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L’Indochine des écrans — un objet d’ordre poétique 

mercredi 2 février 2011, par Henri Copin

L’Indochine des écrans, comme celle des romans, peut être vue comme un objet d’ordre poétique, reflet d’un réel dans un discours qui l’accompagne, le décale et l’éclaire. Quelle image d’Indochine apparaît alors, dans la lumière tremblée du projecteur ? En voici quelques thèmes, abordés ici de façon subjective et rapide, sans prétention à l’exhaustivité.

Aventurier tête brûlée

1943. Goupi Mains Rouges, de Jacques Becker, est un drame rural qui se passe en Charente. Dans le clan Goupi, paysans âpres à la tâche et au gain, chacun a son surnom : Goupi Mains Rouges, Goupi Mes Sous… Et puis Goupi Tonkin. Un comédien fiévreux, sec, rire inquiétant, à côté de la plaque, l‘interprète, Le Vigan.

— Elle te plaît ma paillotte ? J’avais la même au Tonkin. Moi j’ai fait mon service dans l’infanterie coloniale. Cinq années de jungle…
Il s’adresse au cousin encravaté, sédentaire de la ville. Il étire le dernier mot, jun…gle, suggérant l’horreur et le charme de la chose…
Dans la ferme charentaise, Goupi Tonkin a donc construit, un peu à l’écart, sa paillotte, « entièrement de ma fabrication ». Un hamac, des bouddhas, un tam-tam (?). Son refuge, son rêve. « Ah, les voyages, y a que ça de vrai », lâche-t-il au cousin. On comprend bien que parmi ces terriens enracinés il est seul à penser ce genre de bizarrerie. D’ailleurs, les Goupi le considèrent comme une bizarrerie. La colonie lui a tapé sur le système, c’est le coup de bambou. Et lui-même se voit autre, avec les voyages, le goût de l’ailleurs. Devenu autre.

Robert le Vigan (à gauche) dans Goupi mains rouges

Cette tête brûlée partie à l’aventure, incapable de retrouver sa place au retour, c’est l’écho d’un thème qui traverse toute la littérature française d’Indochine. Il surgit dès les premières oeuvres de fiction des années 1890, avec les aventuriers de Boissière, puis les « civilisés » de Farrère. Il perdure jusqu’aux personnages des romans de Hougron des années 1950. « C’est la colonie qui leur fait ça » conclut un métropolitain à propos de ces coloniaux qui ne rentrent plus dans le moule. Le journaliste et romancier Pierre Mille l’expliquait en opposant les Anglais, « canards barbotant dans les océans » et naturellement à l’aise dans les colonies, aux Français, terriens peu sensibles à l’aventure lointaine. Nous y voilà bien. Goupi Tonkin est un déraciné. Et parfois, le « civilisateur » devient un « décivilisé ».

Guerre, horreur, honneur

L’aventure, souvent, a partie liée avec la guerre. Cette dernière, qui marque le début et la fin de la période française, frappe les esprits par sa forme. Elle ne ressemble à rien de connu, la guerilla. Et donc cette guerre, inédite, est abondamment traitée au cinéma à partir des années 50. Deux réalisateurs se dégagent, avec deux approches bien différentes.
Le premier, Claude Bernard-Aubert, politiquement incorrect, a fort à faire avec la censure, en pleine guerre d’Indochine. Pour Patrouille de choc (1955), successivement titrée Patrouille sans espoir, puis Patrouille de l’espoir, il se voit contraint de refaire la fin du film, une fin moins désespérée, ou moins réaliste que la première (un poste français tombe, dans la nuit, sous l’assaut vietminh). Les tripes au soleil, sorti en 1957, attendra deux ans une levée d’interdiction. Le réalisateur prolonge cette inspiration décalée avec Le facteur s’en va-t-en guerre (1965), où paraît un très improbable Aznavour, puis avec Charlie-Bravo (1973), dénonciation au premier degré d’horreurs et d’absurdités guerrières, de soldats aux nerfs tendus, entre arrogance, peur, et cruauté. Ces films sont aujourd’hui quelque peu oubliés, on peut le regretter pour cette image sans complaisance des affrontements, vue du seul côté français. [1]

