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Dénouement 

jeudi 28 octobre 2021, par Yann Leblanc

DÉNOUEMENT

« Est-il joie plus délicieuse que de quitter le temps pour vivre au cœur de la pierre, en contact immédiat avec les forces du monde, et de parler avec son âme dans le silence du roc ?  »
François Augiéras

Le soir sera bientôt là. Quelques instants avant de céder la place à l’obscurité, la lumière déclinante se fait toujours plus vive, illuminant la roche, les feuilles des chênes kermesse et les pétales fripés des cistes. Il s’apprête à passer sa première nuit ici. Tout est prêt. Le couchage sommaire a été minutieusement préparé, son emplacement choisi avec soin. Les ustensiles ont tous trouvé leur place dans des recoins, de petites anfractuosités qu’il a préalablement époussetées consciencieusement. Il va passer sa première nuit ici et s’en rend soudainement compte, ressens la solitude avec une forme d’exaltation sereine et reconnaissante. L’installation est terminée, il n’a plus à se soucier de rangement et d’organisation, juste à savourer l’avènement de sa vie nouvelle. Ceci n’est ni une retraite, ni un renoncement. En s’extrayant de la ville, en cessant de côtoyer ses semblables il s’accorde enfin au monde qui l’entoure, peut enfin en faire partie. Il se tient debout au seuil de la grotte, ferme les yeux. Ce sera désormais le rythme de son existence, celui d’une métamorphose lente et profonde qu’il amorce avec joie.

Il s’élance toujours à toute vitesse sur les sentiers. Comme pour répondre à un besoin impérieux, bien plus fort que lui. Le besoin d’éprouver, pas après pas, cet oubli de soi qui rassérène. Il s’agit d’un savoir très ancien : l’accaparement des muscles, le recueillement dans la dispersion. Il suit les crêtes avec agilité, laisse les pieds choisir où ils vont se poser, même si c’est tout au bord du vide. Il ne sait pas où il va. Par où il passe est la seule chose qu’il sache. Et quand il aperçoit au loin une silhouette humaine, quand des voix ou des pas se font entendre, déjà il s’écarte et se cache, ou prend la fuite comme le ferait une bête apeurée.

Cette nuit le vent souffle comme jamais auparavant. Il se réfugie au plus profond de la grotte, mais les bourrasques s’y engouffrent en produisant un sifflement effroyable. Même emmitouflé dans les couvertures, il ressent l’implacable insistance dans tout son corps. Se tourne et se retourne, resserré sur lui-même, sans parvenir un seul instant à se protéger de l’intrusion. Il lui vient à l’esprit que s’ils devaient durer, ces assauts furieux pourraient le rendre fou. Mais au milieu de la nuit tout s’arrête. Le vacarme et l’agitation cèdent la place à une clarté lunaire qui, comme une caresse, vient se poser sur les contours du monde. Merci d’avoir écarté les nuages qui demeuraient en moi, songe-t-il, juste avant de se laisser gagner par un profond sommeil.

Il savait qu’il ne risquait pas d’éprouver le moindre ennui. C’est quelque chose qu’il n’avait connu qu’au travail, attelé à des tâches répétitives et dépourvues de sens. Et quand il était enfant aussi, mais ça n’avait pas duré longtemps. La première fois qu’il avait été capable d’affirmer plaintivement : « je m’ennuie... », avait aussi été la dernière. Son père s’était accroupi, avait posé une main sur son épaule et lui avait dit en le regardant bien droit dans les yeux : « l’ennui fait de toi un fantôme et tu sais pourquoi ? Parce que c’est une défaite de l’instant présent ». Au bureau, dans les transports ou au volant dans les bouchons, au supermarché, devant la télé, pendant un dîner entre amis… on peut si facilement n’être plus qu’un fantôme.

Il a trouvé de la terre rouge à proximité de la grotte. En la mélangeant à un peu d’eau il s’en sert pour peindre sur la paroi la plus lisse. Avec le poing fermé imbibé de boue il trace une succession de ronds rouges qui en séchant prennent une teinte brun-rose. Il a préféré éviter le figuratif, se sentant incapable de rivaliser avec les peintures primitives qui sont comme des rêves insufflés à la roche. Il a préféré aussi éviter les inscriptions, car il est vain d’inscrire une date ou un nom dans un espace comme celui-ci, où jamais l’histoire n’a suivi de cours.

Des inscriptions, il en a trouvé beaucoup. Souvent anciennes, parfois récentes, gravées maladroitement pour la plupart, quelques fois peintes. Celles de Xavier DECHAUX se distinguent par leur netteté, la précision des traits, le soin apporté dans le tracé de chaque lettre, comme par respect pour la pierre. Il connaît l’histoire de cet homme. Les pertes successives, le ressassement de l’absence. Et bien sûr les marches, parfois jusqu’à un complet épuisement, en quête d’une réponse ou même d’un signe. Xavier DECHAUX est un peu comme un frère pour lui, mais il ne finira pas de la même façon. Il n’y aura pas d’autre Grotte de l’homme mort.

