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Une littérature de langue portugaise en Inde 

mardi 14 septembre 2010, par Everton V. Machado

Les Portugais, qui au temps de Vasco de Gama cherchaient des épices et des chrétiens, furent les premiers colonisateurs européens à s’établir en Inde et les derniers à s’en aller (1510-1961). À Goa, où ils donnèrent naissance à une importante communauté catholique, les marques de leur présence se reflètent encore aujourd’hui dans certaines manifestations culturelles (comme la musique, le théâtre et le folklore), l’espace sociétal, l’architecture (via nombreuses églises et demeures familiales), mais aussi dans un domaine souvent négligé – sinon méconnu – qui est celui de la littérature.

Cette littérature, pratiquée en langue portugaise par les autochtones eux-mêmes, relève, néanmoins, d’un des phénomènes les plus curieux. Bien que parlé par une très faible proportion de la population (même à l’époque coloniale [1]), le portugais fut capable de constituer un corpus d’ouvrages (entre poésie, nouvelle, roman, critique et historiographie) numériquement important. La preuve est dans le deuxième tome (une anthologie de textes) d’A Literatura Indo - Portuguesa (1971) de Vimala Devi et Manuel de Seabra et dans les trois volumes du Dicionário de Literatura Goesa (1997) d’Aleixo Manuel da Costa, même si ce dernier recense également des auteurs d’autres expressions linguistiques. Par ailleurs, cette littérature – contrairement à d’autres littératures pratiquées dans des contextes coloniaux (dans la langue du colonisateur) – est en train de mourir à petit feu, passé le processus de décolonisation des années soixante : nous pouvons compter sur les doigts d’une main les écrivains goannais vraiment significatifs écrivant en portugais après l’annexion de Goa par l’Union Indienne tout au début de la décennie.

La littérature dite « indo-portugaise » serait ainsi peut-être le seul exemple qui confirme une thèse énoncée par Albert Memmi dans son célèbre Portrait du colonisé (précédé de) Portrait du colonisateur, paru en 1957. D’après Memmi – non sans une certaine précipitation et une mauvaise vue sur la question (pour des raisons qui nous sont aujourd’hui évidentes) –, les littératures colonisées de langue européenne étaient condamnées à disparaître, vue la force, à l’époque, des mouvements de libération nationale. Ces littératures étaient contraintes de « mourir jeunes », car « les prochaines générations, nées dans la liberté, [écriraient] spontanément dans leur langue retrouvée » ou bien l’écrivain, face à la nouvelle impasse, déciderait « d’appartenir totalement à la littérature métropolitaine » [2]. Or à Goa, le konkani, la langue native de l’endroit, a pris le dessus de la scène après le départ des Portugais en 1961, et les écrivains locaux de langue portugaise ont toujours eu du mal à constituer un champ littéraire propre, du fait de produire leurs œuvres dans l’orbite de la littérature portugaise. Les œuvres les plus significatives de la littérature indo-portugaise ont été originellement publiées au Portugal [3] (où elles ont d’ailleurs beaucoup mieux circulé qu’en Inde), et leurs auteurs, à l’exception d’un ou deux, sont allés vivre en métropole.
La figure d’un Orlando da Costa (poète, romancier et dramaturge décédé en 2006), commodément installé dans l’histoire de la littérature « portugaise » comme l’un des écrivains de la deuxième phase du mouvement néoréaliste, boucle le cercle initié par Francisco Luís Gomes, député pour Goa au Parlement portugais et l’auteur du premier roman indo-portugais (1866), tous les deux ayant été redevables plus à la culture portugaise qu’à la culture indienne, bien que – comme tous les Goannais éduqués dans un environnement catholique et européen – « sous le signe d’une rupture », d’après l’heureuse expression d’Eufemiano de Jesus Miranda à propos des écrivains indo-portugais [4].
Récemment, la mort a emporté trois nouvellistes, apparemment les derniers écrivains goannais de langue portugaise ayant toujours vécu sur place. Un Agostinho Fernandes, établi au Portugal, et une Vimala Devi (l’historienne de la littérature indo-portugaise, mais également ou surtout poète et nouvelliste), qui vit depuis plusieurs années à Barcelone, continuent de publier, sans pour autant donner encore des ouvrages de thématique goannaise ou indienne. La surprise en 2008 avait été la sortie d’un roman autobiographique de l’auteur d’une étude très prisée sur les confréries religieuses de Goa [5].

