Le vendredi 31 janvier
Messieurs,
Je vous ai envoyé, il y a déjà quelque temps, ma signature. J’avais en effet été ému de voir dispersée une "collection" qui ne faisait sens que par son unité et regretté que l’Etat n’ai pas acquis les œuvres, les objets et les documents dans leur totalité. D’autant plus qu’il me semblait être en bonne compagnie. Je ne regrette rien.
Mais il y une absence qui, aujourd’hui, fait problème. Vous êtes vous demandé pourquoi vous n’avez reçu, sauf erreur de ma part, ni l’appui ni l’approbation des derniers amis vivants d’André Breton ? Ni Annie Lebrun, ni Alain Joubert, ni Radovan Ivsic, ni Georges Goldfayn, pour ne citer qu’eux, toutes personnes promptes, en d’autres occasions, à monter au créneau, ne se sont manifestés.
Leur réserve devrait vous inviter, comme elle m’y a incité, à vous poser quelques questions. Que faire, après un deuil de trente-sept ans, du " 42, rue Fontaine " et de ce qui s’y trouve encore ?
Un cénotaphe ? Un monument funéraire qui n’abrite pas de corps ? Et dont le contenu, s’il n’est pas livré tout simplement à la " critique rongeuse des souris ", ne cessera d’accompagner le défunt dans l’éternité de son dernier voyage ?
De toutes manières, si l’on désire, comme en effet il serait tout à fait souhaitable, que les "chercheurs" et le "public" aient accès au trésor, il faudra bien le déménager, le mettre sous vitrines, le ranger dans des magasins et le communiquer dans une salle de lecture, donc trouver des locaux et embaucher du personnel.
Or il ne faut, dit-on un peu partout chez les signataires, faire ni musée ni bibliothèque, mais une "fondation", un "lieu de mémoire" où brûlera, comme une veilleuse funèbre, la flamme du "surréalisme". Mais qui l’entretiendra ? Qui assurera la garde du tombeau ? Qui va en devenir le gestionnaire ? Qui sera l’héritier de l’esprit ? Qui va jouer à la "place du mort" ? Qui va passer à la télé ? Ne parlez pas tous à la fois.
Je n’ai pas connu André Breton, n’ai jamais fait partie du "groupe" et n’ai pas l’intention de parler au nom de qui que ce soit. Mais je me demande tout de même si l’insurgé permanent qu’était le poète de Nadja aurait été tout à fait heureux de se voir proclamer "patrimoine national" avec la bénédiction de la Société des gens de lettres.
Il faut tout de même penser aussi à cela.
Louis Seguin
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Lundi 3 février 2003
Monsieur,
Nous avons en effet constaté que les anciens proches de Breton ne tenaient pas tous à se joindre à notre appel. J’ai envie de dire que c’est leur problème, et pas le nôtre. Je ne vois pas en quoi ils seraient propriétaires du surréalisme, en tout cas plus que les milliers de lecteurs qui se manifestent auprès de nous avec enthousiasme. Nous sommes heureux, justement, d’être du côté de l’enthousiasme à une époque où c’est le scepticisme voire le cynisme qui priment sur tout. À ce sujet, je ferais juste une autre remarque : nous ne parlons pas pour défendre les mânes surréalistes, nous sommes sur l’autre rive, celle des vivants, celle où on lit et admire les œuvres, et où l’on rêve encore. Je ne souhaite pas entrer dans une polémique, mais je regrette l’épuisement et le ton désabusé - quand ils parlent ! - d’anciens proches de Breton.
Maintenant, en ce qui me concerne, je ne tenterai pas de faire tourner les tables pour savoir si Breton aurait soutenu ou non notre démarche. Je ne me positionne pas par rapport à ses dernières volontés d’occultation du surréalisme, mais en fonction de ce qui semble utile voire indispensable à une communauté d’esprits qui, à ce moment précis de l’Histoire, ressent et pense fortement que le surréalisme, s’il finissait définitivement et totalement dans les mains des marchands, perdrait une bonne part de sa puissance poétique. Nous ne nous sommes pas positionnés pour la conservation d’un lieu précis par simple souci de le "préserver", mais avec le désir de voir le principal champ magnétique du surréalisme se recharger de l’attention collective et du pouvoir de fascination qu’il exerce clairement sur une certaine jeunesse. Imaginez simplement que ce lieu puisse attirer et inspirer de jeunes gens aujourd’hui, et prenez conscience qu’à travers notre appel c’est bien ce qui se passe ! Nous pensons que le surréalisme, c’est-à-dire ses grands objectifs définis par Breton, peut et doit encore vivre, et qu’une action comme celle que nous avons lancée peut servir à en montrer la force, au-delà de l’indifférence et du désabusement. Nous pensons avec Kenneth White que l’appartement d’André Breton est un de ces "lieux symboliques de haute culture" qui importent pour notre époque et l’avenir, et je suis même étonné qu’il faille aujourd’hui défendre une telle évidence. Les amis de Breton, dont Jean Schuster, n’ont-ils pas défendu l’idée d’une fondation auprès des autorités dans les années 80 et 90, à travers le projet Actual ? Mais, en ce début de troisième millénaire, la mode de l’amitié militante est passée.
