« Aujourd’hui, rien. » C’est ce que notait à Versailles, dans son petit journal quotidien, Louis Capet alias Louis XVI, au soir du 14 juillet 1789. Il est vrai que Sa Majesté se trouvait au moment de l’explosion à quelque vingt kilomètres de l’épicentre. Mathieu Kassovitz conte une histoire assez semblable en termes de cécité tragique dans « La Haine ». Un type tombe du sommet d’un building de 50 étages et, à chaque étage qui le sépare encore du sol, dans sa tête il se répète : « Jusqu’ici, tout va bien ! »
Ceux qui nous gouvernent croient de plus en plus pouvoir tout se permettre, y compris en étalant ouvertement leurs duperies et leur duplicité avec la plus insolente indécence. Récemment, le maître d’une grande chaîne de télévision s’est cru malin de pouvoir avouer sans honte et froidement ce que tout le monde, pourtant, sait : que ses émissions de télé n’ont pour but que d’endormir les gens, de les hypnotiser pour mieux infuser dans les esprits ses chères abrutissantes minutes de publicité. Pourquoi tant de colère soulevée par des propos d’une telle évidence ? Parce que, heureusement, il reste encore beaucoup de l’enfant dans le cœur de la plupart d’entre nous. Dans Les Habits Neufs de l’Empereur, ce n’est pas le Roi qui parade en proclamant qu’il est nu, alors que c’est normalement à un autre, plus innocent, de dévoiler l’imposture. Mais maintenant, le Roi se croit tout permis, il ne laisse même plus à l’enfant le savoureux plaisir de rétablir la vérité. Il fait la roue et se pavane, clamant avec une répugnante suffisance : « Voyez comme je suis fin roublard et, pensez-en ce que vous voulez, je vous la mets profond et demeure intouchable. » Forcément, Majesté, ne vous étonnez pas si, en vous exprimant ainsi, Votre Sire nous agace, et vous allez glisser... Or, la marche est haute, de votre piédestal jusqu’à ce peuple fatigué de vous, qu’ avec condescendance vous osez appeler « la France d’en bas ».
Car à force de vouloir nous faire avaler vos couleuvres, ce que vous nous présentez dans votre boîte à rêves tourne au cauchemar, et nos consciences sont de plus en plus résolument insomniaques. La guerre en Irak, on a voulu nous la vendre comme un combat pour la démocratie, et pas pour le pétrole. Et demain, la guerre en Iran, on nous la vendra pour qui, pour quoi ? Et hier, Hiroshima, Nagasaki, c’était pour quoi, c’était pour qui ? Il n’y a que les ingénus, Sire, pour croire que vos guerres ont d’autre but que la rapacité et le profit de ceux dont vous n’êtes, au fond, que le laquais endimanché. Ces jours-là, le sourire du diable a resplendi jusqu’à nous rendre aveugles. Vous avez osé, Votre Altesse, prétendre que ces cataclysmes sans précédent étaient destinés à ... sauver des vies humaines, des vies de soldats américains, ou alliés, et pourquoi pas japonais, en raccourcissant la guerre. Comme c’était gentil et généreux de votre part. Pourtant, vous aviez déjà dès juillet 45 la maîtrise de l’air et de la mer tout autour du Japon, dont les dirigeants avaient dès le mois de mai manifesté leur volonté de négocier les termes de leur reddition. Il semble en fait que, n’ayant pas encore achevé cette Deuxième Guerre Mondiale, vous prépariez déjà la Troisième, celle que l’on appela Guerre Froide (1). Les centaines de milliers de morts japonais étaient un avertissement lancé aux Soviétiques dont les troupes, après avoir vaincu l’Allemagne Nazie, occupaient tout l’Est de l’Europe, ce qui n’était pas trop à votre goût. Hiroshima, Nagasaki : Morts pour l’exemple.
