La Revue des Ressources

LABYRINTHE D’UNE LIGNE — 1/2 

En cheminant avec — FADING SPACES — une composition de musique concrète de Jean-Baptiste Favory…

lundi 18 décembre 2017, par Lionel Marchetti

LABYRINTHE D’UNE LIGNE— 1/2 —

Suite de 2 poèmes
en regard
de
2 compositions musicales de
 — Jean-Baptiste Favory —

 

 

PREMIER POÈME —

…314 POINTS (labyrinthe d’une ligne)

En cheminant, en écrivant…
…à l’écoute de Fading Spaces
une musique concrète de Jean-Baptiste Favory
composée en 2013
(pour une écoute acousmatique de 8’56")

par Lionel Marchetti

…◉…

…314 POINT (labyrinthe d’une ligne)

...Expérience d’écoute, étrangeté de l’écoute, paradoxe de l’écoute…

1. REGARD D’UN POINT

Points, points qui s’étirent, points élastiques
points par milliers, points divisés
points qui fourmillent et dansent et ne s’arrêtent pas

Ici, à l’inverse, subitement agglomérés : points qui redeviennent points
grossissent d’être points jusqu’à faire boule

Puis ils sautillent, frénétiques et se dégagent, s’activent
—  extravagants — juste à côté de moi

Ça y est, ils sont là

Je les regarde — non je ne dois pas

Alors j’attends, j’évite (j’évite de croiser leur regard)
et je m’enfouis
patiemment

Puis je compte

Ici, au moins, je suis protégé

Je compte 314 points

je compte, exprès, le nombre de points qui en permanence s’accroît

Ad vitam aeternam —

Je compte, j’esquive (certains d’entre eux attaquent)
j’énumère et je trie
pendant que le Temps s’incurve et, paradoxalement
ralentit

Quelque chose alors s’approche, depuis son repaire, très lentement

Quelque chose d’obstiné
insistant
dans une nuit sonore tout à coup minérale

C’est cela, oui ! C’est l’Insistance

Oui, Insistance est là

Et dès lors cette chose, c’est un fait, me regarde

Le regard — le regard d’un point
est-ce possible ?

Accueillir, se recueillir

Le Temps, quant à lui, se mêle à l’impénétrable.

2. LE FOND, LA SUBSTANCE

Le regard d’un point devient le regard d’un millier de points

Sur-le-champ tout s’accélère, tout bascule

Ceux-ci, derniers venus, me forcent et irrésistiblement m’attirent
comme de la pierre d’aimant

Ce sont des invincibles

Points devenu grains

Points qui insistent
m’arrêtent
insistent et insistent encore

Points qui jouissent, pleinement, d’être des points
(ils ne s’en cachent pas)

Ils sont entre eux, désormais, étrangement devenus

Grains ou graines, par milliers, millions

Tout un vocabulaire électrique

Points devenus grains, grains devenus graines

Graines prolifiques, excessives, acides, ourlées
vertes et piquantes

Et elles se multiplient en tant que graines
grandissent, quittent le sol
vibrent et volent
sifflent
se dispersent puis reviennent par ici, depuis l’air
depuis le ciel, depuis l’éclair

Depuis je ne sais où —

L’espace mental se renverse

Alors j’écoute, je regarde, j’ausculte
et par peur, encore une fois
je m’enfouis

Celles-ci semblent enroulées sur elles-mêmes, forment des spires
celles-là, plus subtiles, tentent une échappée
puis elles vrillent, patiemment
jusqu’à devenir petites, immensément petites, presque invisibles
pour rejoindre, sans un bruit
le fond — la substance

En voici une qui s’immobilise
— stop —
(non, il n’y a plus rien)

Celle-ci est paisible et reste là, à mes côtés

Cette autre meurt

Et voici ces autres encore, à l’inverse, qui se colorent d’un coup
germes de fleurs futures
scintillantes, si scintillantes et agitées que l’on ne saurait facilement les voir

Mais je regarde
j’ouvre grand les yeux et malgré tout, je regarde

Puis je penche la tête et j’écoute

Arc bleu, jaune, vert
azur électrique

Explosion tonitruante d’où germent des nombres

Une force étrangère aussi est là — elle virevolte
associée à une structure délicate
sans cesse changeante

0, 1, 3, 5…

…sorte de cible aiguë, arrondie, raffinée

Nombres de couleur jaune d’ambre et ocre
recouverts, dirait-on
de toute la panoplie des étirements

Les nombres sont-ils des noms ?