Mais commençons par le début. La littérature indo-portugaise naquit dans les couvents catholiques de Goa. Du XVIe au XVIIIe siècles, elle s’était limitée à des textes à caractère religieux et pédagogique ou portait sur des problématiques liées aux castes, maintenues dans le milieu catholique (avec d’importantes différences par rapport au système originel, que ce soit dans leur constitution ou dans leurs implications sociales) après la conversion de larges strates de la population hindoue. Cette littérature dut attendre le XIXe siècle pour voir surgir ses premières œuvres d’imagination, conséquence de l’introduction du romantisme et du libéralisme à Goa, à travers une presse qui avait commencé à se développer à partir de l’année 1821.
Le premier roman de Goa, on le doit à Francisco Luís Gomes (1829-1869), et il n’en fut pas moins l’un des premiers romans de l’Inde, puisque publié en 1866 [6]. Cet ouvrage, intitulé Os Brahamanes (Les Brahmanes), témoigne du désintérêt général des écrivains goannais de langue portugaise pour l’adaptation des genres littéraires européens aux formes littéraires traditionnelles de l’Inde ou aux sensibilités locales, ce qui avait été tout de suite le principal souci des écrivains des autres parties de l’Inde, en langue vernaculaire ou en langue anglaise, lors de l’« acclimatation » du genre européen du roman dans le sous-continent indien propulsée par la célèbre Renaissance bengalie (le Bengale était gouverné par les Anglais).

