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La lettre de Lisbonne 

mardi 1er mars 2005, par Arnold Couchard


En slip et assis sur le coin du lit Paul Sentron n’était pas de bonne humeur. Il avait dû s’y reprendre à cinq fois - au moins - avant d’arriver à former le numéro de Marie-Claire. Les trois Drambuies avalés au bar de l’hôtel n’y étaient sans doute pas pour rien. Il s’était embrouillé dans les codes nationaux, internationaux et autres et, lorsque enfin il l’avait eue au bout du fil, elle lui avait reproché d’une manière à peine voilée le bon temps qu’il prenait sans elle.
Écœuré - après tout les négociations avec les audits d’Interlagos n’étaient pas une partie de plaisir - il avait derechef décidé de ne pas lui parler de la virée prévue pour le soir même dans les boites à Fado de la vieille Lisbonne.
Regardant autour de lui, il éprouvait une sensation de déprime. Les coins de la grande pièce toute en longueur au plafond bas en caissons de bois polychrome se perdaient dans la pénombre. Les deux appliques de fer forgé aux abat-jour en parchemin dispensaient une lumière ocrée qu’accentuait encore le sol dallé de terre cuite.
Elle lui avait aussi demandé où se trouvait l’hôtel.
- Rua das Janelas Verdes...
- Comment ?
- C’est l’adresse. Je suppose que cela veut dire "rue des volets verts". Janelas, comme jalousie.
- Comme jalousie ? .
- Qu’est-ce que tu racontes ? quelle jalousie ?
Il s’était levé pour se trouver face à sa propre image à demi effacée au fond d’un miroir dont le tain s’écaillait. Il avait mal à la nuque et avait eu la fugitive impression de commencer à s’effacer lui-même.
Marie Claire avait repris :
- Il est bien, l’hôtel ?
- Pour ceux qui aiment les trucs sinistres et vieillots, c’est parfait. Les meubles sont branlants. Il fait sombre comme dans un caveau funéraire. Le plafond est en bois peinturluré et tellement encrassé qu’on ne distingue même pas ce qu’il y a dessus. Je me suis estropié un orteil sur une dalle de la salle de bain. Je te jure bien que la prochaine fois je me prends une chambre au Sheraton. Là au moins, quand tu ouvres la porte de ta chambre, tu sais où tu es, tu sais exactement ce qui t’attend.
- C’est donc si terrible ?
- Pire encore. C’est un vrai labyrinthe. Quand je suis remonté du restaurant, tout à l’heure, j’ai mis un quart d’heure avant de retrouver ma chambre. Des couloirs, des petits escaliers, des croisements, des culs de sac... Infernal. Je me suis même perdu dans un corridor que les femmes d’ouvrage ont dû oublier depuis un bout de temps. Et une odeur. Je suppose que c’était au-dessus des cuisines. Avec le poisson... J’ai ramassé une lettre qui traînait par terre. Couverte de poussière. Tu t’imagines ?
- Pas vraiment...
- Je la remettrai demain à la réception. A moins que je ne me la garde en souvenir... le genre parchemin, tu vois ? Entre nous le client doit être rentré chez lui depuis longtemps... Je me demande d’ailleurs si c’est vraiment utile de ne pas la foutre au bac...
Il avait machinalement pris la lettre sur la table de nuit. Le papier en était épais et rigide.
- Qu’est-ce que tu fais, ce soir ? avait questionné Marie-Claire.
- Rien ! je ne fais rien. Je vais prendre un bon bain à condition que le robinet se décide à cracher autre chose que de la merde et puis je vais me fourrer au pieu...
- C’est quoi, ce vacarme en bruit de fond ? l’hôtel est près d’une gare ?
Je ne sais pas... on dirait une charrette avec des roues cerclées de fer qui passe dans la rue. C’est vague comme du laudanum.
- Vague comme quoi ?
- Que dis-tu ?
- C’est toi qui viens de dire quelque chose que je n’ai pas compris...