Quoique vous ayez pu dire alors, quoique nous puissions croire encore, ces jours dont le rayonnement a tout effacé de la surface du globe sont demeurés dans la mémoire collective comme la nuit la plus noire, la plus terrifiante, la plus irréparable. Prononcer « Hiroshima », c’est évoquer l’Apocalypse en quatre syllabes devenues sacrées parce qu’elles sont le sommet de l’Inqualifiable, au même titre que la Shoah. Les Nazis combattaient au nom de « Got mit Uns » (Dieu avec Nous), sur les U.S. Dollars est inscrite la formule « In God We Trust » (En Dieu nous avons Confiance), et les Fous de Dieu d’Al-Qaïda courent à la mort aux cris d’ « Allah Akhbar » (Dieu est Grand). Laissez donc un peu Dieu en paix et, s.v.p., occupez-vous plutôt de vos faces, qui sont bien sales. Si Dieu est mort, c’est seulement dans nos consciences et par vos crimes, où Il a pris le visage des irradiés d’Hiroshima.
Tout ceci, chère lectrice, et cher lecteur, pour vous raconter quoi ? Qu’il demeure des choses graves, qui méritent le respect et toute notre attention. Que l’on ne peut pas se permettre n’importe quoi avec, par exemple, Hiroshima, parce que sur ce mot-là et sur tout ce qui y touche passe le souffle du Tremendum, de l’Enorme, de l’Innommable, du Sacré. D’accord, on le sait, le Profit semble régner en maître, le Profit semble Sacré, mais ce n’est pas parce qu’il est passagèrement hégémonique et mondialisé que nous devons Lui laisser tout se permettre. Nous avons, heureusement, encore notre mot à dire. Et le droit de Lui tirer les oreilles, ne serait-ce que virtuellement, comme à un sale gosse diabolique qui ferait n’importe quoi. Après avoir abusé et conduit au casse-pipe des générations de nos ancêtres, pour Sa puissance et Sa gloire, Le voilà qui entraîne toute la planète dans le mur. Avec Hiroshima, on a mis un flingue sur la tempe de l’humanité toute entière. Il va bien falloir qu’on se décide à retirer les flingues d’entre les mains des Assassins, car ceux-ci ont un nom, et une adresse. Et les complices des Assassins, c’est aussi un peu vous, et moi, quand nous nous taisons en laissant pisser sur des symboles sacrés comme Hiroshima.
Nous étions ainsi, en cette première semaine de septembre, quelques milliers de journalistes et de photo-reporters du monde entier, réunis à Perpignan pour notre grande messe annuelle. « Visa pour l’Image », c’est souvent Visa pour l’Immonde, mais on ne va pas s’en plaindre : c’est l’actualité du monde qui est ainsi. Si le Directeur Artistique, Jean-François Leroy, est amené à exposer avec persévérance, sur les murs et les écrans, le témoignage courageux de tant de faits douloureux, comme on le ferait d’œuvres d’art sur des cimaises, c’est parce que la presse dite d’information ne remplit pas son rôle. Pour être rentable, elle devient au mieux presse de loisir, privilégiant le People, au pire racoleuse et menteuse, presse-torchon. Les reporters continuent de traiter au mieux l’information, malgré les contraintes d’un marché qui les étranglent de plus en plus. Ils sont parfois réduits au silence, faute de munitions, c’est-à-dire de financement. Alors, VISA est devenu la voix des sans voix. John Morris, ancien picture editor de Life, ami intime de Bob Capa et homme de grande sagesse avec ses 88 ans, n’hésite pas à affirmer : « Le reproche le plus commun adressé au Festival de Perpignan est que les images présentées sont trop sinistres. Trop de violence, trop de cadavres, trop de chagrin, pas assez de joie. Le directeur de Visa, Jean-François Leroy, examine 100.000 images par an pour nous en présenter 10.000. Sont-elles le réel reflet du monde d’aujourd’hui ? Ou juste le monde tel qu’il est dépeint dans la presse ? On peut répondre oui à la première question. Certainement non à la seconde. Le sexe et les célébrités procurent aux propriétaires de journaux et aux lecteurs une agréable soupape d’échappement, leur permettant d’ignorer les sujets sérieux.