Francisco Luis Gomes

Pétri de culture française et parlementaire du mouvement regenerador (libéral et progressiste) du Portugal, Francisco Luís Gomes avait, en tout cas, écrit l’un des textes les plus originaux de l’époque. Son roman (à thèse et exotique à la fois) Les Brahmanes, traduit et publié en français en 1870 dans un hebdomadaire portugais pour des correspondants étrangers (Le Courrier de Lisbonne), pourrait être considéré comme étant non seulement le premier ouvrage de fiction de la littérature moderne à dénoncer les abus du colonialisme et à suggérer le retrait d’une puissance étrangère du sol qu’elle usurpait, mais encore celui qui a le premier attaqué frontalement le système hindou des castes. Par ailleurs, l’écrivain a l’audace de promouvoir dans son livre un mariage interethnique, au moment même où les théories raciales faisaient irruption en Occident ou, plus précisément, peu après que le comte de Gobineau eut lancé la sienne, portant sur la dégénérescence fruit du mélange des races [7]. Néanmoins, son discours comporte quelques (importants) problèmes : en même temps que Gomes s’insurge contre la prétendue supériorité des Européens (ou de l’homme blanc tout court) sur les autres peuples de la planète qui avait engendré le colonialisme, il finit (serait-ce inconsciemment ?) par légitimer le fait colonial. Si, en fonction de la perspective choisie par l’écrivain de présenter le fait colonial, nous pouvons prendre Les Brahmanes pour un roman « anticolonialiste », c’est tout en ayant conscience qu’il exalte le modèle colonialiste portugais, ne serait-ce déjà du fait que c’est la mainmise britannique sur le nord de l’Inde qu’il a comme « bête noire » (l’action du livre se déroule dans l’ancien royaume musulman d’Oudh, dans l’actuel Uttar Pradesh). La question du racisme colonial elle-même est problématique dans l’ouvrage. L’Européen ne comprend pas que la noirceur de peau ne dépouille pas ceux qui la portent de leur humanité, mais les grandes valeurs morales que l’on considérait exclusives de la race blanche sont données dans le livre comme attributs inhérents au personnage féminin européen en contrepoint au portrait fait des personnages indiens. Gomes, en dépit de sa naturalité, nous livre aussi une image de l’Inde fort courante dans l’Occident de l’époque, pour ne pas dire qu’elle collabore au « style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient » [8] décrypté par Edward W. Said dans ses travaux [9].
Paru trente ans après, le roman Jacob e Dulce de Gip, pseudonyme de Francisco João da Costa (1864-1961), n’en est pas moins original, mais pour d’autres raisons. Il a déjà le mérite de situer l’action à Goa même. Roman imparfait (mais savoureuse et amusante chronique de mœurs), Jacob e Dulce nous livre « une critique de la dépendance culturelle » [10] à travers une satire de la bourgeoisie moyenne du Goa catholique et portugais, très servile vis-à-vis de l’Europe. Gip aurait même fait des émules : sa veine naturaliste (et polémique) a probablement inspiré José da Silva Coelho (1889-1944), un remarquable nouvelliste dont les textes paraissaient avec régularité dans les journaux locaux. Quant à Jacob e Dulce, son point fort aussi est que son auteur emploie des vocables et des constructions du portugais dialectal, un exemple qui aurait pu être suivi par les autres écrivains dans le but de bâtir une littérature foncièrement goannaise du point de vue du métissage culturel. Seulement un Ananta Rau Sardessai (1910 - ?), le seul hindou avec R. V. Pandit (1917 - 1990) et Laxmanrao Sardessai (1904 - 1986) à écrire en portugais, semble avoir voulu aller dans la même direction que Gip avec ses nouvelles et surtout ses pièces de théâtre radiophoniques. Dans l’ère postcoloniale, cela n’a pas vraiment changé : l’on a préféré passer outre le multilinguisme de l’Inde et les traditions orales du folklore goannais, qui auraient pu, à leur tour, se constituer en une importante source littéraire, pour ne pas dire d’émancipation vis-à-vis de la littérature portugaise, les marques du vernaculaire étant le plus souvent retrouvées dans les paroles des personnages (ce qui établit une hiérarchie de langue au sein même de la diégèse) ou subissant la glose ou la traduction [11].
Les poètes, à leur tour, constituent un cas à part. L’Inde « traditionnelle » ou hindoue, fort idéalisée, fut principalement leur affaire. Les tout premiers poètes indo-portugais étaient, comme dans les débuts de toutes les littératures des sociétés colonisées, pris dans le piège aliénant des écritures du mimétisme. Très attachés aux thèmes de la lyrique portugaise, beaucoup de poètes se faisaient remarquer dans les revues et journaux locaux par une poésie assez redevable de l’ultra-romantisme portugais. C’est à partir de quelqu’un comme Floriano Barreto (1877-1905), à la toute fin du XIXe siècle, que des éléments thématiques locaux commenceront à apparaître avec plus d’insistance, annonçant de la sorte la vague nativiste en littérature. Trois facteurs avaient contribué à cette vague nativiste : l’apparition à Goa depuis les années 1840 de quelques travaux sur l’hindouisme, la dissolution en 1871 de l’armée locale (foyer des luso-descendants, qui se retrouvèrent ainsi affaiblis face aux élites autochtones) et la possibilité offerte aux hindous d’accéder aux postes de la fonction publique suite à la proclamation de la République au Portugal en 1910. Des parents catholiques vinrent à donner des noms indiens à leurs fils, certaines familles avaient commencé à afficher leurs ancêtres hindous, et la littérature indienne, fort peu connue dans le milieu chrétien, commença à être diffusée dans des revues crées à cette fin.