Il en avait eu marre de cette conversation idiote et, avant de raccrocher, avait promis de la rappeler le lendemain soir.
Maintenant il était là, assis en train de se demander depuis combien de temps, plusieurs minutes ou plusieurs heures - encore que cette dernière possibilité lui parût improbable - il contemplait dans le miroir son image rongée d’ombre et d’étranges arabesques.
Décidément, le Drambuie ne lui valait rien du tout. Enfin, après un long frisson, il se leva. Il faisait chaud, pourtant. Pas exactement chaud, mais moite, étouffant ; et une sueur épaisse lui sourdait de tous les pores. Il enfila un des peignoirs-éponge mis à la disposition des clients. Une petite carte en tomba qu’il ramassa pour lire :
"Si cette sortie de bain vous plaît, vous pouvez en acquérir une semblable à la réception."
Il ricana et se déplaça vers une des trois hautes fenêtres qu’obturaient des rideaux doublés d’épaisses tentures. Il avait l’impression de se mouvoir dans une atmosphère faite d’un fluide vaseux.
- Vaseux, c’est ça le mot... grogna-t-il les dents serrées. Comme cette saloperie de Drambuie.
La douleur qui partait de sa nuque commençait à irradier vers le front et la racine du nez. Il n’avait même pas de Dafalgan.
- Rien du tout, même pas du laudanum. Doux et sombre comme du laudanum.
Que se passait-il ? Il avait prononcé ces dernières phrases à voix haute, une voix un peu rauque qui l’espace d’un instant avait semblé ne pas lui appartenir.
- Merde ! qu’est-ce que je raconte ? je déconne, quoi ?
Voilà une belle crise de migraine qui lui arrivait au galop...
Il lui fallait de l’air : de l’air avant tout. Les tentures empêchaient d’ouvrir complètement les fenêtres. Un petit courant d’air frais lui baigna le visage et il l’aspira goulûment. La nuit allait bientôt tomber et le ciel était d’un gris-bleu irisé de lavande et de saumon sur l’horizon derrière les toits qui lui faisaient face.
Quelques étoiles s’éveillaient.
Il se pencha sur une cour intérieure complètement vide et qui paraissait n’avoir aucun accès. Un mouvement dans une chambre située exactement à l’opposé de la sienne attira son attention. Les fenêtres en étaient fermées, mais à un endroit le rideau et la tenture étaient tirés. Bien que la lumière n’y fût pas allumée, il pouvait vaguement distinguer un pan de mur avec un miroir, comme dans sa propre chambre.
Il devina la salle de bain aux vitres de verre dépoli. Et, là, il vit passer une silhouette, comme si quelqu’un traversait la pièce.
Il resta là un moment indéterminé avec le trouble espoir qu’il s’agît d’une femme et que comme elle était dans la salle de bain elle se déshabillerait. Même avec le verre dépoli cela pouvait être excitant... Mais il attendit en pure perte.
Comme d’un improbable lointain, lui parvenaient les bruits assourdis de la circulation.
Pas d’autre fenêtre éclairée.
Il alla éteindre les appliques et regarda à travers la cour. Il ne se passa rien. Il regarda sa montre. Il avait une heure devant lui avant que les types d’Interlagos ne viennent le chercher pour une virée dans les ruelles tortueuses d’Alfama - qui, il le nota en grimaçant, consonait étrangement avec "mal famé". Il se traîna vers la salle de bain et fit couler un bain dans la mousse parfumée duquel il faillit s’endormir.

La migraine paraissait s’éloigner, mais il lui fallait rester sur le qui-vive. Il enfila un pantalon de toile verte et un polo assorti et vida les poches de son costume dans le tiroir du vieux secrétaire. Il alluma la télévision, pour tuer le temps, et sauta en moins de trois minutes et demie d’un feuilleton américain sous-titré en portugais à une adaptation de l’émission de Play Boy postsynchronisée en espagnol pour aboutir enfin aux actualités télévisées de CNN.
