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Une vallée sous les nuages 

samedi 13 novembre 2010, par Boisrouvray (1934-1996) (Date de rédaction antérieure : 15 mars 2007).

Franchi l’obstacle des trop beaux feuillages du premier plan, des couleurs souvent glacées sur l’agenda des banques suisses, qu’avant d’escalader l’autre rive l’oeil un moment se pose au milieu du lit : comme du drap qu’on va tendre et qui conserve en creux le souvenir d’un corps, c’est un fleuve immobile de brume et d’ombres bleues, une douceur, déjà une lumière. A peine échappé au sommeil le regard est frais encore, mais moins que le soleil à ces hauteurs. Les bruits de l’eau, si insistants à force de murmures qu’il semble que la nuit, ou plutôt les fragments de la nuit qu’on a choisis pour dormir, n’a été qu’un silence ou une mort liquide - un lac, ces bruits font un ruisseau qui dans la prairie s’écoule, un tassement de la neige depuis les branches. Aussi, éclats de quel métal inconnu, les gouttes musiciennes jouant d’une flaque dans laquelle, mêlé aux herbes et brindilles, un mélèze s’est trouvé pris. Plus loin, de quelqu’une des gorges trouant la montagne jusqu’à l’horizon poursuivie, au sommet plus puissant qui à des lieues décide de la vallée, continu mais parfois renflé, moins sourd à intervalles, ce grondement : un train peut-être, mais sans doute une cascade ; non pas une chanson, plus même ce balbutiement que fait à nos pieds une transparence sur les pierres qu’elle bouge, mais un effort, une tentative jamais ancienne et toujours reprise, une usure ; la poussée plus pressante là de l’eau sur le roc, la chute plus brutale là de l’eau guidée par le roc, la montée en nous d’une soudaine angoisse qui se découvre mais avec sa mémoire, comme extérieure, étrangère à notre personnage qui s’efforce à disparaître, tend à l’incertitude du ciel puis s’apaise, reposant mille mètres plus bas, parmi les nuages, son regard affaibli. Souvent ainsi, que notre éveil soit assez tardif pour qu’entre les lattes le jour remodèle notre chambre, y suscite d’autres jours qui sur le parquet, les cuirs, les meubles plus faiblement lui répondent, après qu’on a rejeté les couvertures dans l’intention de se lever, de satisfaire à l’impatience de la lumière qu’on devine, contre le volet, prête à bondir, souvent une autre attaque nous arrête, l’esprit lancé en de rapides voyages a buté sur une résistance, une évidence cachée que ce serait l’instant de découvrir - mais ces reflets épars ont une douceur rassurante, nous avons bien le temps, nous allons redormir. Nu, rivé au drap par une pression telle qu’il faudrait alors, nous semble-t-il, tant de patience pour en délivrer chaque part (et le rayon où dansent des poussières va sauter le pied du lit et l’envelopper au ventre), notre corps est immobile et c’est ce vers quoi nous tendons, à cette mort et au spectacle de cette mort, une paresse souveraine. Nous avons vu. Nous ne saurions dire quoi ni si nous distinguâmes quelque chose, mais dans l’agitation nouvelle et si vive sous notre crâne que vient le sentiment d’une vie indépendante qui s’y fût insinuée, nous tenons la preuve que cela est, que cela existe de façon d’autant plus certaine que les traces s’embrouillent, que s’effacent les indices ; comme surgie du fond des âges, quelle sagesse, cette fatigue ? Un bien-être ou, mieux, une impossibilité d’être, la retraite à de longues distances, le refus du vertige, de ce réel que nous avons surpris et dont nous sentons qu’il est si en avance, tellement lointain - et là tout à coup - que mieux valait attendre, ne respirer plus ; peut-être il n’y aura pas de réveil, nous resterons étendus et l’habitude du lever sera désapprise, plus haute la lumière nous viendra au coeur, le griffera et le froid en larges ondes fera frémir notre peau, dur à nos limites, se divisera en nappes minces et enveloppantes qui feront un chant, déborderont pour s’étendre aux choses, à notre chambre et la fenêtre... Nous n’aurons aucun regret.
