La Revue des Ressources
Accueil > Création > Romans (extraits) > Retour dans le Limousin

Retour dans le Limousin 

mercredi 7 avril 2010, par Véronique Sales

Les Editions du Revif ont eu la bonne idée de rééditer le premier livre de Véronique Sales, Retour dans le Limousin, dans une nouvelle version revue et augmentée par l’auteure. Ce qui frappe d’emblée, c’est la causticité de Véronique Sales et sa capacité à détourner le psychologisme traditionnel. L’intrigue en elle-même pourrait être balzacienne ou flaubertienne ; en effet, un jeune provincial, nommé Lazare, vient s’installer à Paris, tout comme son cousin André l’a fait avant lui, plusieurs décennies auparavant. Bien entendu, le cousin est chaleureusement accueilli dans le petit cercle d’amis d’André et Hélène où la curiosité et la mesquinerie sont toujours invitées. Lazare s’intègre très bien dans ce microcosme parisien, écoute beaucoup, parle peu mais participe aux intrigues et influe, parfois malgré lui, sur l’existence de certains. Mais l’auteure ne se contente pas de dresser une satire de la bourgeoisie, elle explore les caractères de ses personnages par petites touches sautillantes, inattendues, qui ne peuvent que ravir le lecteur. Ainsi, Lazare se révèlera très différent de ce que l’on aurait pu attendre de lui… Véronique Sales nous sert également de savoureuses ellipses, donnant un récit faussement linéaire aux raccourcis surprenants, ce qui ne fait qu’ajouter au plaisir de la lecture. (Elisabeth Poulet)


Plus tard, Lazare devait se rappeler sans plaisir cet après-midi à Breteuil. Il n’avait pas imaginé, alors qu’il s’apprêtait à quitter Lubersac, qu’il retrouverait à Paris son cousin tel qu’il l’avait connu. Il croyait qu’on s’améliore, quand on vieillit, et s’étonna qu’André ait pu échapper à cette loi. Ce qu’il lui reprochait, surtout, c’était sa naïveté : il s’était fait de lui l’idée d’un homme mûr, sagace, impénétrable. Facilement enthousiaste au contraire, très fier de ce qu’il était devenu, irrésistiblement satisfait de lui-même, André apparut niais à Lazare, qui estima que son cousin ne serait jamais à sa place nulle part ; or le rêve le plus cher de Lazare était de passer partout inaperçu - il faisait de la discrétion la plus grande vertu.
Il vit qu’André admirait sans réserve Paul Sarrois et, dans une moindre mesure, Raymond Loustau. Il n’imagina pas qu’il pût y avoir, dans cette admiration reconduite malgré les sautes d’humeur et la misanthropie de Loustau, une forme de fidélité dont André ne songeait même pas à se flatter, tant il la trouvait naturelle. Il conclut qu’André était entouré de courtisans subjugués par l’étendue de sa fortune - il se refusait à croire qu’on pût prendre plaisir à sa conversation, émaillée de jugements rapides, de formules sentencieuses qui avaient à peine l’apparence du bon sens, et de calembours idiots. Paul Sarrois lui apparut comme un bavard sans envergure ; il augura mal de l’aventure sentimentale qui s’ébauchait entre lui et Suzanne. Lazare était parti de Lubersac persuadé qu’il trouverait à Paris la passion, et les manœuvres de Sarrois lui avaient fait l’effet d’une intrigue de jeunesse.
Finalement, il s’était senti bien plus vieux que les amis d’André, et qu’André lui-même. Seule Hélène, avec sa placidité et son entêtement, avait trouvé grâce devant lui. Il se rappelait avec émotion l’instant où elle l’avait amené sur la terrasse. Il croyait avoir décelé une âme qui ressemblait à la sienne. On méconnaît Hélène, songeait-il. Si je devais m’enticher de quelqu’un, ce serait évidemment d’elle et non pas de Suzanne. Le cœur d’Hélène doit être rempli de sentiments entiers.
Il revint rue Las Cases pour le plaisir de la revoir. Il entrevit ce qu’il pourrait advenir de l’intérêt naissant qu’il portait à sa cousine. Mais il avait d’autres occupations. Il était dépaysé, défiant, et ne put s’astreindre à fixer son attention sur un seul objet, fût-il aussi insolite qu’Hélène.
Lazare avait hérité de son père, pharmacien à Lubersac, assez d’argent pour s’acheter un appartement, rue de Laborde ; et dès qu’il y fut installé, il s’y trouva si heureux qu’il négligea la rue Las Cases.

— Lazare nous abandonne, dit André à sa femme, au bout de quelques mois.
Il était déçu : il avait pensé qu’il introduirait son cousin dans le monde. Il se souvenait des premières semaines qu’il avait lui-même passées à Paris, des alternances d’exaltation et de morosité qu’il avait connues à l’époque. Il avait cru que l’existence de Lazare serait bouleversée, comme l’avait été la sienne. Or, quand Lazare venait dîner chez eux, il n’avait rien à raconter, rien à répondre au « quoi de neuf ? » sonore par lequel André accueillait immanquablement les nouveaux venus.

— C’est à croire qu’il n’est toujours pas sorti de son trou, maugréait André. Il y a comme cela des natures rétives à toute impression extérieure. C’est un signe de dessèchement du cœur, et peut-être de l’esprit. Je plains ce pauvre Lazare, qui semble incapable de toute émotion un peu vigoureuse.

— Tu crois ? demandait Hélène.

— C’est peut-être un bienfait, après tout, concluait André du ton de l’homme qui a beaucoup souffert, mais ne s’en repent pas.
Lazare, en effet, n’avait pas changé. Il était enclin à voir les choses sous leur plus mauvais jour : c’était une habitude dont il avait essayé de se défaire, et dont, finalement, il s’était accommodé ; André avait eu tort de prendre ce trait de caractère pour une conséquence de l’existence monotone que son cousin menait à Lubersac.

— Nous allons l’étourdir. Lazare ne se reconnaîtra plus lui-même, avait-il annoncé, triomphal, durant les premières semaines.
L’automne passa, puis l’hiver ; Lazare demeurait impavide.

— Laisse-le jeter sa gourme, conseilla Hélène à son mari. S’il nous délaisse, ce n’est pas pour s’enfermer tout seul dans sa chambre. Il y a sûrement une femme là-dessous, et c’est tant mieux.
De son point de vue, en effet, c’était tant mieux : elle aurait souffert de ce que Lazare les négligeât sans raison. C’était pourtant ce qui se produisait : Lazare passait de délicieuses soirées à la fenêtre de son salon, qui donnait sur le boulevard Malesherbes, à regarder s’obscurcir le dôme rutilant de Saint Augustin.
Puisque c’était vrai, il dit un jour à André, avec ce mélange de sévérité et de conviction qui était dans sa nature, qu’il n’avait jamais eu, depuis qu’il était à Paris, la nostalgie du Limousin, et qu’il n’y retournerait pas. André, qui ne regrettait pas non plus la vie qu’il avait menée à Tulle, oublia dès ce moment sa propre indifférence pour sa ville natale, taxa Lazare d’ingratitude, et se méfia de lui.

— Comme quoi, on ne peut jamais être sûr de personne, même pas de ses propres parents, conclut-il, et il cessa tout à fait de rechercher la compagnie de Lazare, malgré les conseils d’Hélène qui affirmait qu’on ne pouvait pas en vouloir à un jeune homme de s’amuser.

P.-S.

Extrait de Retour dans le Limousin, de Véronique Sales, Editions du Revif, Paris, 2009. Avec l’aimable autorisation des Editions du Revif.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter