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Hydratmos : le cor vaporeux d’Elena Kakaliagou
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Ce qui émerge du silence provient-il du dedans, ou du dehors ? Cette voix, est-elle absorbée ou expulsée par le souffle ? Inspirations ou expirations ? Les sons émis, distordus, semblent eux-mêmes triturer les plis et les replis du corps, comme si toute la tuyauterie intérieure était parcourue d’un étrange désir d’étendues et de transformations. Cliquètements, soubresauts… Silence battu par les vents se faisant espace sans limites.
Émergence ou immersion ?
Dans son album solo Hydratmos ("vapeur" en grec) la corniste Elena Margarita Kakaliagou explore des processus, des phénomènes de métamorphoses où les frontières se brouillent, où l’intériorité prolifère tandis que l’identité est dissoute.
« La vie est un état transitoire permanent » dit Elena, « et je conçois le rôle du musicien comme celui d’un passeur. » Un passeur oui, mais pas au sens de simple relai ou intermédiaire, qui se contenterait de transmettre sans être lui-même altéré. La photographie d’Eric Pawlitzky placée en exergue l’illustre déjà dans chacun de ses détails : la disparition de la main droite dans le pavillon, la connexion du bras avec le tube dans un prolongement mutuel, les doigts de la main gauche qui se confondent avec les palettes, le contact des lèvres avec l’embouchure, les jonctions et circuits ainsi formés. Les premières transformations sont là, faites pour être entendues, pour se poursuivre dans l’improvisation et dans l’écoute des sons.
« C’est en étant attentif et ouvert à ce que l’on rencontre dans l’instrument qu’on le transforme et par retour que l’on se transforme » écrit Michel Doneda, saxophoniste et improvisateur de génie dans Miettes. Attentif et ouvert dans l’expérimentation, car pour qu’un musicien fasse de telles rencontres, encore faut-il que l’instrument entre ses mains cesse d’exister uniquement à travers ses fonctionnalités, sa structure. Encore faut-il qu’il ne soit plus seulement utilisé, qu’il ne serve plus à produire tel ou tel accord, telle ou telle note attendue. "Instrument" de musique, quelle appellation restrictive, quand on y pense… instrument à vent pourrait apporter une dimension supplémentaire, si l’expression n’était pas encore une fois exclusivement utilitaire, pragmatique. "Vent" devrait au moins s’écrire au pluriel, car il ne s’agit pas seulement pour l’instrument de fonctionner avec le souffle, mais d’être lui-même parcouru et façonné de vents instables, changeants, brises bourrasques tornades ou tempêtes. Pour que les transformations s’opèrent, l’instrument doit cesser d’être instrumentalisé.
Dans les moments d’improvisation explique Elena, les idées qu’elle avait en tête se transforment en sonorités souvent inattendues, sources d’étonnement. Les sons ne sont pas illustration, ne remplissent aucune fonction représentative. Ils s’échappent du silence et s’insinuent en lui pour être ressentis, éprouvés. Sons de la salive qui circule dans le souffle, sifflements, sons des lèvres qui vibrent, tremblent, se modulent, sons de la langue qui claque, des doigts qui tapotent, sons indicibles qui à l’écoute se font phénomènes, vitesses, variations, passages, substances. Dans le cor à corps qu’ils donnent à entendre, la musicienne et l’instrument opèrent une forme de symbiose par laquelle résonnent de nouveaux flux, des changements d’états, d’intensités, tout un devenir transitoire sans autres finalité ni origine que les forces élémentaires de transformation où se conjuguent façonnement et délitement de l’univers.
Vibration, évaporation, condensation. Hydratmos.
