablissement d’ un monde intérieur où l’ individu peut percevoir sereinement la vie, même si ces images ont partie liée avec l’ enfance et une vie disparue :
J’ ai seulement des choses très simples
le soleil s’ est découpé peu à peu comme
ma mère découpait le pain
nous mettons la soupe sur la table
(les choses au-dehors qui tombent lentement,
le jasmin, la neige, l’ enfance)
goût de piments rouges et de dents heureuses
nos corps nous tiennent encore chaud quelques temps
dans l’ âge avancé de la nuit.
Car la nuit semble encore suffisamment épaisse pour que les moments de clarté soient vite recouverts, comme si l’ intensité des images et de l’ espace qui les accueille n’ était pas encore assez forte pour battre la nuit en brèche. Le souffle poétique s’ affirme peu à peu à travers ce que le poète qualifie à de nombreuses reprises d’ épaisseur, qui est soit celle de l’ ombre, soit celle de murs et de pierres dont la présence est obsédante dans ces poèmes, comme elle l’ est chez Rilke . La pierre empêcherait le souffle de se diffuser, l’ étoufferait comme dans un sarcophage. Les nuits sont dites « d’ acier », et il est question du « poids des sables » ou de « granit du cœur ». La lumière libératrice semble inaccessible au poète du Quatrième état de la matière, comme piégé dans la nuit minérale d’ une conscience alourdie par l’ épreuve de la détresse. Empruntant à deux reprises à Rilke l’ image de l’ ange, Gaspar évoque la dureté de l’ espace à traverser pour atteindre une nouvelle vie reconnaissant aux choses leur part de lumière : « La traversée sera longue disait l’ange / dans l’ épaisseur de la pierre ».
Comme chez Rilke toutefois sont réaffirmés une volonté de croître (« ce que j’ aimais par-dessus tout /(…) c’ était en somme l’ invention de la tige / poussée téméraire, vulnérable / occupée seulement à croître ») et un désir de naître à la vie élémentaire pour se mêler aux choses :
Les eaux du dedans se cognent aux vitres
immobile j’ écoute m’ écouter quelque part
une faim intarissable de naître –
« L’ autre rapport »
Pour l’ auteur du poème intitulé Délaissé sur les flancs des montagnes du cœur écrit en 1914, l’ homme est désormais « hors d’ abri », exposé au dehors sans pouvoir trouver d’ adéquation entre l’ univers qui l’ entoure et son propre monde intérieur. C’ est de ce constat que procèdent les Elégies de Duino écrites sur une longue période, traversée de doutes et d’ angoisses, qui s’ étend de 1912 à 1922. Tout rapport (Bezug) entre le moi et le monde a disparu, rapport que garantissaient jadis les divinités disparues. Dans la Quatrième élégie (que nous citons ici dans la traduction de Lorand Gaspar), Rilke expose la nouvelle situation de l’ homme habitant un monde sans Dieu :
Nous n’ allons pas à l’ unisson. Nous ne sommes pas comme
Les oiseaux migrateurs, compréhensifs et prévenus.
Tardive et dépassée, soudain notre insistance
importune les vents : c’ est un étang indifférent
qui reçoit notre chute.
Est-il possible, grâce à la parole poétique, de rétablir un lien entre l’ homme et le monde, et de vivre debout dans une relation fertile avec le dehors ? C’ est au fond la question centrale des Elégies de Duino, question que reprend Gaspar dans sa propre écriture poétique. On trouve ainsi dans la Neuvième Elégie un éloge de la vie et de la beauté terrestre qui annonce en quelque sorte le paysage futur de sa propre poésie habitée par la lumière méditerranéenne. Il est vraisemblable que, dans le passage de l’ allemand au français qui s’ effectua dans les vers qui suivent, le traducteur reconnut sa propre voix dans le texte traduit :
Mais parce qu’ être ici est beaucoup,
qu’ apparemment tout ici a besoin de nous ; ces choses éphémères,
étrangement, nous concernent.
nous, les plus éphémères.
Une fois chaque chose, seulement une fois.
Une fois et jamais plus. Et nous aussi
une fois. Jamais plus.
Mais ceci, avoir été une fois – même si ce ne fut qu’ une fois –
avoir été de cette terre, cela semble irrévocable.
Soit, les choses et nous-mêmes sommes éphémères, et nous mourrons comme elles. Mais c’ est ce caractère passager de la vie autant autour de nous qu’ en nous qui rend un accord possible entre le dedans et le dehors, accord que réalise ou peut réaliser parfaitement la poésie. Dans l’ acte de nommer simplement les choses se produit cet unisson dont Rilke perçut avec acuité la dimension musicale, au sein même de sa poésie :
Peut-être sommes-nous ici pour dire : maison,
fontaine, pont, cruche, porte, verger, fenêtre, -
tout au plus : colonne, clocher…
« Voici le temps de ce qui peut être dit, / voici sa demeure », écrit encore Rilke dans la Neuvième Elégie. Il s’ agit alors de célébrer la terre et les choses pour l’ ange qui, passant librement du monde des vivants à celui des morts, ignore cependant la capacité qu’ a l’ homme de produire des « choses simples, celles qui nous appartiennent tout près de nos mains et dans le regard ». L’ homme, sans être supérieur à l’ ange, affirme ainsi son bonheur, celui d’ être en vie sur une terre où il peut créer la beauté, qu’ il s’ agisse d’ un poème ou d’ une cathédrale. Il peut lui montrer « combien une chose peut être heureuse, / innocente, et combien nôtre », métamorphosée, par la parole poétique, « en notre cœur invisible ».
