Le Maître et Marguerite
(1928-1940)
Mikhaïl Boulgakov
Table des matières [ épisode (1) - Rencontre avec Satan [3] ] :
PREMIÈRE PARTIE
– CHAPITRE I
Ne parlez jamais à des inconnus
– CHAPITRE II
Ponce Pilate
– CHAPITRE III
La septième preuve
– CHAPITRE IV
Poursuite
– CHAPITRE V
Ce qui s’est passé à Griboïedov
À propos de cette édition électronique
— Qui es-tu donc, à la fin ?
— Je suis une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien.
CHAPITRE I
Ne parlez jamais à des inconnus
C’était à Moscou au déclin d’une journée printanière particulièrement chaude. Deux citoyens firent leur apparition sur la promenade de l’étang du Patriarche. Le premier, vêtu d’un léger costume d’été gris clair, était de petite taille, replet, chauve, et le visage soigneusement rasé s’ornait d’une paire de lunettes de dimensions prodigieuses, à monture d’écaille noire. Quant à son chapeau, de qualité fort convenable, il le tenait froissé dans sa main comme un de ces beignets qu’on achète au coin des rues. Son compagnon, un jeune homme de forte carrure dont les cheveux roux s’échappaient en broussaille d’une casquette à carreaux négligemment rejetée sur la nuque, portait une chemise de cow-boy, un pantalon blanc fripé et des espadrilles noires.
Le premier n’était autre que Mikhaïl Alexandrovitch Berlioz, rédacteur en chef d’une épaisse revue littéraire et président de l’une des plus considérables associations littéraires de Moscou, appelée en abrégé Massolit. Quant au jeune homme, c’était le poète Ivan Nikolaïevitch Ponyriev, plus connu sous le pseudonyme de Biezdomny.
Ayant gagné les ombrages de tilleuls à peine verdissants, les deux écrivains eurent pour premier soin de se précipiter vers une baraque peinturlurée dont le fronton portait l’inscription : « Bière, Eaux minérales. »
C’est ici qu’il convient de noter la première étrangeté de cette terrible soirée de mai. Non seulement autour de la baraque, mais tout au long de l’allée parallèle à la rue Malaïa Bronnaïa, il n’y avait absolument personne. À une heure où, semble-t-il, l’air des rues de Moscou surchauffées était devenu irrespirable, où, quelque part au-delà de la ceinture Sadovaïa, le soleil s’enfonçait dans une brume de fournaise, personne ne se promenait sous les tilleuls, personne n’était venu s’asseoir sur les bancs. L’allée était déserte.
– Donnez-moi de l’eau de Narzan, demanda Berlioz à la tenancière du kiosque.
– Y en a pas, répondit-elle en prenant, on ne sait pourquoi, un air offensé.
– Vous avez de la bière ? s’informa Biezdomny d’une voix sifflante.
– On la livre ce soir, répondit la femme.
– Qu’est-ce que vous avez, alors ? demanda Berlioz.
– Du jus d’abricot, mais il est tiède, dit la femme.
– Bon, donnez, donnez, donnez !…
En coulant dans les verres, le jus d’abricot fournit une abondante mousse jaune, et l’air ambiant se mit à sentir le coiffeur. Dès qu’ils eurent bu, les deux hommes de lettres furent pris de hoquets. Ils payèrent et allèrent s’asseoir sur un banc, le dos tourné à la rue Bronnaïa.
C’est alors que survint la seconde étrangeté, concernant d’ailleurs le seul Berlioz. Son hoquet s’arrêta net. Son cœur cogna un grand coup dans sa poitrine, puis, semble-t-il, disparut soudain, envolé on ne sait où. Il revint presque aussitôt, mais Berlioz eut l’impression qu’une aiguille émoussée y était plantée. En même temps, il fut envahi d’une véritable terreur, absolument sans raison, mais si forte qu’il eut envie de fuir à l’instant même, à toutes jambes et sans regarder derrière lui.
Très peiné, Berlioz promena ses yeux alentour, ne comprenant pas ce qui avait pu l’effrayer ainsi. Il pâlit, s’épongea le front de son mouchoir et pensa : « Mais qu’ai-je donc ? C’est la première fois que pareille chose m’arrive. Ce doit être mon cœur qui me joue des tours… le surmenage… il faudrait peut-être que j’envoie tout au diable, et que j’aille faire une cure à Kislovodsk… ».
