La parution dans la collection Poésie / Gallimard des oeuvres poétiques complètes du Suédois Tomas Tranströmer nous permet de découvrir une figure essentielle de la poésie contemporaine, figure reconnue internationalement mais encore mal connue en France. Il faut rendre hommage aux éditions Le Castor astral qui ont publié Baltiques traduit par Jacques Outin en 1996.
La notice bio-bibliographique du volume nous dit que Tranströmer est né à Stockholm en 1931 et qu’il est psychologue de formation. Qu’il est considéré dès les années 50 comme l’un des poètes marquants du siècle et a reçu de nombreux prix à travers le monde, qu’il a été traduit en cinquante-cinq langues. Dans la Quinzaine littéraire, Gérard Noiret nous apprend que « s’ il figure aujourd’ hui aux côtés d’ un Mario Luzi, d’ un Adonis, ou d’ un Eduard Glissant, parmi les poètes nobellisables, il ne le doit ni à une vaste production, ni à des démarches. Ses oeuvres complètes (1954-2004) tiennent en 300 pages et ont d’ autant moins été défendues par leur auteur que celui-ci, frappé en 1990 par une hémiplégie, a vu la maladie accentuer son penchant pour la discrétion et son immersion - elle est un fil conducteur aussi évident que les paysages de Suède - dans la musique. Lors de la soirée qui lui fut consacrée en octobre 2004 au Centre culturel suédois, il ne put que jouer du piano d’ une main et remercier la salle d’ une phrase brève ».
La présence au monde de Tranströmer - présence que semble exprimer pleinement sa poésie - est très étrange : musicale en même temps que visuelle, à la fois onirique et très attentive au détail de la vie réelle. Comme l’écrit son traducteur dans sa préface, il « dispose de la faculté de regarder au fond du poème comme on regarde au fond d’un puits, pour en retirer des visions, des images et des objets qui semblent arrachés au néant. Il répond ainsi à une nécessité qui le pousse à dégager tous les signes d’un langage situé au-delà du langage : les hiéroglyphes de l’aboiement d’un chien, les cursives des aiguilles d’un sapin, les traces laissées par un cerf dans la neige ».
Jacques Outin encore, cette fois dans sa postface au seul livre autobiographique de Tranströmer, Les souvenirs m’observent (Le Castor astral), nous présente le parcours singulier de Tranströmer :
« Le poète a avoué à plusieurs reprises n’avoir été que peu sensible à la littérature et à la poésie jusqu’à l’âge de seize ans. Considéré par ses proches comme étant un garçon quelque peu excentrique, dont on disait qu’il vivait « dans son monde à lui », il s’intéressa tout d’abord aux sciences naturelles, à l’histoire et à la géographie, au point de vouloir devenir un jour entomologiste ou explorateur. Pourtant, au moment de la puberté, il se laissa fasciner par les arts, la peinture et surtout la musique ».
Juste après la guerre, il fit la découverte du surréalisme à travers une anthologie de poèmes surréalistes réalisée par Ekelöf, et celle de la poésie contemporaine
française grâce à l’anthologie 19 poètes modernes français d’Erik Lindegren et Ilmar Laaban. Ses premiers poèmes se firent remarquer par l’usage original de la métaphore, tout en étant très ouverts au milieu naturel. C’est cette conjonction d’une écriture volontiers onirique et d’une attention accordée aux choses les plus simples qui surprend à la lecture de sa poésie. Comme le remarque lui-même Tranströmer : « En fait, je n’invente jamais rien. Et je ne mens jamais à propos de l’environnement du poème ».
C’est un fait que chaque poème de Tranströmer est fortement situé. Ce qui n’empêche pas le sentiment que peut avoir le lecteur d’être toujours dans un espace inédit, parfois imaginé. Le fait que les lieux soient parfois nombreux (le poète a beaucoup voyagé) donne l’impression que les différents espaces et temps se télescopent ou se répondent.
Il faut aussi citer un passage de la brillante étude de Renaud Ego dans le volume poésie / Gallimard, étude intitulée « Le parti pris des situations de Tomas Tranströmer » :
« En 1926, Werner Heisenberg a défini sous le titre de « Principe d’incertitude » un théorème majeur de la physique quantique : en substance, il expliquait qu’on ne peut connaître simultanément la position et la trajectoire d’une particule ; en effet, pour mesurer la position d’une particule, il faut l’éclairer, et ce faisant, l’énergie même infime dégagée par les photons lumineux modifie sa trajectoire. La portée de ce théorème est immense, car il démontre que l’observation crée la réalité. (...) Ce « flou quantique » - que l’on nommerait mieux, appliqué à la réalité macroscopique, « incertitude mentale » -, Tomas Tranströmer en a l’intuition lorsqu’il se décrit lui-même en 1989, soit à cinquante-huit ans, comme « Un espace de temps / de quelques minutes de long / de cinquante-huit ans de large ». (...) Mais il tire aussi les conséquences de cette incertitude : si le réel surgit seulement dans le miroir d’une subjectivité qui se métamorphose elle-même, alors le monde objectif cesse. Seules demeurent possibles des situations transitoires, celles où la rencontre instantanée de l’être avec le monde redéfinit toujours les conditions de leur dialogue ».
Il se produit ainsi sans cesse une « métamorphose dont le poème est la forme », chaque poème exprimant des circonstances précises, forcément instables, dans lesquelles, à un moment donné, une rencontre entre l’homme et son environnement a lieu.