Rien ne peut être réparé. Les erreurs commises, la peine infligée, ce que l’on a laissé mourir par négligence, ce que l’on a détruit… sont comme une étrange rumeur qui accompagne, à bas bruit, chaque battement de cœur, chaque respiration. Un petit papillon s’est mis à voleter autour de lui. Son vol est fait de soubresauts, d’une succession de chutes et d’envols à peine amorcés, aussitôt interrompus. Il tend la main et après quelques ellipses hésitantes, voilà le papillon qui se pose tout au bout de ses doigts, ouvrant et refermant les ailes tour à tour, à un rythme lent et régulier. Il sent les larmes monter. Rien ne peut être réparé mais il est possible, à tout moment, de se pardonner.

Les oiseaux ne cessent plus de chanter à son passage. Même sur les sentiers les plus caillouteux, il progresse sans faire de bruit. De plus en plus, l’existence devient impersonnelle. Un actuel permanent a remplacé le temps qui passe. Le soir parfois, il monte jusqu’à un petit sommet d’où il peut voir la ville au loin, en contrebas. A la nuit tombée elle prend l’apparence d’une constellation vibrante. Les routes dessinent progressivement tout un réseau de nervures lumineuses, mouvantes. Il s’efforce de considérer ce spectacle en le détachant de toute référence humaine. Immeubles, appartements, maisons, voitures, lampadaires... des signaux de présence et d’activité qu’il voudrait percevoir comme de simples phénomènes.

Il se revoie des années en arrière, remontant à pas lents le boulevard Kavan. Déjà détaché du reste de l’humanité, déjà replié alors que rien, encore, ne s’est produit. Par-dessus le flux incessant et nerveux des voitures se détachent parfois quelques voix : dispute dans un appartement dont les fenêtres sont grandes ouvertes, conversation privée au téléphone, menée en pleine rue sans la moindre pudeur. Il est conscient de tout mais comme éteint et, quel que soit le temps qu’il fait, au sommet des immeubles est accroché un inexorable ciel de plomb.

Au fond de la grotte, la résurgence ne tarit pas malgré la canicule et la sécheresse. D’où provient cette eau qui s’écoule, goutte après goutte ? Quel entrelacs de veines a-t-elle creusé au cœur même de la roche, faisant de la matière durcie un corps vivant ? Dans le bassin de rétention qu’il a créé pour la recueillir s’accomplit le mystère des rythmes primordiaux : la réitération d’un son toujours semblable, et pourtant unique. Ploc… Ploc….. Ploc…. Il se réfugie là en ces journées de chaleur étouffante, se blottit dans la fraîcheur de l’obscurité et se laisse doucement bercer par l’inlassable cadence. Puis il se réveille à la tombée du jour, plus sensible qu’avant aux infimes variations composant le monde.

Des amis d’enfance viennent en rêve lui rendre visite. Ils se tiennent debout, dans la grotte, à l’entrée de galeries qui n’ont jamais existé. Nul ne prononce le moindre mot. D’un geste, l’un d’eux l’invite simplement à les suivre le long de ces boyaux creusés par le songe. Des souvenirs lointains apparaissent sur les parois : images tremblantes d’instants et de scènes jusqu’alors dérobés par l’oubli. Mais au bout d’un moment le cinéma minéral s’estompe, l’obscurité se fait totale. Il n’entend plus les pas de ses amis. Il est seul, dans son lit d’enfant. Bientôt il sent une présence qui rôde autour de lui, qui va et vient dans la chambre en silence. Une présence tourmentée, qui l’épie. Il a peur. Voudrait crier mais aucun son ne peut sortir de sa bouche. Il distingue une forme dans le noir, à la noirceur encore plus profonde. Elle se meut à présent à toute vitesse aux quatre coins de la pièce. Passe au-dessus du lit dans un souffle. Il a envie de pleurer mais aucune larme ne peut sortir de ses yeux. Il voudrait se débattre mais son corps ne peut accomplir aucun geste. Cette vulnérabilité absolue le suffoque : il se réveille en sursaut, recroquevillé sur lui-même, anéanti.

La journée est déjà bien avancée lorsqu’il entend, à proximité, un bruit de pas. Nul ne vient jamais ici, où aucun sentier ne passe ni ne mène. Pourtant les pas se rapprochent et cela suffit à le plonger dans l’affolement. Très vite, il monte se cacher dans un renfoncement situé un peu en hauteur, d’où il peut voir sans être vu. Sur le seuil de la grotte se tient un enfant, ou plutôt un adolescent, d’une quinzaine d’années peut-être. Le jeune garçon hésite, semble intrigué par la découverte de cette cavité où abondent les traces de vie, les signes évidents d’une occupation récente. « Il y a quelqu’un ? » lance-t-il d’une voix mal assurée. Avec le silence il s’enhardit, pénètre un peu plus dans la grotte et en inspecte chaque recoin. Lui, de sa cachette, est d’abord traversé par la colère. Celle de voir son territoire envahi, profané par cet intrus dont la seule présence est, en soi, un saccage. Mais ce qui le gagne ensuite est quelque chose de beaucoup plus puissant, de plus ancien. Comme une pulsion qui le submerge tout entier : il se voit fondre sur le garçon et le mettre en pièces. Fracasser son crâne, le déchiqueter, l’étriper de ses mains et se repaître de sa chair encore fraîche. Son corps se tend, ses yeux se dilatent. Il est sur le point de passer à l’attaque mais à cet instant la voix du garçon résonne à nouveau : « Tenez, c’est pour vous », dit-il, en déposant sur un rocher plat un paquet de gâteaux tiré de son sac.