Par la poésie s’ opère un passage de la chose étrangère, coupée de nous, à un objet façonné par l’ intensité du regard, devenu « invisible » parce qu’ intérieur. Rilke envisage que la terre elle-même puisse devenir espace du dedans, transformée par la vision du poète :
Terre, n’ est-ce pas ceci que tu veux : renaître
en nous invisible ? N’ est-ce pas ton rêve
d’ être invisible une fois ? Terre ! Invisible !
De la terre invisible rilkéenne au « sol absolu » de Lorand Gaspar, il n’ y a qu’ un pas, lorsqu’ on sait que celui-ci écrivit son livre le plus emblématique entre 1954 et 1970 à Jérusalem, soit dans les années où il lisait et traduisait Rilke. Il n’ est pas question pour nous de vouloir signaler une quelconque « influence », mais plutôt de mettre au jour la volonté commune à deux poètes de développer plus en profondeur la conscience des liens indissolubles entre le dire poétique et la vie terrestre sous ses formes les plus élémentaires. De cette conscience commune naît ce que l’ on pourrait appeler un « compagnonnage poétique », au-delà des langues et des époques.
Sol absolu – un seul long poème composé de différents niveaux ou « strates » d’ écriture – s’ ouvre sur un grand vide, celui d’ une terre désertique, apparemment sans vie :
PIERRE PIERRE
encore une
PIERRE
sable
illimité
RIEN
De ce néant tellurique émergent pourtant peu à peu des données (archéologiques, historiques, biologiques) qui font de ce lieu un espace où il est possible de vivre suite à un long apprentissage des sens et de la pensée. C’ est à l’ homme d’ aller vers le paysage, rien ne lui sera révélé sans qu’ il y ait eu l’ effort de traverser le désert, d’ en reconnaître la richesse cachée. La pierre n’ est plus alors, comme chez Rilke (et Gaspar dans une première période) cette matière qui étouffe, mais, dans la mesure où elle provoque la soif – omniprésente dans Sol absolu –, elle joue un rôle bénéfique, puisqu’ elle pousse l’ homme à avancer et à s’ enquérir de possibilités de vivre dans un milieu hostile. On peut voir dans cette expérience poétique du désert une transposition de la problématique rilkéenne de l’ homme abandonné (« hors d’ abri ») dans un monde sans Dieu, et cherchant malgré tout à s’ imprégner par la parole poétique de la vie de la terre, qui plus est dans un temps hostile à tout isolement méditatif.
A de multiples reprises, Gaspar évoque ces pélerins du désert à la recherche de Dieu, se confrontant à leur soif d’ absolu. Mais pour lui, « ces hommes, habités par une passion sans limites de l’ absolu, semblent avoir compris obscurément que c’ était en cette vie même qu’ il fallait unir leur âme à Dieu ». Le désert est un « paysage de genèse et de chute des anges », écrit encore Gaspar, comme si, dans cet espace de possible déréliction spirituelle, l’ homme pouvait s’ accomplir en s’ appropriant les éléments de vie – l’ eau et les aliments cachés, mais aussi la parole terrée en soi – qu’ il se doit de découvrir pas à pas. Il y a donc dans Sol absolu une quête de l’ invisible qui ne renvoie plus à Dieu ou à la religion, mais, comme chez Rilke, à un espace encore inconnu qu’ il s’ agit d’ apprendre à voir pour en exprimer la beauté par le poème. « L’ immensité est en moi », écrit Gaspar, conscient que le souffle et la conscience humaines sont les vecteurs uniques d’ une parole toujours neuve, dégagée de ce que Nietzsche appelait les « arrière-mondes » qui, s’ ils sont peut-être habités par les anges, sont proprement invivables pour nous. D’ où le renversement de perspective dans Sol absolu comme dans les œuvres ultimes de Rilke : la lumière ne descend pas du ciel vers nous, mais elle se forme et monte dans les corps, comme générée par une conscience ayant accepté sa finitude et sa mort future.
Chez les deux poètes, l’ exploration de l’ espace est menée telle une ascèse intérieure permettant une meilleure maîtrise de la parole poétique, conçue comme musique associant dedans et dehors, vie de l’ esprit et apparente inertie des choses. Cette musique met en relief le silence du désert, elle peut être simple gong et « faire l’ ouïe spacieuse » (Rilke). Elle est « joie d’ aller dans le clair du rythme / qui accorde et sépare les cellules sonores » (Gaspar). C’ est dans cette expérience d’ une musique perçue à travers un rapport poétique au monde que se rejoignent de manière étonnante les deux poètes, dans nombre d’ images exprimant une sensation aigue de l’ harmonie de l’ homme et de l’ espace qui l’ environne : « Respiration de flûte dans le poids du calcaire » . Ici semblent se retrouver totalement Rainer Maria Rilke et Lorand Gaspar, dans une expérience commune de l’ harmonie poétique fondée sur l’ accord de l’ homme et du monde, et ce malgré la mort, ou peut-être grâce à la finitude que celle-ci représente.