Il a passé toute la nuit à se demander s’il devait lui aussi se rendre à la base du bataillon hollandais avec sa femme et ses enfants, tant qu’il était encore temps, ou s’il devait attendre l’ordre de l’état- major. La base se trouve juste en face de chez lui car, depuis 1993, il vit à Potocari, dans l’abri en béton du poste de transformation ; depuis ces jours d’hiver où les femmes tout à coup devenues folles avaient retenu le célèbre général français en otage et l’avaient contraint à promettre publiquement, devant les caméras de toutes les télévisions du monde, qu’il s’engageait personnellement à assurer leur protection, la leur et celle de leurs enfants.
Depuis le petit jour, il est sorti plusieurs fois, afin de s’assurer que le flot humain ne cesse de se déverser sur Potocari.
Il voit un jeune soldat hollandais portant dans ses bras les restes d’un obus explosé. Cet obus qui, cette nuit, à trois heures moins le quart, s’est abattu sur le poste de transformation, mais qui, heureusement pour lui et sa famille, n’a pas causé de dégâts. C’est bien là le seul avantage qu’il y ait à vivre sous d’épaisses dalles en béton. En dépit de tout ce qu’il peut reprocher à ces catacombes qui lui servent de refuge depuis deux ans et demi, il n’oubliera jamais leur rôle protecteur.
Le soldat sourit en portant l’obus à sa bouche pour l’embrasser.
« Il est content. Il va rentrer chez lui et sera fier de montrer à ses amis ce trophée de guerre, se dit Muradif, sans amertume. Pour lui, la guerre est finie. »
Muradif, lui aussi, aimerait bien rentrer chez lui, dans sa maison. Mais il n’en a plus. Il n’a plus de village non plus, ni de pays natal, la région de Pobuđe d’où il est originaire. Et peut-être même que, dans quelques heures, il n’y aura plus de Srebrenica, cette ville où, depuis trois ans, quelque quarante mille âmes affamées souffrent en attendant la fin de la guerre.
À Potocari, c’est toujours la même bousculade. Des camions surchargés arrivent. Ils transportent une multitude de femmes et d’enfants accrochés à leurs châssis en fer et qui pendent dangereusement comme des grappes de raisin desséché. Le gros de la masse arrive à pied, mais il y a aussi beaucoup de chevaux non sellés, sur lesquels on distingue à peine, parmi des ballots et des sacs de toutes sortes, des vieillards, hommes et femmes. On peut voir aussi des femmes et des jeunes filles qui portent des personnes âgées à califourchon sur leur dos, tandis que d’autres les transportent dans des brouettes et des poussettes d’enfants disloquées.
« Si tout le monde se précipite ici, c’est sans doute parce que les Casques bleus ont promis de nous protéger d’une façon ou d’une autre », se dit Muradif. « Le mieux est sans doute que nous restions là où nous sommes. »
« Alors, qu’est-ce que tu as décidé ? On va à la base ou on attend encore un peu ? lui demande Zarfa, sa femme.
— Nous allons attendre encore un peu ! », dit-il en maugréant. Il en avait assez de l’entendre lui poser sans cesse la même question. Depuis l’aube, elle sortait à chaque instant pour lui demander ce qu’il avait décidé. Comme s’il était en mesure de décider quoi que ce soit.
« Est-ce que tu nous as préparé des vivres pour la route ?
— Oui. J’ai utilisé toute la farine que j’avais, mais cela ne donne que deux petits pains.
— As-tu emballé quelques morceaux de sucre, un peu de sel ?
— Je n’ai plus un morceau de sucre ni un grain de sel. D’ailleurs, ce sera du pain sans sel.
— Dommage, dit Muradif tout bas, comme pour lui-même. Cela aurait été bien, pourtant, d’avoir un peu de sucre ou de sel pour la route.
— Est-ce que tu vas emmener aussi notre enfant avec toi dans la forêt ? dit-elle en pleurant.
— Quel enfant ? rétorque l’homme. De quelle forêt parles-tu maintenant ? Et pourquoi pleures-tu de nouveau ? Prépare des couvertures pour vous », dit-il. Quand il lui donnait quelque chose à faire, elle le laissait un peu en paix.
« Je ne veux pas que tu emmènes mon petit garçon dans la forêt, gémit-elle. Il est si fragile, il ne pourra pas rester longtemps à se cacher dans la forêt.
— Il viendra avec moi, je te l’ai déjà expliqué tant de fois. Ton petit garçon a seize ans maintenant !
— Bon, alors je vais préparer une ou deux couvertures pour vous aussi, vous allez avoir froid dans la forêt », dit-elle en pleurant.
« Qu’elle fasse ce qu’elle veut, pense-t-il amèrement, pourvu qu’elle me fiche un peu la paix. »
Il faut qu’il se décide. Leur fils aîné, il doit l’emmener avec lui, cela ne fait aucun doute, mais que faire du cadet qui a déjà onze ans ? Heureusement, sa femme n’y pense pas. Elle ne craint que pour la vie de l’aîné, car il est de faible constitution. Elle ne pense guère au danger qui menace le cadet.