À peine achevait-il ces mots que l’air brûlant se condensa devant lui, et prit rapidement la consistance d’un citoyen, transparent et d’un aspect tout à fait singulier. Sa petite tête était coiffée d’une casquette de jockey, et son corps aérien était engoncé dans une mauvaise jaquette à carreaux, aérienne elle aussi. Ledit citoyen était d’une taille gigantesque — près de sept pieds — mais étroit d’épaules et incroyablement maigre. Je vous prie de noter, en outre, que sa physionomie était nettement sarcastique.
La vie de Berlioz ne l’avait nullement préparé à des événements aussi extraordinaires. Il devint donc encore plus pâle, et, les yeux exorbités, il se dit avec effarement :
« Ce n’est pas possible !… »
C’était possible, hélas ! puisque cela était. Sans toucher terre, le long personnage, toujours transparent, se balançait devant lui de droite et de gauche.
Berlioz fut alors en proie à une telle épouvante qu’il ferma les yeux… Lorsqu’il les rouvrit, tout était fini : le fantôme s’était dissipé, la jaquette à carreaux avait disparu, et la pointe émoussée qui fouillait le cœur de Berlioz s’était, elle aussi, envolée.
– Pfff ! C’est diabolique ! s’écria le rédacteur en chef. Figure-toi, Ivan, que j’ai cru mourir d’une insolation, là, à l’instant. J’ai eu une espèce d’hallucination, pfff !…
Il essaya de rire, mais des lueurs d’effroi traversaient encore ses yeux, et ses mains tremblaient. Peu à peu, cependant, il se calma. Il s’éventa avec son mouchoir, puis proféra d’un ton assez ferme : « Bon. Ainsi donc… », reprenant le fil de son discours que le jus d’abricot avait interrompu.
Ce discours, comme on le sut par la suite, portait sur Jésus-Christ. Pour tout dire, le rédacteur en chef avait commandé au poète, pour le prochain numéro de la revue, un grand poème antireligieux. Ivan Nikolaïevitch avait donc composé ce poème, en un temps remarquablement bref d’ailleurs, mais malheureusement, le rédacteur en chef s’était montré fort peu satisfait du résultat. Biezdomny avait peint son personnage principal — Jésus-Christ — sous les couleurs les plus sombres, et pourtant, de l’avis du rédacteur en chef, tout le poème était à refaire. Berlioz avait donc entrepris, au bénéfice du poète, une sorte de conférence sur Jésus, afin, disait-il, de lui faire toucher du doigt son erreur fondamentale.
Il est difficile de préciser si, en l’occurrence, Ivan Nikolaïevitch avait été victime de la puissance évocatrice de son talent, ou d’une complète ignorance de la question. Toujours est-il que son Jésus semblait, eh bien…, parfaitement vivant. C’était un Jésus qui, incontestablement, avait existé, bien qu’il fût abondamment pourvu des traits les plus défavorables.
Berlioz voulait donc montrer au poète que l’essentiel n’était pas de savoir comment était Jésus — bon ou mauvais, — mais de comprendre que Jésus, en tant que personne, n’avait jamais existé, et que tout ce qu’on racontait sur lui était pure invention — un mythe de l’espèce la plus ordinaire.
Il faut observer que le rédacteur en chef était un homme d’une rare érudition. Il fit remarquer par exemple, avec beaucoup d’habileté, que des historiens anciens tels que le célèbre Philon d’Alexandrie, ou le brillant Flavius Josèphe, n’avaient jamais fait la moindre allusion à l’existence de Jésus. Montrant la profondeur et la solidité de ses connaissances, Mikhaïl Alexandrovitch révéla même au poète, entre autres choses, que le fameux passage du chapitre 44, livre XV, des Annales de Tacite où il est question du supplice de Jésus n’était qu’un faux, ajouté beaucoup plus tard.
Le poète, pour qui tout cela était nouveau, fixait sur Mikhaïl Alexandrovitch le regard animé de ses yeux verts et l’écoutait attentivement. Il lâchait seulement, de temps à autre, un léger hoquet, en jurant tout bas contre le jus d’abricot.