Il finit par appuyer avec soulagement sur un petit bouton rouge qui réduisit l’image à néant.
Après avoir résisté à une forte envie d’appeler le bar pour demander qu’on lui monte un Drambuie (ou deux ?). Il s’étendit tranquillement sur le lit et prit la lettre trouvée dans le couloir. Elle lui sembla encore en plus mauvais état qu’auparavant. Une auréole brunâtre la maculait et avait, par place, dilué l’encre de l’adresse :
..........e Lucie Dancelle
..... rue de la Tombe Issoire
....ris 14e
..rance
Il voyait vaguement où se trouvait la rue de la Tombe-Issoire, du côté de Denfert et de la Porte d’Italie.
Il retourna la lettre mais le verso ne comportait aucune autre indication que "chambre No 606" (ou 666, parce que là aussi l’humidité avait fait son œuvre). Il hésita quelques instants puis, davantage par désœuvrement que par curiosité, glissa l’ongle sous la patte de l’enveloppe qui se décolla presque toute seule avec un petit craquement. Il sursauta, surpris par l’odeur de moisi qu’elle exhala et lorsqu’il en extirpa le contenu - du bout des doigts comme s’il avait craint quelque contamination - ce fut un relent de putréfaction qui lui emplit les narines.
"Merde... elle a dû traîner dans les chiottes..."
L’en-tête de l’hôtel York House, s’inscrivait sur la première feuille d’une liasse d’un papier "par avion" - utilisé beaucoup autrefois et remplacé maintenant, dans les établissements de luxe, par du Conquéror ou un épais Vélin filigrané - où courait une écriture fine et saccadée ; d’abord régulière et qui, à partir de la deuxième page, suivait une trajectoire erratique, se recouvrait, faiblissait parfois jusqu’à devenir un pâle graffiti ou se renforçait au contraire au point de perforer le papier par endroits. La dernière page était pratiquement indéchiffrable.
Paul Sentron commença à parcourir les premières lignes tout en maintenant le document à bonne distance de son visage en le manipulant avec précaution comme s’attendant à tout moment à le voir tomber en morceaux.
Il se sentit un peu frustré que la missive ne fut point datée.

"Ma Petite Fille Chérie,
Je prends quelques minutes pour t’écrire. Mon séjour à Lisbonne se passe remarquablement bien. Les Fahrinas sont des gens tout à fait adorables et l’hôtel est remarquable. Imagine-toi un ancien couvent qui a conservé son charme et tout le mystère de ses corridors, alcôves, coins et recoins... La chambre est immense et meublée à l’ancienne. Même les tomettes du sol sont d’origine : inégales, décolorées. Je me sens là comme un poisson dans l’eau et je rêve de quelque apparition romantique au détour d’un couloir.
Tu reconnaîtras bien là l’imagination spéculative ton vieux père...
Je me régale de cette atmosphère feutrée et de la faune qu’on y voit au petit déjeuner. Il y avait ce matin une grande fille blonde très belle avec un type qui ressemblait à un des frères machin, tu sais, les éditeurs de poésie. Ç’aurait pu être lui voici vingt ans. Tu t’en souviens ? Tu l’as rencontré lorsque nous sommes allés à cette soirée organisée par Skira à l’hôtel Lutétia voici quelques mois.
L’hôtel est juste derrière le Museu Nacional de Arte Antiga dont je vais profiter jusqu’à plus soif. Quel dommage que tu aies été retenue par tes examens.
Ado m’a préparé une semaine complète de musées. Pour demain, nous avons programmé la Tentation de saint Antoine de Jérôme Bosch qui n’a pas fini de me fasciner ; comme a dû le fasciner, lui, quelque vision d’un monde auquel n’a pas accès le commun des mortels.
Ce soir, nous sortons.
Il fait assez chaud et j’ai dû ouvrir les fenêtres de la chambre qui donnent sur une sorte de petite cour intérieure. Je te laisse jusque tout à l’heure. La réception vient de me sonner et Ado Fahrinas est en bas. Je reprendrai ma lettre en rentrant, pour te conter ma soirée."