« Vous, les femmes, vous avez le beau rôle, dit-il. Toute la vie vous laissez les autres penser pour vous. Avant le mariage, ce sont vos pères et vos frères qui s’occupent de vous. Ensuite, ce sont vos maris.
— Tu es injuste envers moi. Quel mal t’ai-je donc fait ? dit-elle en se remettant à pleurer. Cela te dérange que je tremble pour la sécurité de mon petit garçon. Tu ne peux pas comprendre ce que ressent une mère qui voit son enfant partir vers l’inconnu.
— Pardonne-moi, dit l’homme. Je ne suis pas d’humeur à me chamailler avec toi aujourd’hui. Et puis arrête de pleurer une fois pour toutes, tu sais bien que je ne supporte pas les larmes.
— C’est bon, je vais m’arrêter, mais il faut que tu me promettes que tu feras tout ce qu’il faut pour lui. »
Une fois de plus, Muradif promet à sa femme qu’il ne se séparera pas de son fils et qu’il veillera sur chacun de ses pas. Puis, il l’envoie remplir deux bouteilles d’eau et lui demande d’en mettre une dans chaque sac à dos. Il voulait lui dire aussi de partager le petit pain en deux mais il y renonce. Elle l’aurait encore ennuyé avec ses craintes pendant une heure.
Lorsque, à 16 heures, on annonce que Srebrenica est tombée, il reste calme. Cela ne lui provoque qu’un léger frisson dans les jambes.
« C’est donc arrivé », profère-t-il. Le messager se tient devant lui, pieds nus. Ce qu’il porte et
qui devrait être une veste d’uniforme militaire n’est plus qu’un lambeau de tissu, gris de poussière. Ses cheveux bruns coupés court sont collés en mèches par la boue séchée et couverts de poussière.
« Point de rassemblement : Buljim ! Itinéraire : Gornji Potocari, Šušnjari. Rassemblement de tous les hommes en âge de porter les armes à Buljim ! proclame le messager. Les femmes et les enfants : à la base de la FORPRONU, les hommes : direction Tuzla ! »
Zarfa pousse un cri et tombe à genoux. « Mon petit, dis-moi, c’est bien vrai ça ?
— Bien sûr, répond le jeune homme d’un ton sec. Départ immédiat ! Ordre de l’état-major ! »
Le petit garçon, mardi 11 juillet
DU VILLAGE DE ŽEDANJSKO, on peut voir les blindés des tchetniks attaquer Zeleni Jadar. Il n’y a que le lit de la rivière qui sépare le village des lignes de front. Les défenseurs tiennent un des versants et les tchetniks l’autre. À plusieurs reprises, le petit garçon a grimpé la colline avec ses copains et a pu observer la progression des chars, des véhicules blindés et de l’infanterie.
Cet enfant est déjà grand, il a presque onze ans et sa mère ne le tient plus enfermé dans la cave comme elle l’avait fait pendant trois ans. D’ailleurs, ces derniers jours, leur village n’a pas subi d’attaques. Il n’y a rien à craindre, mais il est parfois pris de tremblements. Ce n’est pas la première fois qu’il observe les tchetniks sur les lignes de front, mais jamais il n’en a vu autant, jamais il n’a vu autant d’armement lourd.
« Cela ne présage rien de bon », entend-il dire des adultes à tout moment ; mais comme cela fait trois ans qu’il les entend répéter la même chose, il ne prête plus guère attention à ce qu’ils disent.
Tantôt, il les entend affirmer qu’on peut défendre Srebrenica, et quelques heures plus tard que c’est impossible. La seule chose dont il est sûr, c’est que les adultes aiment bien faire les importants et donner des leçons aux autres. D’ailleurs, ce ne sont pas eux qui défendent la ville et ils ne peuvent donc pas savoir si oui ou non on peut la défendre. Il n’y a que les jeunes gens du village qui peuvent le dire, eux qui se rendent chaque jour à Srebrenica pour prêter main forte aux combattants. Le petit garçon a un grand frère qui en est ; aussi peut-il se vanter devant les autres que son frère se bat contre les tchetniks.
Parfois, ses copains lui disent qu’il n’est qu’un menteur, car tout le monde au village sait bien que son frère n’a pas de fusil ; pourtant, ils l’envient tous d’avoir un grand frère si courageux.
Depuis que l’offensive a commencé, Husika, le chef des sentinelles du village, va chaque jour à la ville pour voir ce qui se passe et, quand il revient, il raconte aux adultes ce qu’il a vu. Il n’est pas permis au petit garçon ni à ses copains d’écouter ce que raconte Husika ; aussi doivent-ils se faufiler en cachette dans la masse des adultes. Ils sont très curieux et, en outre, ils pensent qu’il est tout à fait normal qu’ils soient au courant, eux aussi, de ce qui se passe. De toute façon, tôt ou tard, ils parviendront à l’être car, c’est bien connu, les adultes ne savent pas garder un secret.
Comme les villageois qui font cercle autour de Husika ne posent aucune question, le garçonnet comprend qu’il se passe quelque chose d’anormal. Et comme personne ne leur ordonne, ni à lui ni à ses copains, de filer à la maison, en prétendant que ces histoires-là ne sont pas pour les oreilles des enfants, ils prennent place dans le cercle autour du chef des sentinelles, avec les adultes.