Visa Pour l’Image n’autorise pas une telle évasion. C’est un inflexible plaidoyer en faveur des opprimés du monde - tous ceux-là qui meurent de faim, qui souffrent de la maladie, les illettrés, les sans-logis, les meurtris, les morts sans sépulture. Pour tout ceci, je suis douloureusement reconnaissant. Faisant partie de cette minorité de l’humanité qui n’a pas à se préoccuper d’où pourra bien venir son prochain repas, j’ai besoin que l’on me rappelle ceux dont le petit déjeuner sera fait de racines, ceux qui continuellement vivent dans la terreur, ceux qui doivent parcourir des kilomètres pour aller chercher de l’eau, ceux dont les plaies ne peuvent se cicatriser, ceux qui sont contraints de regarder leurs enfants mourir.
En 1938, le magazine Life, pour justifier un essai sur la guerre d’Espagne par Robert Capa, écrivait : « Les morts seront morts en vain si les vivants refusent de les regarder. » Malgré tout, la guerre est encore parmi nous. Peut-être le temps est-il venu pour les journaux de faire vomir leurs lecteurs. (2) »
On nous a distribué le programme et, avec celui-ci, gracieusement, le magazine PHOTO qui est l’un des parrains du Festival. On l’en félicite ! La couverture annonce le propos : en haut à droite, le sigle du Festival. A gauche, on clame « Spécial Reportage - Guide du 17ème Festival International du Photo-Journalisme ». Bien ! Juste en-dessous, le sujet à l’honneur : « Les témoins d’Hiroshima ». Très bien ! La titraille fluo est d’un joli rose bonbon. Bizarre... La couv’, on s’en doute, est troublante : une certaine Pamela Machin-Chose, les seins mirobolants, écarte les cuisses de manière provocante. Sur sa petite culotte, un « Z » qui veut dire « Zorro », ah non, pardon, un « $ » qui veut dire pognon. Juste sur le bonbon. Et pourquoi pas carrément « In God We Trust » ? Sans la moindre velléité puritaine, est-ce que le magazine PHOTO, qui en est à son énième numéro, connaît de telles difficultés financières qu’il soit contraint d’afficher ici une damoiselle si aguichante dont la présence au Festival n’a pas été des plus remarquées, et pour cause ? Une autre couverture n’aurait-elle pas été de mise, qui rende hommage à ceux qui risquent leur peau pour transmettre un peu de ces terribles vérités qu’on voudrait nous cacher ? Qui rende hommage, par exemple, à ces oubliés d’Hiroshima ? Mais le plus grave n’est pas là. On connaît les exigences pesantes des marchands de voir leur réclame toujours mieux visible. C’est pourquoi elle envahit systématiquement la page de droite des magazines, ce qui conduit à de déroutants vis-à-vis avec la page de gauche sensée nous informer. Hélas nos débitants de tout et rien revendiquent toujours davantage. On se retrouve donc avec des pubs carrément collées ... sur les pages d’information ! Et cette fois, ils ont frappé fort. Page 51 de PHOTO, la pub s’affiche directement sur le torse brûlé d’un des survivants de l’holocauste nucléaire. Comble du cynisme, sur la photo de pub on voit un homard grillé...
Je demande des explications au Directeur de la Publication.
« Ah, je savais bien que j’allais entendre des protestations sur cette couv’ ! D’habitude, je fais deux couv’, une pour le Festival, l’autre pour les kiosques. Cette fois, je n’en ai fait qu’une et voilà.
- Eric, il ne s’agit pas seulement de la couv’, mais de cette photo de pub que vous avez collé sur le torse nu d’un des survivants d’Hiroshima.
- Ah mais ce n’est pas grave ça. C’est sans doute une erreur du brocheur. »
Le soir, je rencontre la Directrice de la Publicité :
« Eh bien, il a commis une drôle de maladresse, votre brocheur !
- Mais non, il n’y a pas du tout de maladresse du brocheur. Ce n’est pas grave. Cette photo, on peut la détacher facilement du support.