– Il n’y a pratiquement pas une seule religion orientale, disait Berlioz, où l’on ne puisse trouver une vierge immaculée mettant un dieu au monde. Les chrétiens ont créé leur Jésus exactement de la même façon, sans rien inventer de nouveau. En fait, Jésus n’a jamais existé. C’est là-dessus, principalement, qu’il faut mettre l’accent…
La voix de ténor de Berlioz résonnait avec éclat dans l’allée déserte. Et, à mesure que Mikhaïl Alexandrovitch s’enfonçait dans un labyrinthe où seuls peuvent s’aventurer, sans risquer de se rompre le cou, des gens d’une instruction supérieure, le poète découvrait à chaque pas des choses curieuses et fort utiles sur le dieu égyptien Osiris, fils bienfaisant du Ciel et de la Terre, sur le dieu phénicien Tammouz, sur Mardouk, dieu de Babylone, et même sur le dieu terrible, quoique moins connu, Huitzli-Potchli, fort honoré jadis par les Aztèques du Mexique. C’est au moment précis où Mikhaïl Alexandrovitch racontait au poète comment les Aztèques façonnaient à l’aide de pâte des figurines représentant Huitzli-Potchli — c’est à ce moment précis que, pour la première fois, quelqu’un apparut dans l’allée.
Par la suite — alors qu’à vrai dire, il était déjà trop tard, — différentes institutions décrivirent ce personnage dans les communiqués qu’elles publièrent. La comparaison de ceux-ci ne laisse pas d’être surprenante. Dans l’un, il est dit que le nouveau venu était de petite taille, avait des dents en or et boitait de la jambe droite. Un autre affirme qu’il s’agissait d’un géant, que les couronnes de ses dents étaient en platine, et qu’il boitait de la jambe gauche. Un troisième déclare laconiquement que l’individu ne présentait aucun signe particulier. Il faut bien reconnaître que ces descriptions, toutes tant qu’elles sont, ne valent rien.
Avant tout, le nouveau venu ne boitait d’aucune jambe. Quant à sa taille, elle n’était ni petite ni énorme, mais simplement assez élevée. Ses dents portaient bien des couronnes, mais en platine à gauche et en or à droite. Il était vêtu d’un luxueux complet gris et chaussé de souliers de fabrication étrangère, gris comme son costume. Coiffé d’un béret gris hardiment tiré sur l’oreille, il portait sous le bras une canne, dont le pommeau noir était sculpté en tête de caniche. Il paraissait la quarantaine bien sonnée. Bouche légèrement tordue. Rasé de près. Brun. L’œil droit noir, le gauche — on se demande pourquoi — vert. Des sourcils noirs tous deux, mais l’un plus haut que l’autre. Bref : un étranger.
Passant devant le banc où le rédacteur en chef et le poète avaient pris place, l’étranger loucha vers eux, s’arrêta, et, brusquement, s’assit sur le banc voisin, à quelques pas des deux amis.
« Un Allemand… », pensa Berlioz. « Un Anglais…, pensa Biezdomny, et qui porte des gants par cette chaleur ! »
Cependant, l’étranger enveloppait du regard les hautes maisons qui délimitaient un carré autour de l’étang. Il était visible qu’il se trouvait là pour la première fois, et que le spectacle l’intéressait. Ses yeux s’arrêtèrent sur les étages supérieurs, dont les vitres renvoyaient l’image aveuglante d’un soleil brisé qui, pour Mikhaïl Alexandrovitch, allait disparaître à jamais, puis descendirent vers les fenêtres que le soir assombrissait déjà. Il eut alors, sans qu’on pût en deviner la raison, un sourire légèrement ironique et condescendant, cligna de l’œil, posa les mains sur le pommeau de sa canne, et son menton sur ses mains.
– Vois-tu, Ivan, disait Berlioz, par exemple, ta description de la naissance de Jésus, Fils de Dieu, est très bien, très satirique. Seulement — voilà le hic — c’est qu’avant Jésus, il est né toute une série de fils de dieux, comme, disons, le Phénicien Adonis, le Phrygien Attis, le Perse Mithra. Pour parler bref, aucun d’eux n’est né réellement, aucun n’a existé, et Jésus pas plus que les autres. Ce qu’il faut donc que tu fasses, au lieu de décrire sa naissance, ou, supposons, l’arrivée des Rois mages, c’est de montrer l’absurdité des bruits qui ont couru là-dessus. Or, en lisant ton histoire, on finit par croire vraiment que Jésus est né !…
À ce moment, Biezdomny essaya de mettre fin au hoquet qui le tourmentait. Il retint son souffle, en conséquence de quoi il hoqueta plus fort et plus douloureusement. Au même instant, Berlioz interrompait son discours, parce que l’étranger s’était levé soudain et s’approchait d’eux. Les deux écrivains le regardèrent avec surprise.