- Mais quel emmerdeur, ce type... grogna Paul Sentron, en rejetant la liasse de feuillets sur le lit. Quand on pense qu’il y a des cons qui apprécient ce genre d’hôtel... Touriste, va !
Il se laissa aller en arrière et contempla pensivement les dessins du plafond : des grappes de raisins, des fruits, des feuilles, des animaux non identifiables - oiseaux ou dragons avec ces griffes, ces écailles en losange.
Une douce somnolence s’empara de lui et, sa vue s’accoutumant à la pénombre, il retrouva des visages, ou du moins ce qui y ressemblait tant ils étaient déformés par les grimaces ; puis des corps qui parfois n’avaient rien d’humain et qui se contorsionnaient dans les méandres de tiges végétales, se mêlant les uns aux autres en une sorte d’orgie démoniaque avec l’éclosion, çà et là de fleurs pourpres et vénéneuses ou de charbons ardents.
Il gémit : il en avait par-dessus la tête de cet endroit, au point de se demander s’il ne changerait pas d’hôtel séance tenante. Il lui restait tout de même encore deux nuits à passer à Lisbonne. Il finit par reporter sa décision au lendemain.

La sonnerie du téléphone l’arracha à cette torpeur qui précède un profond sommeil. On venait le chercher. Il enfila sa veste à carreaux et sortit en se demandant s’il aurait le temps de se taper un autre Drambuie avant de rejoindre les types d’Interlagos qui l’attendraient sans doute en bas des marches du jardin.

Une voix presque inaudible continuait à gémir, cherchant par la fenêtre entrouverte, à rejoindre les pages jaunies éparpillées sur le lit.

"Ma petite Luce,
Je reprends ma lettre là où je l’ai laissée.
Je viens de rentrer du cabaret. Ouf ! une soirée admirable dont je me souviendrai longtemps. Il faudra un jour que nous revenions à Lisbonne. J’ai envie de te faire découvrir cette ville, de te faire suivre le périple que j’ai suivi moi-même... Mais nous en reparlerons.
Nous sommes allés manger dans une brasserie de la Praça dos Restauradores, bruyante, animée et cosmopolite.
Des crustacés puis un poisson de mer blanc et très ferme que je n’ai pas pu identifier et qu’on m’a dit avoir été pêché au large des Îles du Cap Vert ou du Sénégal. Cela ressemblait à du thon, mais en moins gras. Le garçon parlait un peu français et, malgré son service, il n’a pas manqué de m’en lancer quelques mots à chaque passage.
Je me rappelle que mon père est venu à Lisbonne en 1945-46 pour liquider le dossier Nassimovitch, une affaire curieuse dont je te parlerai un jour.
Je ne comprends pas pourquoi il vouait à cette ville un tel sentiment de... je ne sais pas de quoi, au juste. Il la trouvait moite, pluvieuse, morne et comme enterrée au fond d’une colonie oubliée.
Il y a longtemps, bien sûr. Et puis la saison n’était pas la même.
La soirée est douce et, après le restaurant, nous sommes allés dans le Bairro Alto, le vieux quartier.
Ado avait dû parquer sa petite Renault sur la Praça Camoës, et nous avons remonté une ruelle étroite et animée, dans ces effluves de poissons grillés qui sont omniprésentes.
Devant le plus petit bistrot, à même le trottoir, on rencontre un grill où rôtissent des morceaux de poissons, de poulpes ou des rangées de sardines à l’intention des clients qui les grignotent en buvant du Vino Verde, ce vin si léger qu’on se demande si c’en est un.
Nous sommes entrés dans une grande salle de cabaret. On venait de débarrasser les tables du dîner et on attendait le public de la fin de soirée. Un décor très kitsch : tentures, peintures ou affiches représentant des groupes de Fado...