- Oui, mais... Vous ne vous rendez pas compte, faire ça sur cet homme-là ? Et si c’était votre papa ? Là, en plus, il y a un homard grillé ! Et sur un Juif d’Auschwitz, si on collait une pub avec une bouteille de gaz ?
- Bonne soirée ! Ne vous emportez pas, ce n’est pas grave. Il n’y a qu’à la détacher. »
Bien sûr que ce n’est pas grave. Restons zen. Toutes les sagesses du monde nous l’enseignent : l’impermanence est notre lot, pauvres mortels. Tout passe. Ce qui est né mourra. Ce qui a été mis peut être enlevé. Ce qui a été collé peut être décollé.
Au-delà de ces admirables spéculations philosophiques, que signifie ici : « Ce n’est pas grave » ? Il n’y a pas mort d’homme, c’est évident, on en convient. Mais à force de tout encaisser et de tout accepter, à la fin, il y a mort d’âme. Non, on ne peut pas faire n’importe quoi. Oui, des choses sont sérieuses et graves, et il faut continuer de s’indigner avec la fougueuse fureur d’un enfant quand l’odieux se calfeutre sous le masque de l’innocence. On ne peut pas laisser coller des pubs avec des langoustes grillées sur le torse brûlé des survivants d’Hiroshima et penser que ce n’est pas grave, sous peine de renoncer à toute foi, toute éthique, toute espérance
Alors, ignorance ou indifférence ? Impermanence ou impertinence ? Impudence ou imprudence ? Impudeur, à coup sûr. « Jiro Tatsumoto, 17 ans en août 1945, se trouvait à 1,6 km de l’épicentre au moment de l’explosion », nous explique la légende sous l’image. La détachable photo-réclame du marchand de téléphone, collée au beau milieu de la page, décidément fait tache. Elle dérobe totalement à notre vue le bras gauche de M. Tatsumoto. Irradié à 17 ans pour l’exemple, le voici à 77 ans devenu manchot pour la pub. Bon anniversaire, M. Tatsumoto ! Le vieil homme au regard triste demeure impassible. S’il y a quelqu’un de bien placé pour connaître l’étendue de la bêtise, c’est bien lui. Il en a vu d’autres, il a le sens de l’horreur. Et comme le hasard, qui n’existe pas, ne manque pas d’humour, il permet au vieil homme de répondre directement aux larbins du Profit-Roi, de dresser son bras droit, doigt levé vers le ciel d’où est venu l’indicible foudroiement du malheur, en un geste sublime que l’on nomme bras d’honneur et qui, en un formidable raccourci, signifie : « Allez vous faire foutre ! »
C’est un secret de Polichinelle que la presse appartient aux marchands de canon et que les seigneurs de la guerre entendent bien y faire la loi, toute « leur » loi. Selon un adage bien connu, nul n’est censé ignorer la loi. A nous d’être sages et raisonnables : tout cela n’est pas grave, n’est-ce pas ?
Eh bien oui, « l’homme n’est pas censé ignorer la loi. Mais la loi n’est pas censée non plus ignorer l’homme. »(3) Prenez garde aux hommes le jour où ils se mettront en colère et descendront dans la rue. A bon entendeur, salut ! Oui oui, « ce n’est pas grave ». Non non, « aujourd’hui rien ». Oui oui, au moins pour les adorateurs de Mammon (4) et de la Bourse, « jusqu’ici tout va bien ». Cependant, selon un autre adage tout aussi connu que celui de l’étage supérieur, la patience a des limites. En 1788, peu se doutaient être à la veille d’une gigantesque révolution. Les tsunami sociaux ne paraissent absolue folie qu’à ces rois et seigneurs insouciants que la vague balaie aux poubelles de l’Histoire.
Mais en attendant le Grand Soir, par politesse avec la vie, demeurons vigilants dans ce monde de brutes en défendant l’éthique et l’espérance. L’espérance est « un emprunt fait au bonheur (5) ». Et s’il faut en mourir, restons dignes.