Mythes, légendes et coutumes du monde hindou firent de la sorte irruption dans la littérature indo-portugaise. Les deux poètes les plus représentatifs de cette tentative d’indigénisation de la littérature locale en portugais furent Paulino Dias (1874-1919) et Nascimento Mendonça (1884-1927). Mais si, sur le plan thématique, les préoccupations du nativisme goannais ne diffèrent pas de ceux des autres nativismes parus sous l’impulsion du romantisme, son avènement ne s’accompagna pas d’un projet conscient de différenciation d’avec la métropole. « La quête d’originalité thématique prit le risque de ne pas outrepasser les limites de l’exotique » [12], et les écrivains, tout « en refusant les modèles européens que leur distillait le Portugal », n’acceptaient pas « pour autant la totalité des traits culturels que la tradition indienne leur proposait » [13].
L’on constate cependant un sensible changement de cap à partir d’Adeodato Barreto (1905-1937), qui représente l’évolution de la poésie indo-portugaise, bien qu’auteur d’un seul recueil de poèmes et malgré la qualité irrégulière de ceux-ci. Il fut, en effet, le premier Goannais à utiliser le vers libre, et c’est bien chez lui que l’on trouve, comme l’affirme le romancier Orlando da Costa, l’embryon d’une certaine « goanité », avec « récupération de racines de la pensée hindouiste » [14]. Des poèmes comme « Apoteose », « Shivaji » et « Redenção » de son recueil O Livro da vida – Cânticos indianos (publié posthumément en 1940) traitent explicitement du thème de l’autonomisation de l’Inde, mais aussi bien leur structure que l’interconnexion des motifs nous suggèrent l’occurrence de la notion de l’« éternel retour », présente dans la mythologie indienne depuis l’Atharva-veda, l’un des quatre textes sacrés qui donnèrent naissance à l’hindouisme [15]. Barreto instaure, en outre, un intéressant dialogue avec la tradition poétique indienne elle-même, car des 33 poèmes de O Livro da vida, 13 sont des adaptations libres des textes de Sarvajna, Pugliere Soma, Bhima-Khavi et Tagore, ou encore extraits du Kavarijamarga et du Pantchatantra. Dans « A casta », par exemple, il recrée des vers écrits en mètre tripadi par le poète kannadiga Sarvajna (XVIIe siècle).
Le moment postcolonial nous avait réservé, dans la poésie, deux belles surprises : Judit Beatriz de Sousa ( ?) et Vimala Devi (1936), qui ont parfaitement assimilé les tendances modernistes de la littérature européenne et dont le niveau de qualité esthétique dépasse largement celui des autres poètes goannais de langue portugaise. La première est l’auteure de Destino (1955) et Gesto Supenso (1962). La deuxième, outre avoir coécrit avec son mari A Literatura Indo-portuguesa (bien que non mise à jour, la principale référence pour connaître dans son ensemble la littérature indo-portugaise) et traduit en catalan des auteurs portugais et anglo-saxons, a publié en portugais Súria (1962), Hologramas (1969) et Telepoemas (1970). Súria (du nom du dieu védique du soleil) est son seul livre de poèmes qui porte sur l’Inde. Súria instaure la problématique de l’identité dans le moment postcolonial et essaie de parler au nom des communautés « subalternes » [16] de Goa. Vimala Devi, après avoir passé par Lisbonne, Rio, Paris et Londres, vit il y a plus de quarante ans à Barcelone, où elle a fait paraître depuis les années quatre-vingt-dix plusieurs recueils en catalan.

Vimala Devi

Vimala Devi est aussi nouvelliste. Son Monção (1963) et Os javalis de Codval (1973) d’Epitácio Pais (1928-2010) sont deux ouvrages qui signalent le mûrissement du genre de la nouvelle à Goa. Le premier est une description très heureuse (pour ne pas dire vigoureuse et touchante) aussi bien de l’univers catholique que de l’univers hindou de l’Inde portugaise, sans oublier l’univers de la diaspora goannaise. Le deuxième aborde avec talent et justesse la détérioration des relations sociales et la souffrance humaine dans le contexte de la fièvre minière à Goa. Epitácio Pais avait encore plusieurs nouvelles non publiées en livre et Vimala Devi a sorti en 2008 A Cidade e os Dias (aucune nouvelle de ce recueil ne porte, néanmoins, sur Goa).
Quant au roman (genre minoritaire dans la littérature indo-portugaise), « le premier roman adulte » [17] de la littérature indo-portugaise est O Signo da Ira (1961), d’Orlando da Costa (1929-2006). Tout comme Jacob e Dulce de Gip – et à la différence des Brahmanes de Francisco Luís Gomes – O Signo da Ira se penche sur la réalité locale de Goa, mais au contraire de Gip, Costa préfère parler des couches les plus basses de la population goannaise, et ce sur un ton dramatique et poétique, alors que l’ironie et le sarcasme dominent chez le premier. Parti vivre à Lisbonne à l’âge de 18 ans (l’écrivain est né au Mozambique et avait passé son enfance et son adolescence à Goa), Costa s’était fait dans la métropole militant de gauche et contestataire de l’Estado Novo (1933-1974), le régime dictatorial d’António de Oliveira Salazar. Primé par l’Académie des Sciences de Lisbonne, O Signo da Ira a connu un grand succès de ventes au Portugal. Un an après, ce roman a été réédité, mais très vite retiré des librairies par la censure de Salazar. Ancré dans la tendance néoréaliste portugaise, O Signo da Ira aborde la vie des curumbins (la caste chrétienne des agriculteurs) et l’environnement militaire portugais de Goa. Costa a publié neuf titres (entre poésie, roman et théâtre), mais seulement O Signo da Ira et deux autres ouvrages ont Goa pour toile de fond : Sem flores nem coroas (1971), pièce de théâtre qui traite de la perte de l’Estado da Índia, et O último olhar de Manú Miranda (2000), roman sur les dernières décennies de la période coloniale portugaise.
Un an après O Signo da Ira avait paru Bodki d’Agostinho Fernandes (1932), lui aussi installé au Portugal. Ce roman raconte avec beaucoup de sensibilité l’expérience d’un jeune médecin (l’auteur lui-même) qui part travailler dans un petit village et se bat là-bas contre les superstitions locales, notamment celles qui font ostraciser la bodki (« femme à la tête rasée » en konkani, c’est-à-dire la veuve hindoue), que la population fuit et accuse d’être responsable de tous les événements tragiques qui ont lieu dans la communauté. Agostinho Fernandes continue de publier des romans (le troisième va paraître bientôt), mais il a abandonné l’univers goannais.