A l’entrée, Madame Fahrinas a embrassé une femme en lui parlant avec tendresse comme si elles se connaissaient depuis très longtemps.
On nous a apporté une bouteille de vieux Madère, puis de petits plateaux garnis de sardines grillées et de morceaux de calamars dans une saumure très épicée. Je me suis laissé envahir par le Fado, fasciner par l’immobilité des chanteurs et leur regard fixe, envoûter par la violence latente de leur chant et anesthésier par la douce amertume du Madère vieux.
Il y avait au fond de la salle, tout contre les tentures, une femme dont la sombre beauté m’avait frappé dès notre entrée : une translucide pâleur et des cheveux de jais, un regard... comment dire ? intériorisé ? comme si ce qui l’entourait ne pouvait arriver à en entamer l’indifférence et qui pourtant croisa le mien à deux reprises.
Il me fut impossible de déterminer si elle m’avait remarqué et si cette sorte de sourire qui flottait - et ce n’est pas du tout une figure de style - m’avait été destiné. J’ai continué à la regarder à la dérobée, intrigué par l’âge qu’elle pouvait bien avoir. Son visage était lumineux et sa gorge était belle comme un ivoire mat.
Une chose pourtant m’avait frappé : elle avait croisé les mains sur la table et, malgré la distance, elles me paraissaient ridées, parcourues de veines sombres et repliées, un peu comme les serres aiguës d’un oiseau de nuit.
A un moment donné, Fahrinas a suivi mon regard. Il a souri et a eu un petit hochement de tête. J’ai répondu à son sourire. J’avais bu deux ou trois verres et j’étais un peu gris. Lorsque j’ai de nouveau porté les yeux vers le fond de la salle, la femme en noir s’était levée. Elle m’a regardé et s’est perdue dans la nuit.
Étrange ? Tu sais combien ton vieux père est sensible à tous les signes... Même s’il les force parfois un peu.
Après avoir repris la voiture, nous sommes montés à travers les ruelles d’Alfama vers le château San Jorge.
Il faisait une nuit superbe et la ville tout entière était noyée sous la lumière de la pleine lune. Une lune épanouie et ciselée comme une pièce d’argent ancien. Non. Pas vraiment d’argent, mais plutôt de cuivre car elle avait des reflets rougeâtres.
Nous sommes restés silencieux tous les trois pendant une dizaine de minutes, appuyés sur un grand canon de bronze à contempler la ville illuminée et la plaque d’or fauve, lisse et immobile du Tage étalé sous nous. Le métal du canon était frais et j’ai eu envie d’y appuyer le front.
...
Maintenant que je suis rentré, je vais prendre un bon bain. Je m’engloutis dans un calme absolu et sans la présence de la petite radio sur un meuble de bois sculpté, je me sentirai dans un autre monde, à une autre époque.
Il faut que j’aille ouvrir la fenêtre car l’air est devenu assez lourd.
J’allais oublier de te raconter que tout à l’heure, avant de sortir avec les Fahrinas, j’avais ouvert une des fenêtres (tiens c’est vrai... le service d’étage a dû la refermer pendant mon absence).
Il s’est passé une chose étrange. J’ai regardé dans la cour. J’entendais, au loin, les bruits de la rue et, distinctement, le roulement d’un chariot et des sabots de chevaux. Puis il m’a semblé voir un mouvement dans la chambre d’en face. Puis - et tu excuseras ton vieux père de se complaire en de salaces spéculations - j’ai entr’aperçu une pâle silhouette à travers la fenêtre en verre martelé de la salle de bain.
C’était une femme. Je pouvais distinguer l’épaisse chevelure d’encre et les formes pleines de sa poitrine. Puis son visage clair. Je suis resté un moment à contempler sa fenêtre, en retrait de la mienne, de crainte qu’en passant dans l’autre pièce elle ne puisse voir que je l’épiais, jusqu’à ce qu’une faible lumière rouge se mette à vaciller, comme si on avait allumé une chandelle, comme si on avait caressé la nuit d’un baiser de sang.
