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Sapho l’incomprise 

mercredi 7 novembre 2007, par Claude Cahun (1894-1954)

Que me veux-tu, fille de Pandion, hirondelle ouranienne ?
Envers vous qui êtes belles ma pensée ne change pas : vous n’êtes rien pour moi.
Je ne me ressens pas de ma colère, et j’ai l’esprit serein.
- Ai-je encore le regret de ma virginité ?
Je ne sais où je cours, car deux pensées sont en moi...

Sappho

...and the earth
Filled full with dreadly works of death and birth,
Sore spent with hungry lusts of birth and death,
Has pain like mine in her divided breath ;
Her spring of leaves is barren, and her fruit
Ashes...

Swinburne

Pour Chana Orloff

Créer, c’est mon bonheur. Peu m’importe quoi. Mes larges flancs contiendraient un peuple. Il est des jours où j’imagine que Pallas tout armée sortira de ma tête, comme un poussin de l’œuf. Rythmes et mélodies naissent aisément de ma lyre. Les mots s’offrent, et d’eux-mêmes scandés, se rangent dans mes chants :

Sponte sua carmen numeros veniebat ad aptos,
Et quod tentabam dicere, versus erat.

Hélas ! les devins ont assuré que mon ventre est stérile. Stérile ? C’est possible , ce n’est pas sûr. Comment faire la preuve avec de tels amants ? Tous vicieux, plus lesbiens que Sapho. Jamais ils ne lui demandent la chose ordinaire !- Que ce soit une cause ou l’autre, le résultat s’impose : Je ne puis enfanter de chair - rien que de l’âme, un souffle, du vent... Je crois à l’immortalité, mais point à la valeur de l’âme.

... Je sais ; on m’attribue une fille : Cléis. Mais c’est une supposition d’enfant ; elle n’est que ma fille adoptive. Je pourrais expliquer comment, pendant l’absence de Kercolas, je fis semblant de la mettre au monde pour éviter d’être répudiée (beaucoup d’Athéniennes agissent ainsi). Je pourrais dire (et, tant je suis méconnue ! ce serait plus plausible) qu’ayant, virile encore, mais vieillissante, épousé une jeune fille à la mode de chez nous, nous avons- comme c’est la coutume- choisi en commun la petite Cléis pour nous servir de poupée.

Je dois parler franchement : il n’en est rien. L’enfant vint à moi d’elle-même... (Mes servantes connaissent la consigne : Laissez venir à moi les petites filles.) Elle avait neuf ans, et déjà l’humeur tyrannique. Ce fut elle qui exigea cette adoption, assurant qu’ainsi je lui serais plus attachée...

Oui, c’est là mon malheur : Toutes les femmes me courent après. Est-ce ma faute ? Si vous croyez que ça m’amuse ! Il paraît que j’ai une tête à ça ? - Maudit soit mon père Scamandrogyne ! Maudites les sacrées mœurs de Lesbos ! - Ah ! si je pouvais fuir...
Je parvins à me faire exiler avec Alcée. Nous gagnâmes Syracuse. J’espérais alors... mais vous savez bien ce que sont les poètes ! Nous séparèrent : de mesquines jalousies de métier, sa vanité déçue parce que je n’eus pas le prix de beauté dans le temple d’Héra, surtout cette manie bizarre de mépriser les gestes, de prétendre que pour des êtres doués d’âmes exceptionnelles , tels que lui... tels que moi (ceci d’une voix contrainte, d’une voix de politesse), tout se passe en sublimes paroles. Ainsi se consolent les impuissants. Mais que deviennent leurs victimes ? Elles ne font que changer d’ennui.
Dégoûtée des poètes, je m’épris d’un jeune homme de bonne famille, à peine affranchi de son pédagogue. J’espérais que sa semence vierge formerait un miracle en mon sein. Il voulut voyager, visiter mon île natale. Il était curieux de ma gloire. Il en fut bien puni !
À peine débarqués, nous sommes assaillis par mille bras de femme. Chacune me veut mener en triomphe à sa couche. À grand peine je nous dégage, et m’enferme à la maison avec Phaon et Cléis. Encore celle-ci ne me laisse-t-elle un peu de repos qu’après avoir trois fois renouvelé toutes les caresses connues ! Phaon, étranger à nos rites, en prend de l’ombrage. Impossible de l’emmener à mon côté le long même du rivage désert. Il me reproche de porter la chlamyde ; le chiton court, découvrant le sein droit, au lieu du péplos à double ceinture - et de sortir la tête découverte. Il veut donner des leçons de mode et de maintien à Sapho, l’arbitre des élégances lesbiennes ! J’ai beau faire et beau dire : " Avec moi, mon cher, on ne se fait jamais remarquer. " Il s’intimide ; il a peur ; il quitte le pays.

Je me désespère. Il ne reste plus pour l’abandonnée que le saut de Leucade.
Tout le peuple, massé sur la plage, m’a vue là-haut, immense et minuscule, au bord de la roche fatale. Pas si bête ! Ce n’était qu’un mannequin de son que Cléis, cachée, poussa dans la mer violette. (On s’y trompe bien au cinéma.) Atthis a de bonnes oreilles : n’a-t-elle pas entendu mon cri d’agonie brisée sur les récifs ?
Tandis qu’au large, assise dans ma barque, chantant bas et accordant ma lyre, j’attendais paisiblement le soir...

La nuit - quand, pareille à mes sœurs les sirènes, moins éhontée que mes mortelles sœurs - j’attire les passants, de préférence les passantes, et les noie lentement de mes puissantes mains... Quand on renonce à créer, il ne reste plus qu’à détruire : car aucun vivant ne peut se tenir debout - immobile - sur la roue du destin.

P.-S.

"Sapho l’incomprise" fait partie des nouvelles publiées en février 1925 dans le numéro 639 du Mercure de France sous le titre Héroïnes, et rééditées par François Leperlier, avec des inédits, aux éditions Mille et une nuits.

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