Mais si le passage de brume entre les parois rose et bleue, large en sa face visible mais qu’on devine étréci plus bas à l’inclinaison de ses bords, lisse et bosselé comme un champ de neige, aérien, l’oeil à ce point s’y enchante qu’insensiblement il se voile et laisse fleurir en nous un désordre d’images, il fallait qu’en son cours quelque chose nous attendît, ou espérât notre venue, ou notre chance. Ou plutôt survint sans doute dans le regard que nous avons eu (reculant son atteinte que nous pressentions mais sans la connaître, accompagnant l’attention de l’oreille dans sa promenade aux sommets) l’imminence d’une révélation que nous avons enfouie, d’instinct, sous l’effervescence légère ici des nuages, comme là d’une fraîcheur. De la retraite où les faciles plaisirs d’alentour, car nous les refusâmes, avaient rejeté notre esprit, au premier appel qui sonnât juste celui-ci s’est élancé ; sur le bord du gouffre (qui l’attirait) il a brisé sa course non pas folle mais obsédée - tel le nord obsède l’aiguille -, au bord du gouffre c’est-à-dire de ce qui, dans le paysage, existe pour nous de plus réel : ni la pierre ni l’eau qui nous sont extérieures, mais cette usure de la pierre sous l’eau pourquoi pas, cet écoulement de l’eau sur la pierre que nous avons saisi dans toute sa rigueur au bruit de la cascade, et qui, telle une vibration crée des résonances et transmet à d’autres supports son propre rythme, a fait chanter plus haut en nous une voix que nous ne savions plus entendre ; ou mieux que d’un chant il s’est agi d’un cri d’abord, d’un seul mot peut-être mais le mot-clef, le dernier mot... et tout est résolu en effet, nous n’avons pu le surprendre tant il fut brutal, assourdissant à force d’évidence, mais comme en maint morceau de Ravel l’orchestre n’explose que pour mieux introduire à des moments de douceur, nous sommes heureux, calmes, réconciliés pour quelques secondes.
Et certes, cette métamorphose, nous n’avons plus à la découvrir. Souvent nous ont émus ces rares moments, nous en savons goûter la récompense. Même, nous avons parfois essayé de les reproduire ensuite à notre manière, avec plus ou moins de réussite sans doute, de bonheur d’expression. Une idée fixe nous y poussait, idée qu’il s’agissait justement peut-être de remuer ou d’échouer à le faire ; une idée qui était notre point de départ et notre mouvement, mais aussi le but inconnu de nos efforts ; une idée d’avant ou d’après les idées, sensuelle encore mais décisive, brisant toute autre des éclats de son rire ; idée reçue, contenue dans l’expérience mais dont nous ignorons toujours qui elle est, pourquoi si longtemps elle nous abandonne, comment elle nous assaillira de nouveau, imprévisible, si évidente alors que nous n’y verrons pas plus clair, aveuglés par les jeux de lumière sous lesquels, plus vifs que nous-mêmes, nous l’aurons dissimulée. Mais parce que cette idée nous fut d’abord un état, que nous l’avons vécue et qu’à nous la rappeler, tellement solitaire et dominante, intacte dans le souvenir, le regret qui nous vient de trop de vie depuis lors perdue est déjà une invite à nous reprendre, l’amorce même du bond et de la rupture derrière quoi il semble qu’elle se tienne tapie, aucun labeur n’est assez pénible après tout, qui nous permet de l’approcher encore. L’éclairer sous un autre biais, lui redonner une chance qui ne doive plus seulement au hasard mais aussi - n’espérons pas davantage - à la maîtrise moins partielle de ce qui, en nous, fait du hasard cette chance, voilà certes des motifs à nous obstiner contre l’évidence ; mais il devait également, tant est brisante la frontière où nous voici entre ce que nous disons et ce qu’il ne faut pas nous dire, y avoir dans la démarche alors entreprise, dans le mime singulier et multiple aussitôt joué, assez déjà de ce sentiment proprement idéal pour que nous perdions le contact avec nos paroles, qu’elles filent au devant de nous vers ce but que nous ne pourrons plus savoir ; et que, pour ne pas perdre tout à fait connaissance et par désespoir de cause, nous venions de jeter en marge :
1. La mort comme un point de départ.
2. Le temps, insistance de notre mort.