Je vais te laisser ici. Je t’écrirai encore quelques mots demain matin avant de poster la lettre.
....
Ma lumière, ma petite lumière de l’infini. Tu me manques beaucoup. J’ai retrouvé cette lettre au fond de ma poche. Tout le temps de la déplier et de me souvenir de quoi il s’agissait.
Il m’a fallu en relire le début. Je ne sais plus très bien ce que je t’ai raconté. Tout cela est étrange, vraiment. Je ne me souvenais plus de cette soirée. Mais ce doit être exact... Il faut que je fasse le point, que les choses me deviennent plus claires avant de te dire... Mais c’est loin d’être le cas. Et donc je vais m’abstraire de tout cela et la nuit... la nuit va passer si lente vers le matin et la brume brune, rouge et noire comme une danse de flammes.
...
Je vais essayer de t’expliquer, ma Luce chérie et lointaine.
...
Donc je regardais par une fenêtre. Une fois de plus... la lumière glauque de la lune éclaire les toits et m’éblouit presque. En face, la fenêtre de l’autre chambre était entrouverte et je pouvais distinguer ma silhouette dans un miroir ancien.
Une vision surprenante, en vérité, parce que j’avais l’impression de contempler un autre moi-même, au point de n’être pas certain que les gestes que je ferais seraient bien reproduits par mon reflet. Mon visage se détachait, éclairé par la lune sur un fond de ténèbres.
Surpris, je discernais un éclat argenté dans mes yeux. J’ai souri et j’ai eu l’impression que mon image, là-bas, ne souriait pas.
Puis j’ai distingué un mouvement derrière le rideau et une forme se glisser depuis la salle de bain vers la chambre. Ma gorge s’est desséchée j’hésitais à regarder davantage, comme si vraiment j’avais été là-bas, prêt à étreindre cette femme devinée quelques heures auparavant et dont l’image se confondait avec celle que j’avais rencontrée dans le cabaret. Pareille à ces rêves qui vous viennent éveillés, doux et sombres, après quelques gouttes de laudanum.
Lorsque la silhouette est arrivée devant la fenêtre ouverte, j’ai été comme poignardé par un sourire que j’ai cru reconnaître.
En un instant, je me suis senti imprégné d’une sensation ambiguë, épouvante animale et attirance voluptueuse...
Je suis resté là, pantelant, un long moment avant de me rendre compte que mon reflet avait disparu du miroir et que la fenêtre n’était plus qu’un gouffre de ténèbres.
J’ai eu une envie étrange : aller chercher le chemin de cette chambre qui est le reflet de la mienne, comme si la cour en était le miroir. Par jeu ? un jeu dont la perspective venait de me faire frissonner...
Et si je trouvai cette porte, trouverai-je le courage de l’ouvrir ?
....
Je lis relis sans cesse cette lettre, mon point de repère, le seul.
Je regrette de ne point l’avoir datée. Mais c’est un regret inutile puisque je ne sais pas où est aujourd’hui, donc quelle importance cela aurait-il de savoir quand était hier ?
Il fait sombre, déjà, et je devrai fermer les tentures. Que la lumière, pitié, ne vienne pas de nouveau creuser mes orbites de ses charbons ardents.
...
Tu vois, Luce ? la nuit, lorsque tout est lumineux, je voudrais ouvrir la fenêtre et rester au fond de la pièce à attendre.
J’ai bien retrouvé le miroir où je m’étais vu depuis l’autre côté, mais je ne peux pas me regarder.
Je pense que je pourrais y arriver si j’avais assez de volonté pour ne point me dissoudre ainsi en bulles de nuit.
Je n’ai pas vraiment peur de me regarder, mais je n’y tiens guère.
L’idée de me voir est quelque chose de pénible et parfois je sens le cheminement humide des larmes à travers la peau de mon visage qui se dessèche et se craquelle comme un vieux cuir.