– Excusez-moi, je vous prie, dit l’homme avec un accent étranger, mais sans écorcher les mots. Je vous suis inconnu, et je me permets de… mais le sujet de votre savante conversation m’intéresse tellement que…
En disant ces mots, il ôta poliment son béret, et les deux amis n’eurent d’autre ressource que de se lever et de saluer l’inconnu.
« Non, ce serait plutôt un Français… », pensa Berlioz.
« Un Polonais… », pensa Biezdomny.
Il est nécessaire d’ajouter que dès ses premières paroles, l’étranger éveilla chez le poète un sentiment de répulsion, tandis que Berlioz le trouva plutôt plaisant, enfin… pas tellement plaisant, mais… comment dire ?… intéressant, voilà.
– Me permettez-vous de m’asseoir ? demanda poliment l’étranger.
Non sans quelque mauvaise grâce, les amis s’écartèrent.
Avec beaucoup d’aisance, l’homme s’assit entre eux, et se mit aussitôt de la conversation.
– Si je ne me suis point mépris, vous avez jugé bon d’affirmer, n’est-ce pas, que Jésus n’avait jamais existé ? demanda-t-il en fixant son œil vert sur Berlioz.
– Vous ne vous êtes nullement mépris, répondit courtoisement Berlioz. C’est précisément ce que j’ai dit.
– Ah ! comme c’est intéressant ! s’écria l’étranger.
« En quoi diable est-ce que ça le regarde ! » songea Biezdomny en fronçant les sourcils.
– Et vous êtes d’accord avec votre interlocuteur ? demanda l’inconnu en tournant son œil droit vers Biezdomny.
– Cent fois pour une ! affirma celui-ci, qui aimait les formules ampoulées et le style allégorique.
– Étonnant ! (s’écria à nouveau l’indiscret personnage. Puis, sans qu’on sache pourquoi, il regarda autour de lui comme un voleur, et, étouffant sa voix de basse, il reprit :) Pardonnez-moi de vous importuner, mais si j’ai bien compris, et tout le reste mis à part, vous ne… croyez pas en Dieu ?
Il leur jeta un regard effrayé et ajouta vivement :
– Je ne le répéterai à personne, je vous le jure !
– Effectivement, nous ne croyons pas en Dieu, répondit Berlioz en se retenant de sourire de l’effroi du touriste, mais c’est une chose dont nous pouvons parler tout à fait librement.
L’étranger se renversa sur le dossier du banc et lança, d’une voix que la curiosité rendait presque glapissante :
– Vous êtes athées ?
– Mais oui, nous sommes athées, répondit Berlioz en souriant.
« Il s’incruste, ce pou d’importation ! » pensa Biezdomny avec colère.
– Mais cela est merveilleux ! s’exclama l’étranger stupéfait, et il se mit à tourner la tête en tous sens pour regarder tour à tour les deux hommes de lettres.
– Dans notre pays, l’athéisme n’étonne personne, fit remarquer Berlioz avec une politesse toute diplomatique. Depuis longtemps et en toute conscience, la majorité de notre population a cessé de croire à ces fables.
Une drôle de chose dut alors passer par la tête de l’étranger, car il se leva, prit la main du rédacteur en chef ébahi et la serra en proférant ces paroles :
– Permettez-moi de vous remercier de toute mon âme !
– Et de quoi, s’il vous plaît, le remerciez-vous ? s’enquit Biezdomny en battant des paupières.
– Pour une nouvelle de la plus haute importance, excessivement intéressante pour le voyageur que je suis, expliqua l’original, en levant le doigt d’un air qui en disait long.
Il est de fait que, visiblement, cette importante nouvelle avait produit sur le voyageur une forte impression, car il regarda les maisons d’un air effrayé, comme s’il craignait de voir surgir un athée à chaque fenêtre.
« Non, ce n’est pas un Anglais », pensa Berlioz, et Biezdomny pensa : « En tout cas, pour parler russe, il s’y entend. Curieux de savoir où il a pêché ça ! » et il se renfrogna de nouveau.
– Mais permettez-moi, reprit le visiteur après un instant de méditation inquiète, permettez-moi de vous demander ce que vous faites, alors, des preuves de l’existence de Dieu qui, comme chacun sait, sont exactement au nombre de cinq ?
– Hélas ! répondit Berlioz avec compassion. Ces preuves ne valent rien du tout, et l’humanité les a depuis longtemps reléguées aux archives. Vous admettrez que sur le plan rationnel, aucune preuve de l’existence de Dieu n’est concevable.