Il est certain que le surréalisme a encore beaucoup à nous dire et à nous apprendre, si l’on s’engage en sa faveur contre le mercantilisme généralisé et à partir de ce foyer d’énergies que représente le 42, rue Fontaine. J’aime ce texte d’Octavio Paz où celui-ci évoque une rencontre nocturne aux Halles avec Breton un jour de 1964 et raconte comment ce dernier envisageait la résurgence du surréalisme sous d’autres formes… Breton n’avait pas d’idée précise à ce sujet - d’où son désir d’occultation, dans un premier temps, pour éviter la répétition stérile à laquelle le surréalisme après sa mort n’échappa pas -, mais il laissait l’avenir ouvert.
Bien à vous,
Laurent Margantin
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Réaction de Louis Séguin :
À qui "appartient" le "surréalisme" ? C’était en effet la question qu’il fallait s’interdire de poser, qu’il était impensable de poser. Le surréalisme n’appartient à personne. Est-ce à dire qu’il appartient à tous ? Le surréalisme n’est pas un produit. Il n’a pas d’héritier. Il n’est pas un "patrimoine", national ou pas, qui pourrait se transmettre de père en fils. Il y a même, pour autant que j’en sache, une incompatibilité fondamentale entre le "surréalisme" et n’importe quel "droit de propriété". L’occultation que réclamait André Breton était aussi une mise en garde contre toute tentative d’appropriation, contre toute publicité, contre la loi du marché, contre la volonté de vouloir se produire sur les tréteaux. On l’a bien vu, après sa mort, lorsque ont éclaté les querelles entre ses amis, entre les exécuteurs testamentaires et ceux qui revendiquaient le devoir de continuer.
Il faut donc être clair. Il y a d’une part une collection, aussi précieuse que l’on voudra et qu’il serait regrettable de disséminer. Et puis il y a, d’autre part, la tentation, avec les meilleures intentions du monde, de profiter de l’occasion, de faire revivre et de s’approprier. Ne mélangeons surtout pas l’une et l’autre.
Cordialement.
Louis Seguin.
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Dernière réponse :
Loin de nous l’intention de nous emparer du surréalisme - si tant est qu’il soit possible, en tant que lecteur, de ne pas s’emparer d’une oeuvre forte -, plutôt la volonté d’en saisir les énergies encore vivantes aujourd’hui, et nécessairement vivantes, dans le cadre d’autres poétiques, d’autres écritures qui ne s’affichent pas forcément "surréalistes". C’est dans ce cadre-là qu’un "sauvetage" du musée Breton aura un sens. Quant à la question "A qui appartient le surréalisme ?", il est évident qu’elle exprimait un certain agacement devant les gardiens du temple surréaliste, et non la volonté de chercher le propriétaire. De manière résolue, nous ne nous inscrivons pas dans la démarche des héritiers, démarche stérile.
Vouloir réveiller le surréalisme serait aussi vain que de vouloir ressusciter le romantisme allemand - et pourtant, nous pensons et écrivons pour une bonne part à partir du romantisme allemand et du surréalisme, dont il faut éditer et conserver les oeuvres pour avoir la liberté de partir d’elles ! C’est le paradoxe. "Les idées ont une nature de Phénix", écrit quelque part Novalis... Ajoutons que ces idées vivent d’une matière à transmettre.
Concernant la question du musée, que de nombreux surréalistes orthodoxes rejettent, j’aime beaucoup ce qu’écrit Bonnefoy aujourd’hui dans Le Monde :
"Il est vrai que nombre des collections léguées ou acquises par des musées, des bibliothèques, s’éteignent, dans l’empoussièrement des salles où elles échouent, sous vitrine. Mais n’a-t-on pas su voir qu’il y avait dans l’apport de Breton une flamme qui aurait consumé, au moins pour certains visiteurs - mais ce sont ceux-là seuls qui comptent -, cette impression délétère ? Qui aurait signifié l’espoir, à l’encontre de tant qui en bafouent l’idée même ?"
Laurent Margantin