Mes mains...
Je préfère ne pas te parler de mes mains.
...
Il faut bien que se trouve quelque part une solution de continuité.
Une rupture vers laquelle, ou à travers laquelle...
...
Ma lumière douce, ma petite Luce qui va s’éteindre au fond de mon souvenir...
... je me force à t’écrire lorsque je retrouve ces quelques feuillets au fond des plis de mon vêtement.
Une étrange opalescence nimbe la pièce et j’ai l’impression d’y flotter davantage que de m’y mouvoir normalement.
Il me revient des bribes de ces jours et de ces nuits du début de mon enfermement dans cette chambre qui est l’exacte symétrie de celle que j’occupais. J’y ai retrouvé les mêmes meubles, les mêmes tentures, la même salle de bain vieillotte.
Il me revient des bribes, dis-je. Le corps pâle qui se penchait vers le mien et qui buvait à toutes les sources de ma vie en grandes lampées avides dans un paroxysme d’extase et de terreur à peine troublé par un souffle glacial qui me plongeait dans un paroxysme d’extase et de terreur.
Une volupté inexprimable qui culminait en un cri lointain, déjà, comme un envol d’ombres bleues ; un cri qui ne venait ni d’elle ni de moi, mais du fond enténébré de notre fusion.
...
Je ne sais plus. Il faudrait pourtant que je me rapproche de la fenêtre. Et cela me paraît impossible depuis que je suis figé dans cette étrange paralysie. Comme si une toile d’araignée invisible et élastique me permettait de faire quelques gestes et m’empêchait toutefois de bouger vraiment.
...
Elle n’est plus venue dans la pièce depuis longtemps et je me surprends à me demander si jamais elle y est venue ou si cette rencontre ne fut pas qu’un l’éclat soudain d’une rupture de quelque chose dans mon cerveau, comme un feu d’artifice incontrôlé dont le résultat est cet état d’immobilité.
Je veux t’écrire encore, mais je dois bien reconnaître que ma main ne guide plus ma plume et que plus rien ne s’écrit sur la page, comme si l’encre s’était tarie du stylo.
...
J’ai bien compris qu’elle se déplaçait, suprême avantage dont je suis privé, et qu’elle avait dû arriver à vaincre cette gangue qui me paralyse. Elle n’a pas eu le temps - ou n’a pas voulu prendre le temps - de m’en apprendre le secret.
Je n’arrive plus à me souvenir si je l’ai vraiment rencontrée, si cet accouplement n’a eu lieu qu’une fois, s’il a duré des heures ou n’occupa qu’un instant de mon cerveau embrumé, sur le fil tranchant de la raison.
Si ! lorsqu’elle s’est retournée avant de partir, elle rayonnait d’une force et d’un essaim d’une lumière qui était la source même de ma vie, me suis-je dit en un instant. C’est cela, Luce ! il faut que tu le saches. Et... Non. Les choses et les idées m’échappent parfois. Je ne sais vraiment plus ce que j’avais de vraiment important à te dire.
...
Il m’arrive de plus en plus souvent d’avoir le souvenir d’être sorti d’ici, d’avoir erré dans le Bairro Alto et, enveloppé dans la nuit, d’avoir suivi longuement une jeune femme très blonde qui parlait un allemand très littéraire.
C’est un rêve étrange, n’est-ce pas.
...
Parfois je suis éveillé par un bruit d’ailes. Éveillé, est-ce bien le mot ? Mes sens ne rencontrent qu’une grisaille visqueuse, comme si ma vue avait perdu la propriété de voir les choses en couleur, ces choses qui tremblotent comme à travers une bouffée de chaleur.
...
Je ne sais comment et au prix d’un effort monstrueux, j’ai trouvé le moyen de venir devant la fenêtre. J’y ai été attiré par une persistante présence.
Avec une sorte de terreur mêlée d’impatience. J’ai regardé en face, vers l’autre chambre.