Orlando Costa

Comme il a été dit au début, les écrivains goannais de langue portugaise ont toujours eu du mal à constituer un champ littéraire propre, un véritable projet de « décolonisation littéraire » faisant donc défaut chez eux. Ils sont restés assez timides quant à la transgression des codes génériques de la littérature occidentale (ce qu’ils auraient pu accomplir en s’appuyant sur les littératures classiques et modernes indiennes) et n’ont pas donné au portugais dialectal de Goa l’importance qu’il méritait. Une « esthétique de la résistance » [18] s’est quand même dessinée depuis Jacob e Dulce de Gip, où nous en trouvons les premiers signes. L’apport et l’originalité d’écrivains contemporains tels qu’Orlando da Costa, Agostinho Fernandes, Vimala Devi et Epitácio Pais sont dans la mise en avant de thèmes nouveaux par rapport aux récits exoticisants de la tradition occidentale et dans le point de vue adopté depuis leur statut d’auteurs périphériques. A cela s’ajoute encore une réflexion poussée sur l’identité et la division sociétale entre hindous et catholiques, tout comme leur souci de prendre en compte les « subalternes » locaux. Toutefois, nous n’assistons pas dans leur production à cette « harmonieuse conciliation entre thématique et forme d’expression » dont parle Celso Cunha à propos de la littérature brésilienne [19], applicable également à l’Afrique littéraire lusophone et que nous vérifions encore chez la plupart des auteurs indiens de langue anglaise.
Quelques pistes doivent, néanmoins, être encore explorées en ce qui concerne l’esthétique de ces auteurs. Le cas d’Orlando da Costa est tout à fait intéressant, car il va s’éloigner dans O último olhar de Manú Miranda, son dernier roman, des présupposés esthétiques et idéologiques de la deuxième phase du néoréalisme portugais présents dans son premier ouvrage O Signo da Ira, pour se rapprocher, comme le remarque Fortuna do Vale [20], du « réalisme merveilleux » latino-américain : le recours au mythe et à la fable lui avait permis une élaboration esthétique capable de traiter à la fois de l’identité sociale goannaise et d’une identité littéraire moins dépendante de l’Europe. L’on devrait peut-être chercher aussi la source de ce projet, du côté des littératures modernes indiennes elles-mêmes, qui déjà au XIXe siècle posaient la question du merveilleux dans la construction d’un roman authentiquement local [21]. Un autre cas, celui de la nouvelliste Vimala Devi, est tout aussi intéressant, étant donné que des nouvelles (dans Monção) telles que « Nâttak » et « Tyâtr » – du nom de deux modalités théâtrales locales –, semblent dialoguer avec certains codes de ces traditions, pour ne pas dire encore que quelques-unes des héroïnes de son recueil rappellent le type de personnage féminin indien qui est la nāyikā, l’héroïne du théâtre et de la poésie amoureuse classiques de l’Inde, pour laquelle il fallait respecter certaines conventions stylistiques.
Malheureusement (mais pour les chercheurs c’est un passionnant défi à relever), en même temps que cette littérature commence à attirer l’attention des comparatistes et des indianistes au Portugal, en Inde, en France, au Brésil et en Angleterre, elle commence à disparaître, ne serait-ce déjà à cause de la situation assez critique à ce jour de la langue portugaise à Goa. Décédés récemment, les nouvellistes Maria Elsa da Rocha (Vivências Partilhadas, 2005), Carmo de Noronha (Contracorrente, 1991, Escavando na Belga, 1993 et Contos e Narrativas, 1997) et le déjà mentionné Epitácio Pais semblaient être les derniers survivants de la littérature indo-portugaise à habiter Goa même.