Toute différente est l’approche de Pierre Schoendoerffer, après qu’il a vécu la bataille de Dien Bien Phu et les épreuves de la captivité. Venu en Indochine au Service Cinématographique des Armées, il participe à la guerre et aux combats tout en les filmant. Il se construit un double statut de témoin et de combattant, en accord avec sa vision personnelle, austère, du sens de l’honneur, et du tragique. Il en conserve le sens de la fraternité des armes, qu’il célèbre, et qui le conduit à rendre hommage aussi, de façon explicite, au courage de l‘adversaire vietminh. Il restitue dans ses films cette vision particulière, jalonnée par un remarquable film en noir et blanc, élaboré comme un témoignage qui serait aussi un documentaire, La 317ème section (1965), récit sobre et efficace du repli à travers la jungle d’une section supplétive, commandée par un jeune Saint Cyrien assisté d’un vieux briscard, rescapé de l’armée allemande et amoureux du Vietnam, à l’heure de la chute de Dien Bien Phu [2].

La 317ème section


L’ultime bataille fait aussi l’objet d’un film qui en porte le nom. Sorti en 1992, réalisé avec le soutien de l’armée et des autorités vietnamiennes, d’accord sur cette paix des armes, ce film offre un saisissant montage alterné de scènes tournées à l’Opéra de Hanoï, et de scènes de la bataille qui se prépare et s’engage, en une montée dramatique, inéluctable et lente. Elles sont observées et commentées du point de vue cynique et désabusé d’un correspondant de guerre américain, qui ne nourrit aucun doute sur le sort de ce qui s’engage.

Entre ces deux films, Schoendoerffer écrit et réalise L’honneur d’un capitaine, et Le Crabe-tambour, où se prolonge cette vision du courage, de l’aventure et de l’honneur, qui lui confère une place à part, la plus altière, dans ce cinéma de la guerre, dont il fait un cinéma de moraliste. La guerre d’Indochine telle qu’il la filme est l’occasion d’une méditation sans complaisance ni illusion sur le courage, la fraternité de combat et la solitude face à la mort, le sens du sacrifice, le respect de l’adversaire.
Schoendoerffer a une postérité, en la personne de Jacques Perrin, le jeune lieutenant de La 317ème section, qui tourne aussi dans Le Crabe-tambour et L’honneur d’un capitaine. Il y prend le goût de l’Indochine à qui il consacre dix années de recherches d’archives, avant de réaliser, avec Jacques Deroo un magnifique poème d’images et de textes, L’empire du Milieu du Sud (2010, voir l’article de Henri Copin, ndlr).

Petits Blancs…

Mais si les aventuriers sont souvent flamboyants, il arrive aussi qu’ils noient leur aventure dans le quotidien terne de l’échec et de la routine. L’histoire, toujours recommencée, de Marguerite Duras et de ses aventures familiales, entre sa mère, ses frères, et les éléments hostiles, inspire successivement un premier Barrage contre le Pacifique à René Clément, tourné en Malaisie avec Silvana Mangano et Anthony Perkins (1957), puis plus tard, en 2007, un second Barrage à Rithy Panh, tourné au Cambodge avec Isabelle Huppert et Gaspard Ulliel. Le roman date de 1950, mais les faits relatés se situent pendant les temps de crise des années trente. La mère doit affronter et sa famille, avec un fils violent et une fille désireuse de prendre son envol, et son environnement, parfois hostile, sans compter ses propres démons intérieurs. Le combat de la mère, contre diverses infortunes et contre les marées qui submergent les rizières qu’elle tente d’exploiter, symbolise la vie de ce que l’on serait tenté d’appeler des « petits blancs », en butte aux manoeuvres d’une administration coloniale dont on peine parfois à saisir les motivations réelles. Rithy Panh dit avoir vu dans la romancière une figure anticolonialiste, qui ne convainc pas vraiment.