Husika est un homme de trente ans, de grande taille, un peu grassouillet ; il a une voix forte et passe pour un vaillant combattant. Aujourd’hui il est tout autre, il est pâle comme un linge et ne parvient pas à proférer une parole.
Il n’y a que lorsqu’une femme a l’idée de lui apporter un verre d’eau, qu’il se met à parler, mais tout bas :
« Srebrenica est tombée. Il y a deux heures.
— Quoi ? Quoi ? », s’écrient les villageois et il doit répéter la même chose plusieurs fois.
Les femmes et les enfants doivent se rendre à Potocari, tandis que les hommes et les jeunes gens doivent prendre le chemin de la forêt. Le point de rassemblement est à Buljim.
Ce qui fait plaisir au petit garçon, c’est que les garçons de son âge doivent se joindre aux hommes. Sa maman ne va pas être contente de devoir aller toute seule à Potocari car, comme toutes les mamans, elle aime jouer les chefs à la maison et donner des ordres aux hommes ; mais cette fois, le petit garçon a la permission de prendre le chemin de la forêt avec ceux du sexe fort. D’ailleurs, tout le monde dit qu’il a bien grandi depuis un an.
Tous les habitants du village courent de tous les côtés car, pour finir, Husika a dit qu’il faut se mettre en route immédiatement. Même si, dès la veille, maman a préparé tout ce dont ils ont besoin, il n’en reste pas moins qu’elle est préoccupée, se tord les doigts et pleure à tout moment. Papa doit remonter une fois de plus jusqu’aux lignes de front pour ramener le grand frère. Quand il revient sans lui, maman se fâche très fort contre lui.
« Nous ne pouvons pas partir sans lui », gémit-elle et elle exige qu’il retourne encore une fois jusqu’aux lignes de front ; elle se moque bien de ce que les tchetniks soient partout. Il faut qu’il lui retrouve son enfant.
Le père la calme. Il lui dit que son fils est un adulte et qu’il sait se débrouiller tout seul. Il parvient en quelque sorte à la convaincre et le petit garçon se met en route avec tout le village de Žedanjsko.
Tous ceux qui fuient font le chemin ensemble jusqu’à Gornji Potocari, et ensuite ils se séparent, comme l’a dit Husika.
Non loin de Gornji Potocari, le frère du petit garçon les rejoint. La mère pousse un cri et se pend à son cou. Puis tout le monde s’embrasse, pleure et se console.
Le père s’approche du petit garçon et lui caresse la tête.
« Nous deux, ton frère et moi, nous montons par la forêt, et maman et toi, vous descendez à Potocari.
— Comment ça ? Il faut que je prenne le chemin de la forêt, moi aussi, je suis déjà grand.
— Non, fiston, tu n’es encore qu’un petit garçon et tu dois aller avec ta maman.
— Moi, je crois que je ferais mieux d’aller avec vous », insiste-t-il encore une fois. Mais quand il voit des larmes couler sur le visage de son père – c’est la première fois qu’il le voit pleurer – il prend la main que lui tend sa mère.
« Tu es le seul de nous trois qui survivra sûrement, lui dit son frère en l’attirant dans ses bras. Nous nous reverrons, si Dieu le veut, dans deux jours », ajoute-t-il et il s’approche de sa maman pour l’embrasser.
« Si Dieu le veut », dit la mère en larmes et, lorsqu’ils prennent tous les deux à droite, elle leur crie :
« Pressez le pas ! Ne restez pas en arrière ! »
Azra, le même jour
LA JEUNE FEMME DE SULJO, portant son fils d’un an et demi dans ses bras, non seulement ne prend pas la peine de frapper à la porte de la maison de son père, mais elle se précipite à l’intérieur comme une furie en s’écriant :
« Papa ! Maman ! Allez, vite, en route ! Tout le monde fuit !
— Moi, je ne vais nulle part », répond le vieil homme calmement. Il fume une cigarette roulée dans du papier journal. « Si j’étais plus jeune, je suivrais les hommes dans la forêt, mais tel que je suis, je préfère rester dans ma maison.
— Mais qu’est-ce que tu racontes, papa ? Les vieux eux aussi descendent vers Potocari, comme les femmes et les enfants. Il y a même quelques hommes jeunes. Où crois-tu qu’ils aillent sinon à la base du bataillon hollandais ? Maman, dis-lui quelque chose, toi ; pourquoi tu ne dis rien ?
— L’essentiel pour nous, c’est que nos fils soient partis rejoindre les autres sur cette colline ; quant à nous qui sommes vieux, peu importe », répond la vieille femme dont la petite tête fine est couverte d’un foulard.
« Et toi aussi, tu dois tout faire pour sauver cet enfant et non pas risquer ta vie à cause de nous, qui ne sommes que des vieillards. Pendant deux heures, j’ai essayé de le persuader que nous devions descendre, mais rien n’y a fait, il ne veut rien entendre. Et s’il peut bien attendre les tchetniks chez nous, alors je les attendrai moi aussi, avec lui.