Notes

[1D’après un recensement fait en 1960, seulement 3,5% de la population locale (les Portugais vivant dans la colonie compris) parlaient portugais.

[2Albert Memmi, Portrait du colonisé (précédé de) Portrait du colonisateur, Paris, Coréa, 1957, repris chez Gallimard en 1985, rééd. coll. « Folio actuel », 2006, p. 128.

[3Sauf Jacob e Dulce de Gip, dont je parlerai tout à l’heure et qui a joui d’un succès considérable à Goa, ayant été traduit en konkani et en anglais.

[4Eufemiano Miranda, Literatura indo-portuguesa dos séculos XIX e XX : um estudo de temas principais no contexto sócio-histórico, thèse de doctorat en Lettres (Portugais), Panaji, Université de Goa, 1995, p. 247.

[5Le roman est Casa grande (2008) et son auteur Leopoldo da Rocha (1932).

[6Le premier ouvrage relevant de ce genre en Inde fut Alaler Gharer Dulal (L’enfant gâté d’une grande famille), paru en livre en 1858 et écrit par le Bengali Pyari Chand Mitra.

[7Joseph-Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855).

[8Edward W. Said, L’orientalisme – L’Orient créé par l’Occident, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, 2ème éd., Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2006, p. 15.

[9Ma thèse de doctorat, soutenue en 2008 à la Sorbonne, porte sur le roman Les Brahmanes : (http://www.theses.paris4.sorbonne.fr/These-EVM.pdf . Un travail de synthèse est en cours de publication dans le Bulletin d’Études Indiennes de l’Association Française pour les Études indiennes.

[10Rui Simões, « La littérature luso-indienne de Goa », in D. Lombard (dir.), Rêver l’Asie : exotisme et littérature coloniale, Paris, EHESS, 1993, p. 78.

[11J’aborde cette question avec plus de détails dans la communication « Autopsie d’une littérature : le portugais des écrivains goannais », présentée lors du XIIIème Colloque International d’Histoire Indo-Portugaise à l’Université de Provence en mars 2010.

[12Orlando da Costa, « A literatura indo-portuguesa contemporânea : antecedentes e percurso », communication présentée lors du Colloque International Vasco da Gama et l’Inde réalisé à Paris en mai 1998 par la Fondation Calouste Gulbenkian. Texte polycopié fourni par l’auteur, p.12.

[13Rui Simões, « La littérature luso-indienne de Goa », art. cit., p. 81.

[14Orlando da Costa, « A literatura indo-portuguesa contemporânea : antecedentes e percurso », texte polycopié cité.

[15J’analyse ces poèmes dans « Un exercice de mythocritique à partir d’un poète indo-portugais du XXe siècle », in Danielle Buschinger (dir.), Mythes et Mythologies, Presses du Centre d’Etudes Médiévales de l’Université de Picardie - Jules Verne, 2009, pp. 154-158.

[16Au sens gramscien des Subaltern Studies.

[17João Gaspar Simões, cité par Vimala Devi et Manuel de Seabra, A Literatura Indo-portuguesa, Lisbonne, Junta de Investigações do Ultramar, 1971, t. 1, p. 208.

[18Cf. sur ce sujet Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 68-82.

[19Celso Cunha, Língua portuguesa e realidade brasileira, Lisbonne, Sá da Costa, « Livros Plural », 1999, p. 15.

[20Regina Célia Fortuna do Vale, Poder colonial e literatura : as veredas da colonização portuguesa na ficção de Castro Soromenho e Orlando da Costa, thèse de doctorat, São Paulo, FFLCH/USP, 2005.

[21Voir sur ce sujet Claudine Le Blanc, Histoire de la littérature de l’Inde moderne, Paris, Ellipses, 2006, p. 16-20.

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