Je précise que je m’intéresse plus particulièrement aux pays de l’ex-Indochine, à travers les livres qu’ils ont inspirés, et les échanges de toutes sortes qui ont été tissés avec la France au cours de cent années d’histoire commune, et ensuite. Mes réponses sont donc marquées par ces centres d’intérêt.
1. Croyez-vous qu’un péril venu d’Asie menace l’Europe ? Quels en seraient les vecteurs ?
Dans la répartition planétaire des périls, réels ou redoutés, chaque partie du globe a désormais sa spécialité. Menace religieuse pour l’une, désordre financier pour une autre, concurrence économique extrême-orientale, immigration incontrôlable venue d’Afrique, péril démographique, désastres écologiques enfin, succèdent à l’ancien Péril Jaune, plutôt informe, comme bien des fantasmes, qui renvoyait autant aux inquiétudes de l’Europe qu’à des périls réels, ou à des représentations de périls.
Mon avis personnel n’a guère d’importance. Mais aujourd’hui, pour nombre d’Européens, l’Asie porte une menace diffuse par le déficit de Droits de l’homme, la concurrence économique sauvage, et l’inconséquence environnementale. Ce n’est plus une menace liée à une tentation de type philosophique ou religieux, comme jadis. La mondialisation est passée par là.
2. Pensez-vous que l’Asie soit une entité, une seule civilisation ? Et l’Europe ? Comment les percevez-vous ? Les hiérarchisez-vous ? Selon quels critères ?
Non, il m’est impossible de percevoir l’Asie comme une seule entité, ni une seule civilisation. Pas plus que l’Europe, du reste. Ce type de représentation réductrice résulte d’un mélange d’éloignement et d’ignorance, qui se dissipe dès que l’on cherche à en savoir un peu plus, par curiosité, par intérêt, ou par sympathie.
En général, cette forme d’ignorance va de pair avec quelques certitudes simplistes sur la valeur de telle ou telle civilisation, et sur la hiérarchie de ces valeurs. Qui repose sur des critères limités, et considérés isolément les uns des autres. Ce qui caractérise ce type d’attitude, ou de jugement, c’est de ne pas entrer dans la complexité, et de lui préférer la facilité des bilans manichéens.
Cette question renvoie à une époque où l’on invoquait une mission civilisatrice de l’Europe comme justification morale de l’expansion coloniale. C’était la base d’un corps de doctrine, développé par exemple dans un ouvrage d’A. Sarraut, dans les années trente. [1]
On peut remarquer que l’un des avatars de cette argumentation se retrouve dans le devoir d’ingérence invoqué aujourd’hui au nom de l’humanitaire.
3. Que vous évoque le mot « Eurasie » ? Vous évoque-t-il quelque chose comme un rêve d’union entre civilisations complémentaires, à l’instar de ce que les idéalistes du siècle dernier ont espéré ?
Ce mot d’Eurasie peut aussi faire penser à Eurasien, et à Asiate.
Eurasien servit à désigner, dans l’ex-Indochine, les enfants nés d’un couple de parents Français et Indochinois, le plus souvent un Français et une Indochinoise. On disait aussi métis, mais ces mots ont évidemment des connotations un peu différentes. Ces fruits des amours entre Blancs et Jaunes incarnaient à la fois un rêve d’union entre civilisations (pour certains auteurs et penseurs), et une réalité moins idéale, l’enfant métis vivant parfois une situation de rejet de l’une ou l’autre communauté, ou des deux. Sans même parler des problèmes d’identité personnelle. Une assez abondante littérature a abordé le sujet, de Pouvourville à Chivas-Baron, Wild, Franchini et Kim Lefèvre. Elle traite en général de l’écart entre un rêve et une réalité.
Les Asiates est le titre d’un roman de Jean Hougron dans lequel il évoque à la fois cette utopie et les destins multiples de personnages de fiction marqués par le métissage. Son héros principal, un Français épris de beautés asiatiques, évoque, tout comme l’auteur, la tension entre une tentation de l’Extrême-Orient et la nécessité d’une sauvegarde identitaire.
Ce qui renvoie au thème littéraire, dans la littérature inspirée par l’Indochine, du Décivilisé, celui qui franchit le pas en quittant sa communauté d’origine pour vivre selon les règles d’une autre.
Attirance, séduction, tentation, fusion : à titre individuel, il est de nombreux exemples d’« Eurasiattitude » heureuse. Socialement, cela est plutôt resté une utopie, une transgression.
Oui, il y eut, en Indochine, des rêveurs, et un rêve d’union entre civilisations (Louis Malleret, Eugène Pujarniscle s’en font l’écho, entre autres). Un rêve.
4. Etes-vous d’avis, comme Edmund Husserl, que le monde soit irréversiblement européanisé et que l’Asie, quoi qu’elle fasse, ne peut le faire qu’en se positionnant par rapport à ces valeurs européennes ? ou bien l’Asie a-t-elle encore quelque chose à apporter au monde et plus particulièrement à l’Europe, comme certains entendent le montrer ?
A mon humble avis, les valeurs européennes ne sont plus aujourd’hui le pivot autour duquel se détermine le reste de l’univers. L’invention du futur se fait dans des laboratoires que nous ne situons pas encore, dont nous ne savons peut-être pas qu’ils existent déjà. Une chance pour le monde... pas seulement pour l’Europe.
5. Dans quel domaine - arts, littérature, cinéma, philosophie - l’influence de l’Asie vous semble-t-elle avoir été ou être la plus féconde, ou la plus néfaste ?
Dans chaque domaine, à des degrés variables, en négatif et en positif : c’est l’échange qui importe, pas le bilan (impossible). C’est la complexité qui est le principe vital.