Michel Doneda, encore :
« Le son peut être un véhicule qui permet d’accéder au fonctionnement du corps dans son imminence. L’intelligence du corps abolit les frontières entre ce que l’on classifie intérieur et extérieur. Le corps devient extraterritorialité. »
Mouvement de déterritorialisation dirait Deleuze. En fabriquant un cor sans palettes, sans pistons, sans coulisses d’accord, un cor qui s’étire, s’étend, un cor qui chuchote, s’exprime, s’agence et se réagence avec elle, Elena Kakaliagou se fabrique un corps sans organes. Cela ne veut bien sûr pas dire que la technique et la musicalité sont absentes de l’album. C’est évidemment tout le contraire (le morceau Ascending et son motif mélodique qui n’a de cesse, tout en réitérations et en modulations, de tendre vers l’éther). Mais au lieu d’être fin en soi, la musicalité au sens communément admis n’y apparaît que par nécessité, dans des processus de transformation qui l’entraînent ailleurs, l’ouvrent et la dépassent.
Devenir vapeur, nuée, Hydratmos.
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ENTRETIEN AVEC ELENA MARGARITA KAKALIAGOU
Pourrais-tu d’abord expliquer ce qui t’a attirée vers le cor d’harmonie, et de quelle façon tu as commencé à explorer d’autres possibilités avec l’instrument ?
Je viens d’une famille où la musique tient une place très importante et j’ai débuté tôt mon éducation en musique classique avec le piano et le chœur. Le cor est entré dans ma vie à l’âge de 17 ans, principalement par nécessité de rompre avec l’entraînement exigeant et contraignant du piano et pour occuper une autre place dans la musique.
Cela m’a pris beaucoup de temps pour aimer le cor. C’est un instrument qui peut m’emmener en une seconde en dehors de toute zone de confort ou de confiance !
Au cours de mes études en Grèce, Autriche et Finlande, j’ai réalisé qu’il me fallait découvrir ma propre façon d’en jouer. C’est un instrument que l’on retrouve essentiellement dans les orchestres, un chemin qui n’était pas fait pour moi. En Autriche, j’ai découvert la musique contemporaine où chaque son offre des possibilités d’expression. J’ai ainsi commencé à explorer le monde des paysages sonores. Tout était bienvenu : les sons drôles, beaux, dramatiques, étranges, électroniques, tout. Je jouais avec, j’imitais, j’entrais en eux et m’efforçais de les comprendre.
Dans ton album solo, Hydratmos (vapeur en grec), tu brouilles constamment les frontières entre ton corps et le cor, entre intérieur et extérieur. Ton souffle se fait vent, ta voix vibration, sifflement, et le corps semble devenir vaste paysage. Pourrais-tu expliquer ces notions d’états transitionnels et de métamorphoses qui paraissent si importantes dans ces morceaux, et nous raconter le processus de création ?
Merci pour cette question intéressante ! D’après ma propre expérience, la vie est un état transitoire permanent, et je conçois le rôle du musicien comme celui d’un passeur. Les musiciens peuvent communiquer des sentiments, des énergies, des états d’âme. Il y a une part de magie dans la musique que nous musiciens devons amener à celles et ceux qui nous écoutent. Nous sommes véhicules et cela nous transforme. Ce sont très probablement ces phénomènes de transformation que l’on expérimente avec Hydratmos.
Le projet trouve son origine dans une histoire assez drôle. Au printemps 2021 je découvre un courriel de Danai et Savvas, du label grec DASA TAPES, où ils me demandent si cela m’intéresserait de faire un enregistrement solo pour leur nouvelle collection de cassettes. En fait, ils m’avaient écrit ce mail en novembre 2020, mais pendant 4 mois mon serveur de messagerie l’avait maintenu invisible ! Pleine d’embarras, je leur écris donc pour savoir s’ils sont toujours intéressés. C’était le cas heureusement ! L’album a pu sortir sur cassettes dans une très belle édition.
Chaque morceau est une improvisation s’appuyant sur des réflexions concernant la notion de transition. D’une certaine manière la musique surgit d’abord dans ma tête, non pas avec des sons mais des pensées sur un sujet. Tandis que je songe à créer quelque chose, je rassemble les idées qui me traversent à ce moment-là, puis la connexion et la transformation se font lorsque je porte l’instrument à mes lèvres. Je ne suis pas compositrice au sens classique, je n’ai pas la même manière de gérer le cadre temporel de la musique que les compositeurs. Je suis davantage du côté de l’improvisation, donc je suis moi-même fréquemment surprise quand la transformation des pensées/concepts en sons se produit !