– Bravo ! s’exclama l’étranger. Bravo ! Vous venez de répéter exactement l’argument de ce vieil agité d’Emmanuel. Il a détruit de fond en comble les cinq preuves, c’est certain, mais par la même occasion, et comme pour se moquer de lui-même, il a forgé de ses propres mains une sixième preuve. C’est amusant, non ?
– La preuve de Kant, répliqua l’érudit rédacteur en chef en souriant finement, n’est pas plus convaincante que les autres. Schiller n’a-t-il pas dit, à juste titre, que les raisonnements de Kant à ce sujet ne pouvaient satisfaire que des esclaves ? Quant à David Strauss, il n’a fait que rire de cette prétendue preuve.
Tout en parlant, Berlioz pensait : « Qui peut-il être, à la fin ? Et pourquoi parle-t-il aussi bien le russe ? »
– Votre Kant, avec ses preuves, je l’enverrais pour trois ans aux îles Solovki, Moi ! lança soudain Ivan Nikolaïevitch, tout à fait hors de propos.
Mais l’idée d’envoyer Kant aux Solovki, loin de choquer l’étranger, le plongea au contraire dans le ravissement.
– Parfait, parfait ! s’écria-t-il, et son œil vert, toujours tourné vers Berlioz, étincela. C’est exactement ce qu’il lui faudrait ! Du reste, je lui ai dit un jour, en déjeunant avec lui : « Voyez-vous, professeur – excusez-moi – mais vos idées sont un peu incohérentes. Très intelligentes, sans doute, mais terriblement incompréhensibles. On rira de vous. »
Berlioz ouvrit des yeux ronds : « En déjeunant… avec Kant ? Qu’est-ce qu’il me chante là ? » pensa-t-il.
– Malheureusement, continua le visiteur étranger en se tournant, nullement déconcerté par l’étonnement de Berlioz, vers le poète, il est impossible d’expédier Kant à Solovki, pour la simple raison que, depuis cent et quelques années, il séjourne dans un lieu sensiblement plus éloigné que Solovki, et dont on ne peut le tirer en aucune manière, je vous l’affirme.
– Je le regrette ! répliqua le bouillant poète.
– Je le regrette aussi, croyez-moi ! approuva l’inconnu et son œil étincela.
Puis il reprit :
– Mais voici la question qui me préoccupe : si Dieu n’existe pas, qui donc gouverne la vie humaine, et, en général, l’ordre des choses sur la terre ?
– C’est l’homme qui gouverne ! se hâta de répondre le poète courroucé, bien que la question, il faut l’avouer, ne fût pas très claire.
– Pardonnez-moi, dit doucement l’inconnu, mais pour gouverner, encore faut-il être capable de prévoir l’avenir avec plus ou moins de précision, et pour un délai tant soit peu acceptable. Or — permettez-moi de vous le demander, — comment l’homme peut-il gouverner quoi que ce soit, si non seulement il est incapable de la moindre prévision, ne fût-ce que pour un délai aussi ridiculement bref que, disons, un millier d’années, mais si, en outre, il ne peut même pas se porter garant de son propre lendemain ?
« Tenez, imaginons ceci, reprit-il en se tournant vers Berlioz. Vous, par exemple. Vous vous mettez à gouverner, vous commencez à disposer des autres et de vous-même, bref, comme on dit, vous y prenez goût, et soudain… hé, hé… vous attrapez un sarcome au poumon… (En disant ces mots, l’étranger sourit avec gourmandise, comme si l’idée du sarcome lui paraissait des plus agréables.) Oui, un sarcome… (répéta-t-il en fermant les yeux et en ronronnant comme un chat) et c’est la fin de votre gouvernement !
« Dès lors, vous vous moquez éperdument du sort des autres. Seul le vôtre vous intéresse. Vos parents et vos amis commencent à vous mentir. Pressentant un malheur, vous courez voir les médecins les plus éminents, puis vous vous adressez à des charlatans, et vous finissez, évidemment, chez les voyantes. Tout cela, ai-je besoin de vous le dire, en pure perte. Et les choses se terminent tragiquement celui qui, naguère encore, croyait gouverner, se retrouve allongé, raide, dans une boîte en bois, et son entourage, comprenant qu’on ne peut plus rien faire de lui, le réduit en cendres.