Les nombres, désormais, m’appellent

Arc électrique de poussière d’or

Arc électromagnétique, feu, luminescences

Et tout cela cohabite sans précipitation

314 points qui sereinement insistent dans la couleur sonore.

&

3. DISPERSION, GERMINATION

Sifflements, sifflements dans l’apparence

Et revoici de nouvelles graines encore, recrudescentes, persistantes, par dizaines, par centaines, par millions
comme autant d’impulsions de sons — une nouvelle fournée de graines
(c’est un fait, il y en a encore et encore)

Tourbillons, rafales, remous

Maelström

Elle se fixent, je le vois bien, avec leurs improbables pinces — dans l’espace libre de l’air

Elles s’y dissimulent à leur tour, se fourvoyant, ici et là, jusqu’à rejoindre l’infini du bruit

Sifflements, sifflements dans l’apparence

Plus tard, à l’inverse, en voici qui s’intéressent à la terre et soudainement chutent, atterrissent
se recroquevillent, s’immobilisent, se plantent
—  s’implantent —
se figent

Pour mieux sauter, pour mieux s’enfuir et retourner tout là-haut

Pour ensemencer — une colonie de graines —

Pour m’ensemencer

Dans l’immédiat, c’est une chance
(cela va-t-il durer ?)
le plus grand nombre d’entre elles reste au sol
craquantes, mordantes
aigrelettes
zeste de graines
pas encore grosses, pas encore grandes
pas encore fruits

Mais bientôt prêtes à m’envahir, c’est certain

Ça y est, je les sens
elles se dédoublent, elles triplent, se décuplent, se multiplient

Elles sont là, prêtes pour le Grand Envol

—  J’écoute, je regarde, j’ausculte
et à mon tour, de nouveau, je m’enfouis —

Faut-il s’enfuir ? Faut-il partir ?
Faut-il les suivre ?

Oui ! Je les suis, je pars à leur poursuite

Et pour cela j’endosse ma cape de vent invisible

Je n’ai plus peur

J’écoute, j’ausculte
(expérience de l’écoute, étrangeté de l’écoute)

Je me résigne, je joue le jeu et définitivement, j’observe

L’espace est tendu, l’espace est instable, il craque
se déchire de toutes parts

Ça y est ! Je me dédouble
à mon tour, c’est un fait, j’existe autrement
je rebondis et je me divise

J’accélère

J’ose même abandonner mes membres, j’ose abandonner ma tête

Suis-je une graine ?

Dispersion

Suis-je devenu semence ?

Germination

Toujours est-il que je me dépose ici-même à l’abri du bruit

J’attends, posté en silence (à l’affût du silence)

Je regarde, j’ausculte

Je suis une graine
oui, c’est cela — je suis un point

Je suis redevenu un point
(le regard d’un point)

Et j’écoute

J’écoute l’espace — je suis l’espace

Et je ressens

Je suis une plante enracinée, bientôt ramifiée

Je suis là, je suis chez moi
dans le présent

Je ne suis plus qu’un

Moi
sans moi

Dispersé — à l’horizon du paradoxe — allez savoir pourquoi
mais plus qu’Un

Seul

Au contact de Tout

Dans un silence pénétrant
et incandescent.

—  — —
Lionel Marchetti / 2016

P.-S.

Jean-Baptiste Favory : « Je vois la musique comme le théâtre sonore de notre perception du réel : une plongée dans l’intimité du son, où le temps musical et le rythme naturel des sons concrets sont accouplés.

Je cherche de nouvelles structures temporelles correspondantes à la façon dont j’écoute le monde et je rends compte musicalement de cette perception à l’aide de sons provenant de mes voyages ou recherches en studio. Ce sont des mondes miniatures, où les relations établies entre les objets sonores deviennent au moins aussi importantes que les objets eux-mêmes.

Les fantasmes sonores que j’élabore pour chaque projet sont des hybrides en mouvements ; les personnages vivants d’une dramaturgie où l’illusion du réel transparait dans une illusion de musique, susceptible de modifier notre état de conscience. »

CD éd. 2018 — COSMOS PRIVÉS — avec : Cosmos Privé — Bruit Mauve — Microsphères — Chicharra & Fading Spaces

Fading space (en streaming)

Photographie : © Jean-Baptiste Favory (autoportrait en 2016)

—  — —

« Du désordre (chaos) l’ordre jaillit
—  jaillit fertile.
 »
William Carlos Williams

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