Voyons donc :
tendue de linges brillants et pâles, on eût dit d’une litière oblongue, ou d’un berceau de hauts rebords ; et si le contenant commençait par ainsi retenir, mais de façon assez distraite pour que nous nous permettions (sans trop rougir, qui serait autre que notre propos) de l’évoquer de manière incertaine, c’était sans doute qu’il s’imposait moins de lui-même que par sa façon de le faire aux nuages y ramassés, entassés, pressés en sorte qu’ils en épousaient tous les reliefs, ne laissant aucune place au vide, nulle chance à la lumière. De celle-ci d’ailleurs il s’agissait moins que de son éventualité, car, tant l’air était pur il avait disparu, et elle n’existait que par l’éclat des neiges supérieures, la véhémence de ton des arbres proches. Le soleil se tenait à l’écart, haut dans le ciel mais bas sur la chaîne d’en face, et l’aplomb de celle-ci plongeait dans la ternure sa base, creusant dans l’espace un volume interdit, une retraite dont l’ombre précise et bleue de l’arête sur la surface lustrée formulait l’affirmation. Lumière, elle ne pouvait être qu’à droite, à gauche, plus lointaine ou proche, ne naître sur l’immobile coulée qu’au pied du versant où nous étions, mais alors elle rongeait patiemment la couleur et le trait, obstinément effaçait l’oeuvre nocturne, indiquait la revanche et marquerait le triomphe de la clarté, jusqu’au travail à refaire de la nuit. Et ceci avec trop d’assurance pour être discutable, trop de lenteur aussi pour qu’on pût le suivre, mais telle église d’entre deux qui n’en avait qu’au porche, brusquement et sans crier gare, comme nous l’avions quittée des yeux pour suivre ailleurs les progrès du mal, la découvrant à nouveau nous distinguions que son clocher, noyé tout à l’heure dans une même grisaille, se découpait sur la toile de fond tissée maintenant de jour. Ainsi le paysage de l’avant-scène, ces feuillages et hameaux de la mi-pente penchés sur la fosse comme par un vertige contenu, peu à peu naissaient à une vie individuelle, devenaient qui un chêne roussi par l’automne, qui un arrondi de murs autour d’une place. Ainsi surtout notre regard, distrait de son enchantement par l’imperceptible décalage qu’y introduisait la course du soleil, à l’instant d’y revenir se heurtait aux limites du val et des nuages, à la lisière où ceux-ci, éparpillés alors et s’accrochant par lambeaux à des champs ou des haies qu’ils abandonnaient ensuite, n’étaient plus cette toile épaisse et fraîche qu’on avait cru mais simplement du brouillard, un brouillard déjà vu. De l’eau en somme, vaporeuse et dense, autre et pourtant moins différente qu’il semblait de celle en attente sous forme de neige, ou travailleuse et qui le prouvait à son bruit divers, ou encore de celle vive ou lente, on ne savait, qui au fond de la vallée perpétuait le fleuve et dont ce brouillard - du même coup l’en privant tout à fait - marquait l’aspiration vers la lumière. Vraiment, quatre ou cinq cents mètres au-dessous de ce qu’on avait dit lumière, puis obstination de la lumière contre l’ombre, il y avait l’invisible fleuve qui commandait au paysage, l’expliquait, en soulignait d’un trait la leçon. Et alors on s’apercevait que la brume elle-même était fleuve : comme d’une eau dormante le clapotis de ses rives dénonce la marche, l’écume de celle-ci se brisait un instant sur un boqueteau de notre bord, rebondissait et se fermait plus loin, découvrant les sapins réduits en brins de mousse par la profondeur ; la surface même en était moins une que la tendance au plan horizontal, mais parcourue de vagues minces ; et là où des vallées affluentes rejoignaient la principale, les nuages bouillonnaient d’une effervescence figée, comme une barre. On eût dit que le fleuve s’était élevé au-dessus de lui-même, avait projeté ses qualités hors de leur lit quotidien pour en faire ce merveilleux suspens, cet envers lumineux et par miracle obtenu où nous reconnaissions ce qui est de nous le meilleur, la joie. Et tant que l’impossible resterait acquis, aussi longtemps que se maintiendrait le ciel de nuages, le fleuve oublierait de couler, de s’user sur les pierres qu’il use, de poursuivre sa course vers sa propre disparition : il attendrait.
Ainsi le paysage (que nous échouons à reproduire car son pittoresque, qui nous retiendrait seul une autre fois, ne se manifestait plus à nos yeux que par de brefs accidents) gagnait de nouvelles couleurs à cette entrée en matière du fleuve, que nul de nos sens n’avait décelé ; les perspectives à nouveau se creusaient, les pentes s’accusaient, les distances se faisaient redoutables ; une lumière inconnue, issue de ces régions où la conscience est instinctive et ignore ses pouvoirs, transformait la vue en une vision dernière - et celle maintenant presque rose que semblait distiller la brume n’en devenait que plus précieuse, enchantée. On réentendait distinctement la cascade, comme si son insistance résumait les menaces de pierre et d’eau : avalanches grandioses mais encore chutes constatées par ruisseaux et chemins, inoffensive chacune mais qui à force de se répéter, de se poursuivre, d’insister aussi, finiraient par emplir son lit si le fleuve, négligeant de creuser lui-même et de déblayer ces débris, demeurait immobile c’est-à-dire, oui, déjà comblé. La beauté inouïe de la vallée sous les nuages était condamnée, inouïe car condamnée. Et si notre bonheur se reconnaissait à celui supposé du spectacle au point qu’il touchait à l’extrême, si intense que douloureux, tellement complet que nous étions trop faibles pour réfléchir que le fleuve coulait encore et que nous seuls l’avions oublié, c’était, à ce niveau toujours où le plaisir supplée à l’intelligence, que nous étions enfin replacés hors du temps, que nous vivions l’envers de notre mort, comme il nous l’était plusieurs fois arrivé. Les souvenirs de réveils, d’autres encore qui jalonnaient notre histoire disparue, trouvaient à s’orchestrer en une musique joyeuse, sauvés de l’oubli par cette même qualité qui rendait la mort désirable. Nous étions envahis, brisés, portés par le paysage qui, parce qu’il proposait de cet état une image et que nous avions su l’y découvrir, détenait pour nous le même privilège que ces quelques autres dont chacun, y fût-il le moins préparé, convient ensuite " qu’il s’y passe quelque chose ". Mais alors, sachant que ces lieux sont autant de prétextes, de facilités car la besogne s’y trouve faite, mais que nous fûmes ravis par un mouvement de pure liberté ne demandant qu’à rompre le dernier lien, quelle est donc cette loi ? Quel, le moyen de nous jouer et avec nous le monde ? Ah, il semble que cette fois-ci nous tenions le système et enfin, cette inconnue dont nous savions tous les abords, nous la nommons : la mort. La mort, que notre vie récuse et rejette à sa fin comme événement d’un autre ordre, qui pourtant nous occupe depuis le premier jour, qui a tout le temps, qui ne cessera son travail d’usure que lorsque nous ne pourrons plus évacuer ses débris - et seulement alors on dira que nous sommes morts. Et de même qu’un paysage, plus clairement de montagnes, n’est qu’un moment du compromis entre la pierre et l’eau, qu’est le temps sinon l’infléchissement de l’équilibre en nous des forces de vie et de mort, l’inflexible poussée des secondes ? Elles sont là, qui nous pressent ; nous aurons beau dire, beau faire comme s’il s’agissait d’un accident lointain, sans rapport avec le présent, nous ne saurions éviter que persiste l’inlassable travailleuse, qu’elle ne creuse plus profond son trou. Mais que regroupés à la recherche de nous-mêmes, loin par delà nos masques quotidiens, tout à coup nous pressentions cette évidence et connaissions l’expérience du vide, alors nous oublions de vieillir, l’ancienne illusion se retourne et c’est la vie qui se tient immobile - suspendue - fragile et belle comme les nuages.

