Comme son auteur, Wu Dawang est un paysan qui s’est engagé dans l’armée pour améliorer sa destinée. Dès l’incipit, Yan revendique cette inspiration, lui qui estime que peu de romans chinois contemporains osent vraiment décrire la réalité, lui qui a tellement souvent affaire à la censure.
« Souvent, c’est sous forme de roman qu’il faut exprimer la réalité car, parfois, ce n’est qu’en empruntant la passerelle de la fiction que la réalité peut pénétrer dans le monde tangible.
Tout événement peut être à la fois un événement de roman et un événement de la réalité.
On peut dire que la vie a rejoué la fiction Servir le peuple. » [1]
Le romancier chinois nous projette donc vers 1956, deux ans avant sa naissance, alors que le Grand Timonier vient de lancer la campagne des Cent Fleurs, campagne de libre critique dans le cadre de la ‘déstalinisation’ et qui a surtout pour but de rapprocher les masses populaires du parti, les excès de zèle de la bureaucratie et son étroitesse d’esprit ayant fortement mécontenté paysans et prolétaires.
Les Cent Fleurs, donc.
Or, le héros de cette histoire, ordonnance et cuisinier d’un colonel, passe une bonne partie de son temps à s’occuper... du jardin ! Mais la plus belle des fleurs est à l’intérieur, il s’agit de la femme dudit colonel. Celui-ci a un secret qui lui a déjà coûté son précédent mariage : sa hampe ne reverdit plus. Aussi la belle épie-t-elle ce modèle de discipline révolutionnaire qu’est petit Wu lorsqu’il bine au jardin.
L’auteur ne manque pas de nous faire vite comprendre les enjeux idéologiques de la situation :
« Ainsi, lorsque le colonel vaquait à ses occupations, il ne restait dans cette maison construite par les Soviétiques que Liu Lian, la femme du colonel, âgée de trente-deux ans, et Wu Dawang, l’ordonnance faisant office de cuisinier, âgé de vingt-huit ans. C’était comme si, dans un immense jardin, il n’était resté qu’une jolie fleur et un sarcloir. » [2]
Ce qui devait arriver arrive et l’auteur, qui justifie d’abord les ellipses des scènes de sexe, ne manque pas de forfaire à sa première règle et de décrire les ébats. Mais le principal est autour. La cour n°1, qui désigne par extension le lieu d’habitation de ce trio mari-femme-amant, est clairement désigné comme un endroit hors du monde :
« A l’extérieur de la cour n°1, au nord et au sud du Yangtse, le combat révolutionnaire faisait rage, mais la cour n°1 restait un lieu idyllique, un havre de paix, où régnaient la poésie, l’amour et le désir. » [3]
Connaîtrait-il le Jardin des supplices de Mirbeau que Yan en aurait donné un portrait inversé. Le plus cocasse dans la situation de petit Wu est que tous ses supérieurs lui intiment l’ordre de « servir le peuple » en servant le et la colonelle lorsqu’elle est seule à commander. Le dilemme du pauvre militaire issu de son Henan rural, comme l’auteur, est bien vite résolu. Le comique réside ici en ce que le signe secret du ‘service’ à rendre à sa grande soeur Liu Lian soit une pancarte symbolisant la révolution : « (il) comprenanit mieux que quiconque le sens profond de la pancarte. Les cinq étoiles symbolisaient la révolution. Le fusil et la gourde représentaient le combat et l’histoire, le long et difficile processus révolutionnaire. Quant aux gerbes de blé, elles préfiguraient la prospérité et le bonheur futur, les années de félicité qui suivraient l’avénement du communisme. » [4]
Or, il se trouve qu’à l’occasion d’une absence prolongée du colonel – dont nous apprendrons plus tard et le motif et les conséquences – la relation entre les amants va changer d’intensité, et presque de nature.
Il faut dire que ce roman d’une lecture plaisante n’est pas que le récit d’un amour adultérin d’un côté, et d’une transgression de l’autre. Une des scènes les plus claires à propos de cette transgression intervient lorsque les amants, livrés à leurs jeux amoureux depuis des semaines en raison de l’absence colonelesque, et quelque peu émoussés dans leur désir, comprennent tout le parti à tirer du foulage aux pieds d’un buste de Mao et autres joyeusetés contre-révolutionnaires : « un événement qu’on peut aller jusqu’à qualifier d’antihistorique et d’antisocial, un événement portant atteinte à la politique du Parti » [5].
Mais ce roman dresse aussi le portrait d’un homme, Wu Dawang, qui abdique sa liberté de choix aux pieds de son épouse, laquelle ne s’offre à lui qu’à la condition expresse qu’il jure de la tirer de son village natal et de sa pauvreté native ; aux pieds de Liu Lian qui exige de lui un servage sexuel, cela est net au moins au début et à la fin ; la troisième femme à diriger son destin est la Chine. La loi de Mao foulée aux pieds, reste celle, ancestrale et théâtrale, d’une société commandée par l’intérêt personnel :
« Quoi qu’on puisse raconter, le but de l’homme sur cette terre est de vivre le mieux possible. Les soldats issus d’une famille d’ouvriers rêvent d’appartenir à la famille des cadres. Ceux qui sont issus d’une famille de petits cadres rêvent d’appartenir à la famille des cadres moyens et supérieurs. Quant aux soldats issus d’une famille de paysans, ils rêvent, bien sûr, d’obtenir pour leur famille le statut de citadins. Peut-être ce genre d’idéal cadre-t-il assez mal avec la norme d’une armée révolutionnaire entièrement dévouée au bien public, mais on ne peut échapper à la réalité. » [6]
Théâtrale parce les protagonistes sont les acteurs d’intrigues ayant toujours les mêmes motifs, et théâtrale puisque tout n’est qu’illusion, semble nous dire, en fin de compte, Yan Lianke dans ce vif roman interdit depuis sa publication en 2005.