Mon regard a croisé celui d’une jeune femme douce et blonde, habillée de noir qu’il m’a semblé reconnaître. Ses cheveux flottaient librement sur ses épaules. Elle a froncé les sourcils et m’a souri.
J’ai cru l’entendre prononcer quelques mots d’une voix tendre et gutturale - "Schlimm bin Ich" - ce qui n’avait guère de sens pour moi.
J’ai essayé de lui répondre, mais la peau de mon visage a émis un craquement étrange. J’ai reculé. Je la voyais encore puis elle est devenue imprécise.
Je suis resté longtemps appuyé contre le mur.
Les choses sont claires, à présent. Je n’ai plus qu’à attendre le bruit de son pas léger devant ma porte qu’elle poussera doucement avec curiosité.
C’est cela le moyen de sortir de la chambre. Mais sera-ce sortir vraiment ?
Et comment est devenu le monde à l’extérieur ? Cet autre univers où je ne trouverai plus aucune place. Alors ? Rester ici ou sortir ? Quelle véritabledifférence ?
Autre chose qu’une sorte de gouffre qui m’aspirera vers un autre néant ?
Après tout, la seule bonne question est : "où se trouve le bon côté ?".
Je vais donc glisser cette lettre sous la porte, dans le couloir. Quelqu’un, un jour, en passant, peut-être, la trouvera un jour ou une nuit et te la fera parvenir."

Lorsque Paul Sentron regagna sa chambre après l’avoir cherchée pendant plus d’une heure, dont la moitié du temps à quatre pattes, ce fut pour s’effondrer sur le lit. Il n’avait plus envie - ni besoin - de Drambuie ou de quoi que ce soit qui y ressemblât.
Il fut réveillé, du moins pensait-il vraiment avoir dormi, par une sorte de clapotis.
Il crut d’abord qu’il pleuvait, mais l’air qui se poussait doucement à travers les tentures était bien trop fade et le bruit trop ténu pour être celui du tambourinement de la pluie sur les pavés de la cour.
Il se redressa péniblement, la nausée au bord des lèvres.
Il tituba jusqu’à la fenêtre. La chaleur emmagasinée pendant la journée par les pierres lui remonta au visage, chargée d’étranges remugles.
Un oiseau passa en un vol silencieux sur le ciel assombri. Il s’était levé une lune rousse, trop nette et trop grosse.
Il eut de nouveau envie de vomir et était sur le point de ramper dans la salle de bain lorsqu’un mouvement attira son attention dans la chambre d’en face. Il recula instinctivement lorsque la silhouette de la jeune femme s’encadra dans la fenêtre.
Elle était drapée dans une sorte de dentelle claire où se perdait la pâleur de son cou et les boucles mates de sa chevelure blonde. Il devina ses formes pleines et une sorte de sourire lorsque son regard croisa le sien.
Il crut voir des lèvres murmurer des obscénités en une langue étrange et saccadée.
Puis la jeune femme glissa, semblant se dissoudre dans la pénombre, le laissant pantelant.
Il se dirigea dans la salle de bain pour s’asperger d’eau le visage et la nuque.
Il se frotta longuement les dents en songeant à la manière dont il allait s’y retrouver à travers ce labyrinthe de corridors et d’escaliers, puis à ce qu’il lui dirait à la jeune femme pour expliquer son arrivée.
Non, il n’expliquerait rien.
Après tout, il suffirait de pousser la porte. Elle comprendrait tout de suite ce qu’il venait faire.
Il sortit.

Quelques papiers jaunis dont l’encre s’est effacée et qu’on pourrait confondre avec une poignée de feuilles mortes ont glissé du lit sur le sol, et le vent - qui fait bruire les tentures en un ricanement presque silencieux - les soulève doucement, comme si une main indiscrète les feuilletait encore avec indifférence.

P.-S.

A Lisbonne, le 29 août 1993.

Cette nouvelle a été publiée dans le recueil Les portes ardentes, éditions Somnambules à Verviers (Belgique).

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