Pour en revenir à l’enregistrement, je me dois de mentionner et remercier l’aide précieuse, tout le formidable travail de Bilgehan Ozis, ingénieur du son qui tient un peu du magicien. J’avais enregistré seule les morceaux, en partie à la maison, en partie dans une belle église. Je savais que je voulais utiliser deux couches sonores pour chaque pièce avec la contrainte de les réaliser en une seule prise. Une fois ce travail effectué Bilgehan a suggéré, avec ses oreilles expertes, le son que l’on peut entendre sur l’album. Il a apporté l’idée de sons secs/humides et aussi celle de jouer avec les impressions de proximité et de distance. Nous avons construit l’album ainsi : en commençant par une grande proximité pour aller vers un éloignement progressif. Donc le premier morceau, Dampf (vapeur), est parole sèche et jeux de mots presque au creux de l’oreille, et les morceaux suivants nous entraînent jusqu’au Damp Room (il faut imaginer comme un grand hammam turc), où les sons du cor et de la voix, avec la même prise qu’au tout début, semblent cette fois très humides, beaucoup plus lointains. Il fallait un fil rouge qui relie les idées, les sons et structure l’ensemble en formant comme un cercle : l’air devient eau, l’eau devient air, Hydratmos. Je pense que nous y sommes parvenus.
Pourrais-tu décrire ce que tu ressens quand tu joues du cor, physiquement et mentalement ?
Eh bien cela dépend bien sûr de ce que je joue, avec qui, où et ainsi de suite. Dans certains cas j’entre dans un état mental ou le temps devient hyper flexible et je peux nager dans cette sensation, parfois j’ai le sentiment de parfaitement contrôler la manière dont le temps s’écoule. Après un concert il m’arrive d’être épuisée, et d’autres fois légère comme une plume. L’instrument a également ses propres humeurs. Parfois il s’accorde à mon flux et parfois… nous devons lutter un peu !
Tu as différents projets dans lesquels tu collabores avec d’autres artistes. Pourrais-tu dire quelques mots de ces créations collectives ?
Nabelóse est un duo avec mon amie autrichienne Ingrid Scholiner. Elle joue du piano préparé et crée d’incroyables univers de couches sonores variées. Nous chantons toutes les deux tout en jouant de nos instruments respectifs, avec des morceaux étirés où nous façonnons atmosphères et paysages sonores. Assez envoûtant, surtout en concert c’est une expérience que je recommande vivement.
Zinc & Copper est le trio de cuivres dont je fais partie avec Robin Hayward et Hilary Jeffery, tous deux de formidables musiciens dont les sons se marient vraiment bien avec les miens. Des drones avec de lentes transitions et des harmoniques lumineuses nous permettent de créer une sorte d’enveloppement, comme dans un bain d’eau chaude. Nous collaborons essentiellement avec des compositeurs, créant ainsi notre répertoire à travers des échanges d’idées et de savoirs. En concert c’est une expérience avant tout physique, vraiment intéressante.
Je suis membre de Zeitkratzer, où le son est travaillé en technique étendue et micro rapproché pour un résultat impressionnant avec de supers musiciens.
Dans le projet P.O.P. avec Nora Krahl, Hannes Stobl et Reinhold Friedl, nous utilisons davantage des motifs répétitifs d’improvisation pour créer une musique avec des côtés très psychédéliques !
Avec le Large Ensemble de Stefan Schultze, le style est beaucoup plus jazzy, encore un monde très différent… et bien sûr il y a mes concerts d’improvisation libre qui peuvent toujours amener de belles surprises !
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Introduction et entretien réalisés par Yann Leblanc en novembre 2022.
Traduction Yann Leblanc.