… beau Chinois…

C’est encore la saga durassienne qui fournit à Jean-Jacques Annaud le scénario de L’Amant, sorti en 1992. Dans le roman, Marguerite Duras jouait avec l’inversion des clichés érotiques et exotiques les plus recuits. Ce n’est pas ici la congaïe qui est éprise d’un Européen, mais bien l’inverse. Marguerite, ou du moins la narratrice qui dit « je », raconte en effet sa liaison avec son amant chinois, son initiateur amoureux, qui devient bientôt sa victime aussi, et celle de la famille, toujours elle, qui la contraindrait presque à une forme de prostitution, ou de sacrifice.

L’Amant

Cette relation ambiguë, en transgression des codes sociaux qui destinent la jeune indigène au mâle blanc, et non l’inverse, est filmée dans une mise en scène de belle facture. Elle redonne vie à une Indochine sublime et poussiéreuse, celle des marchés et des bacs, de Saïgon et de Sadec, de la nuit de Cholon, des « compartiments », ces habitations en enfilade où les amants s’embrasent, des restaurants flottants, des internats, du lycée Chasseloup-Laubat. Beauté des corps, des décors, des architectures, sombre puissance des limousines à chauffeur, élégance et passion, sordide et petitesse, le film se déploie dans un univers contrasté, fantasmé, exaltant à contempler, et finalement bien en phase avec cette grande tradition exotique qui rêve de métissage, pourvu qu’il ne dérange pas. Ainsi réalisé, le film n’eut pas l’heur de satisfaire Marguerite Duras, qui se sentit obligée de réécrire son histoire pour se la réapproprier. Mais le personnage de la jeune amoureuse et de ses amours tumultueuses et contrariées reste.

… princesse d’Annam

Comment ne pas rapprocher de ce film celui que Régis Wargnier signe en 1992, Indochine, avec le soutien d’une équipe de scénaristes, Louis Gardel et Eric Orsenna, et d’une belle réunion d’acteurs, Catherine Deneuve, Vincent Pérez, Jean Yanne, Dominique Blanc et la délicieuse Linh Dan Pham ?

Tout est ambitieux ici, à commencer par le souci de nourrir le scénario d’éléments historiques dans des décors grandioses. Le film commence donc dans les années trente, et donne à voir aussi bien la société coloniale dans son luxe, avec champagne à la terrasse du Continental, rendez-vous du tout Saïgon, ou dans les plantations d’hévéas, que la société traditionnelle ou moderniste du Vietnam ou encore la montée des révolutionnaires, sur fond d’injustices et de recrutements forcés de travailleurs, ou d’émeutes réprimées par une troupe aveugle. Le souffle de l’Histoire agite les sublimes toilettes tout comme les voiles des jonques de la baie d’Along ou du bagne de Poulo Condore. Le Procès de la colonisation française de Nguyen Ai Quoc mélange ses pages avec celles de Servitude et grandeur coloniale d’Albert Sarrault. Un empire se lézarde, au moment même où se célèbre son apogée. Même s’il apparaît parfois peu vraisemblable, ou un peu démonstratif, le propos ne manque pas d’intérêt, de beauté, ni d’allure dans son ambition de restituer les contradictions d’un moment où tout semble encore suspendu. Et surtout, le film fait une place aux absents habituels de ce genre de spectacle : les Vietnamiens eux mêmes, pauvres hères ou riches héritiers, opprimés ou complices. Le film reste pour beaucoup le symbole même de notre histoire indochinoise, et pour cause !

Et les Indochinois ?