Le tour est joué, bien joué, nous allons partir. La voiture va descendre l’allée forestière, prudente sur la boue ; disparu au premier tournant, notre point de vue n’aura plus pour nous de raison d’être. La neige sera rose et blanche, l’herbe dira le lieu des plus hauts soleils. Nous baisserons la vitre pour que l’eau chante et l’air nous frappera au visage, vif d’être brassé. Il y aura des passages d’ombre puis la lumière - derrière nous les pins. Le torrent fera son remue-ménage sous le pont de bois. Une autre courbe et sur les prés et le vide nous retrouverons la montagne, si proche nous semblera-t-il à ne plus voir la vallée. Des fleurs, de riches feuillages. Des troupeaux, et l’accompagnement de leurs cloches. Dessous, le village où nous avons dormi sera le long de la route comme à une fête. Nous tournerons, descendrons, tournerons encore : seuls sur la banquette arrière, de droite et de gauche au hasard du chemin - car nous roulerons sur le bombement qui cachait la brume, haute tout à coup. Nous n’en distinguerons que par plaques la surface pâle, entre chalets et bois, sous les couleurs. Mais d’où, de quelle harpe nous parviendra la musique ? Tel un instrument sous les doigts qui le palpent le paysage bougera, et lorsqu’à l’allegro succédera l’andante nous comprendrons que les hautes notes des cimes et des prés se sont tues, et que des brumes s’élèvent les phrases sourdes. Nous ne verrons pas au passage le clocher de là-bas, silhouette prise sous les détails. Des gazes glisseront, pièges à clarté, sur le banc de nuages, et parfois l’arbre qui les nouait lâchera prise. Mais déjà, trouant l’une, nous serons plus loin, la marge s’étrécira d’avec le brouillard aux blocs énormes - séracs et névés - près de s’abattre, que seule la distance avait nivelés et dans lesquels, au détour d’un hameau investi de toutes parts,