La visite l’a bouleversé. Il y pense sans arrêt, terrifié par ce qu’il a perçu en lui-même avec tellement d’intensité. La visite l’a bouleversé et il a l’impression qu’il ne pourra pas s’en remettre. Le paquet de gâteaux est resté à l’endroit exact où l’a posé le gamin. Il n’ose pas y toucher. A plusieurs reprises il envisage de partir, de quitter sa tanière car l’intrusion se répétera peut-être. Ce gamin… à coups sûrs il reviendra, probablement accompagné cette fois. Le front en appui au bout des doigts il ferme les yeux pour se concentrer mais son esprit est confus. Les tâches qu’il avait fini par accomplir instinctivement lui semblent brusquement dénuées de sens. Chasser, cueillir, arpenter, vivre ainsi, ou autrement. Il reste pourtant. Et continue.

Le garçon revient. A plusieurs reprises. Toujours seul. A chaque fois, il a le temps de se cacher. Comme si, ne cherchant nullement à le surprendre, le garçon l’avertissait au contraire de sa venue… comme s’il accentuait volontairement, à son arrivée, le bruit de ses pas. A chaque fois aussi, il laisse quelque chose en partant. Quelques pommes, un bout de pain, des fruits secs. Cette prévenance discrète confère aux visites du garçon une étrange douceur, très éloignée de la violence initiale qu’il a éprouvée d’une irruption insupportable. Alors il se décide à accepter ces présents. Il les mange même avec délectation, comme de rares denrées dont la saveur rassérène. En remerciement il prend l’habitude, à l’endroit même où se trouvait la nourriture, de déposer tantôt une pierre de forme ou de couleur particulière, tantôt une fleur séchée, un morceau de bois que le temps a sculpté.

Ils ne se rencontrent jamais, mais entre eux un lien se crée. Fait d’échanges, de traces et de patience. Une alliance tacite où le maintien même des distances permet un rapprochement. Le garçon s’assied un moment dans la grotte, en silence. Il écoute le bruit de l’eau et semble disposé à saisir, malgré son jeune âge, que le goutte à goutte ne scande pas le temps qui passe mais le suspend. Lui, caché dans l’obscurité, s’étonne qu’une telle relation soit possible. A plusieurs reprises il envisage même de se montrer. De s’adresser au gamin pour dissiper un sentiment diffus d’absurdité. Mais pour prononcer quelles paroles ? Se présenter ? Lui demander ce qu’il vient faire là ? Chaque fois il se ravise car cette éventualité lui semble plus absurde encore. Chaque fois il se ravise car au fond il sait ce que ces instants leur apportent. Deux êtres en présence qui sont l’un pour l’autre à la fois un rappel et une échappée.

Le relief, les rochers, les falaises, changent sans arrêt d’apparence. Ce n’est pas seulement dû à la lumière du jour, au jeu des ombres qui s’étirent et se retirent imperceptiblement. Il suffit de détourner le regard quelques secondes pour que plissements, creux et aspérités n’aient plus tout à fait le même aspect. Il se demande comment le garçon perçoit ce paysage, quelles sont ses impressions. Se surprend à penser à lui en son absence. Cette envie de partager avec une autre personne, de recevoir et de transmettre… cette envie qu’il croyait définitivement abolie se ravive. Il lui résiste, tout en étant conscient de lui céder, chaque jour, un peu plus de place.

C’est une journée maussade où le ciel a pris la couleur de la pierre, où l’horizon semble prêt à tout engloutir. Quelques minutes seulement après son arrivée, le gamin rompt l’habituel silence : "Je dois vous montrer quelque chose ; vous voulez bien venir voir ?". Surpris par cette demande il a une brève hésitation, mais se décide à sortir de sa cachette pour s’approcher doucement et entrer dans la lumière. Le garçon le regarde, sourit et lui dit : "Il faut d’abord vous retourner, je vous dirai quand ce sera prêt". Il tourne donc le dos et ressent brutalement une indescriptible douleur entre les omoplates. Il hurle, son corps s’écroule et convulse. La souffrance est abominable, mais peu à peu les spasmes s’espacent et il lui semble qu’il pénètre dans une autre grotte, bien plus grande. Sur les parois ses souvenirs défilent comme dans un film, mais rapidement le cinéma minéral s’éteint, tout s’éteint. Le garçon se tient devant son cadavre, un long couteau ensanglanté à la main.

Le soir sera bientôt là. Quelques instants avant de céder la place à l’obscurité, la lumière déclinante se fait toujours plus vive, illuminant la roche, les feuilles des chênes kermesse et les pétales fripés des cistes. Le garçon s’apprête à passer sa première nuit ici. Tout est prêt.

Yann Leblanc

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