Ce qui pose justement la question de l’Indochinois, sous ses différentes espèces. Où le voit-on, qui le voit ? le connaît-on mieux ? Dans les films qui ont été évoqués ci-dessus l’Indochinois reste souvent un personnage lointain, une sorte d’objet, au mieux un comparse, un protagoniste. Or la question a son intérêt, comme en littérature, si l’on tient que le sens de ces représentations est de tendre vers une connaissance de cet autre. L’Indochinois, le paysan, apparaît par exemple dans un film tiré d’un roman de Hougron, Mort en fraude, réalisé en 1957 par Marcel Camus. Le coup de génie de Hougron fut d’imaginer une situation où un Français, à peine arrivé dans un Vietnam dont il ignore tout, se trouve plongé dans un village vietnamien, au cœur d‘une zone vietminh, à la merci de ceux qui l’abritent. Le regard sur l’autre asiatique s’en trouve changé, ramené à hauteur d’homme, et d’empathie.
Mais on ne peut oublier ceci : le mieux à même de montrer l’Indochinois reste d’abord l’Indochinois lui-même ! Ce que fait par exemple Rithy Panh dans ce quasi documentaire qu’il intitule Gens de la rizière, (1994). Ce film nu, sec, dépouillé, de la vie quotidienne de paysans cambodgiens, peut faire penser, dans sa mise sur scène de ce qui advient banalement jour après jour, au roman de Jean Marquet paru dans les années vingt, De la rizière à la montagne. Rithy Panh est encore l’auteur de ce film que seul un Cambodgien devait faire, S21, la machine de mort khmère rouge, réalisé en 2004. Par ce terrible documentaire, qui met face à face tortionnaires et victimes pour ménager un espace vital aux mots et aux gestes, l’auteur construisait son projet de rendre une mémoire à son peuple déchiré par le génocide. Il est peu d’exemple de plus exigeante mission assignée au 7ème art.

Il faut enfin citer dans cette catégorie des films avec des Indochinois, l’oeuvre de Tran Anh Hung, L’odeur de la papaye verte (1993). Tout est vu par les yeux d’une petite fille, petite papaye encore verte, engagée comme servante dans une famille vietnamienne de Saïgon en 1951, où elle devient peu à peu une jeune femme, éclose dans un univers de sensualité lente et envoûtante. Les décors, les gestes quotidiens, la cuisine, les accords et les mélodies de la musique composée pour ce film, tout contribue à créer une impression de vérité et d’authenticité, même pour qui sait que le film fut entièrement tourné en région parisienne, en décors… Sur la violence urbaine des grands centres, le même auteur propose aussi une oeuvre d’une force rare avec Cyclo.

Évocation d’une Indochine

Il est sûrement arbitraire de restreindre ainsi le champ cinématographique où se déploie une image de l’Indochine, sans mentionner plus de réalisateurs, sans faire une place aux auteurs militants, ou au cinéma documentaire. Mais une représentation s’en dégage, qui fait sa place aux souffles de l’aventure, aux tragédies et aux fraternités du combat, aux soubresauts de l’histoire, aux rencontres amoureuses. Ce sont les ressorts qui ont jeté des hommes et des femmes à la découverte de cet ailleurs lointain, et à la découverte aussi d’eux-mêmes, tels que cet ailleurs les transfigure. Pourtant il n’est pas certain que cette représentation fasse une place suffisante aux échanges de culture qui ont pu se nouer, parfois, voire aux utopies.
Peut-être faut-il, pour les percevoir écouter le murmure ou la clameur de l’Indochine. Oui écouter, les yeux clos, l’Indochine que chacun peut entendre, avec une incroyable puissance d’évocation, dans les bandes sonores de L‘Amant ou de L’odeur de la papaye verte, une Indochine vivante, toujours, au-delà des images.

Notes

[1Bien d’autres films sur la guerre d’Indochine seraient à mentionner, on se reportera avec profit aux études de Delphine Robic-Diaz sur le sujet.

[2Lire l’article de Delphine Robic-Diaz sur ce film : http://www.bifi.fr/public/ap/article.php?id=235

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