brusquement nous plongerons. Alors disparaîtra l’architecture ancienne, les herbes naguère acides s’encombreront de gris, les bruits seront feutrés comme on marche sur la mousse : ce sera le début de tout autre chose. Profonde, la brume se pressera aux vitres que nous aurons remontées ; il se fera un tassement de l’espace et les objets se tiendront autour de nous, ces haies et barrières que nous avions négligées pour de vastes perspectives ; les contours s’effaceront, quelque gomme aura brouillé le dernier plan. Ce ne sera pas, pourtant, l’obscurité qu’on avait cru là-haut, mais dans le lent évanouissement de la lumière passeront des régions plus claires, et d’autres presque noires où mettre un nom. Le soleil n’aura pas sombré d’un coup, quelque temps encore nous ne pourrons fixer son éblouissement vague avant qu’il ne s’épure, cercle pâle de plus en plus, puis ne s’éteigne. Nous soupçonnerons des ombres - à peine autres que des ombres - pressées à leurs travaux ou aux prières du matin, et nulle rumeur, aucune parole ne se laissera plus entendre, couverte en dernier lieu par notre douleur aux tympans. Nous aurons l’impression d’un affaiblissement tenace, sûr de ses traîtrises, et porteur à la longue de quelque délice puisque personne ne fera signe, n’interrogera sur l’épaisseur du brouillard ni ses chances à se défaire, comme si on ignorait ici que plus haut c’est lumière sur les nuages. Non, vraiment les silhouettes seront laborieuses, docile la bêtise des visages. Notre arrivée n’éveillera pas d’inquiétude, nulle attente n’y reprendra espoir ; par oubli ou distraction, ou par un laisser-aller au plus facile comme au plus habituel - car chacun, tout de même, et fût-ce par hasard, y sera bien monté une fois - on ne verra pas d’où nous venons. Et quand même quelques-uns s’en aviseraient nous serions d’autant plus fous que peut-être dangereux, pauvres aux yeux de qui perd sa vie à la gagner, à force de projets ne sachant plus que le temps presse, que chaque minute importe, est comptée.
Seuls, nous devrons défendre nos privilèges. Car enfin, tant ce monde nous fut d’abord difficile à percevoir, nous aurons douté s’il exista jamais ; et force nous sera de constater bientôt, à son inertie qu’en vain nous chercherions à mouvoir (ou émouvoir), que décidément il existe, et que sa faiblesse est aussi bien puissance : la lumière que nous avons connue là-haut, il en étoufferait jusqu’à la moindre lueur. Nous pourrions parler, dire qu’il importe d’arrêter le temps, c’est pour le passer qu’on nous tendrait l’oreille et nous perdrions le nôtre. Et si nous choisissions de nous taire il nous resterait à écouter sans trêve car chacun des êtres d’ici, n’étant plus qu’à peine, s’efforcera de paraître tel ou tel, d’être par tel ou tel - dérisoire assurance qui ne nous laissera point de répit. Mais violente parce qu’à nouveau menacée, la nôtre s’affirmera davantage. Notre plaisir sera là chaque jour plus vif, plus insolent pour nous priver d’être dupes - notre plaisir qui de tant d’illusions, de retournements, de vérités contradictoires, aura dégagé l’évidence ; nous passerons sans plus nous arrêter, riant de comédies qui échoueront à nous atteindre car nous serons trop loin, très loin déjà dans un temps inconnu - à toute extrémité - où la mort jouera d’ombres et de lumières, et dira gravement les choses simples. La mer (fleuve descendu jusqu’au lieu de sa perte) patiemment nous laissera venir, regarder, nourrira notre faiblesse de ses répétitions toujours neuves. Nous serons repris par son oscillation légère, comme elle nous aurons surmonté l’abîme et notre voix, brisée par tant d’approches et de retraits, sera enfin l’expression du dernier mystère. Puis nous poursuivrons au delà de l’attente, le silence même n’aura plus de paroles, l’espérance plus d’espoir, rien ne bougera que nous connaîtrons immobile ; le sable n’inscrira pas notre marche, l’air ne mouillera pas notre visage - et si quelque chant s’élève encore de la rive, qui restera pour l’entendre ?

Les Minières, avril 1959.

P.-S.

(Tel Quel n°1, Printemps 1960)

source : http://www.pastichesdumas.com/boisrouvray/index.html

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