« Mais il peut y avoir pis encore : on se propose, par exemple – quoi de plus insignifiant ! – d’aller faire une cure à Kislovodsk (l’étranger lança un clin d’œil à Berlioz), et voilà, nul ne sait pourquoi, qu’on glisse et qu’on tombe sous un tramway ! Allez-vous me dire que celui à qui cela arrive l’a voulu ? N’est-il pas plus raisonnable de penser que celui qui a voulu cela est quelqu’un d’autre, de tout à fait neutre ?
Et l’inconnu éclata d’un rire étrange.
Berlioz avait écouté avec une attention soutenue la désagréable histoire du sarcome et du tramway, et maintenant une idée inquiétante le tourmentait ; « Ce n’est pas un étranger… ce n’est pas un étranger… pensait-il. C’est, sauf le respect, un type extrêmement bizarre… Mais qui cela peut-il être ?… »
– Vous désirez fumer, à ce que je vois ? dit tout à coup l’inconnu à Biezdomny. Quelle est votre marque préférée ?
Surpris, le poète, qui effectivement n’avait plus de cigarettes, répondit d’un air maussade :
– Pourquoi ? Vous en avez plusieurs ?
– Laquelle préférez-vous ? répéta l’inconnu.
– Des Notre Marque jeta Biezdomny d’un ton aigre.
Aussitôt, l’étrange individu tira de sa poche un étui à cigarettes et le tendit à Biezdomny.
– Voici des Notre Marque…
Le rédacteur en chef et le poète furent moins étonnés par le fait que l’étui contenait justement des cigarettes Notre Marque, que par l’étui lui-même. C’était un étui en or de dimensions extraordinaires, dont le couvercle s’ornait d’un triangle de diamants qui brillaient de mille feux bleus et blancs.
Les pensées des deux hommes de lettres prirent alors un cours différent. Berlioz : « Si, c’est un étranger ! » et Biezdomny : « Qu’il aille au diable, à la fin !… »
Le poète et le propriétaire de l’étui prirent chacun une cigarette et l’allumèrent. Berlioz, qui ne fumait pas, refusa.
« Voilà ce qu’il faut lui objecter, pensa Berlioz, résolu à poursuivre la discussion. Certes, l’homme est mortel, personne ne songe à le nier. Mais l’essentiel c’est que… »
Mais l’étranger ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche :
– Certes, l’homme est mortel, dit-il, mais il n’y aurait encore là que demi-mal. Le malheur, c’est que l’homme meurt parfois inopinément. Voilà le hic ! Et d’une manière générale, il est incapable de savoir ce qu’il fera le soir même.
« Quelle façon absurde de présenter les choses !… » pensa Berlioz, qui répondit :
– Là, vous exagérez. Pour moi, par exemple, je sais à peu près exactement ce que je vais faire ce soir. Évidemment, si dans la rue Bronnaïa, une tuile me tombe sur la tête…
– Jamais une tuile ne tombera par hasard sur la tête de qui que ce soit, interrompit l’étranger avec un grand sérieux. Vous, en particulier, vous n’avez absolument rien à craindre de ce côté. Vous mourrez autrement.
– Vous savez sans doute exactement comment je mourrai ? s’enquit Berlioz avec une ironie parfaitement naturelle, acceptant de suivre son interlocuteur dans cette conversation décidément absurde. Et vous allez me le dire ?
– Bien volontiers, répondit l’inconnu.
Il jaugea Berlioz du regard, comme s’il voulait lui tailler un costume, marmotta entre ses dents quelque chose comme : « Un, deux… Mercure dans la deuxième maison… la lune est partie… six — un malheur… le soir — sept… », puis, à haute voix, il annonça gaiement :
– On vous coupera la tête !
Stupéfié par cette impertinence, Biezdomny dévisagea l’étranger avec une haine sauvage cependant que Berlioz demandait en grimaçant un sourire :
– Ah ! bon ? Et qui cela ? L’ennemi ? Les interventionnistes ?
– Non, répondit l’autre. Une femme russe, membre de la Jeunesse communiste.
– Humm…, grogna Berlioz, irrité par cette plaisanterie de mauvais goût, excusez-moi, mais c’est peu vraisemblable.
– Excusez-moi à votre tour, répondit l’étranger, mais c’est la vérité. Ah ! oui, je voulais vous demander ce que vous comptiez faire ce soir, si ce n’est pas un secret.
– Ce n’est pas un secret. Je vais d’abord rentrer chez moi, rue Sadovaïa, puis, à dix heures, j’irai présider la réunion du Massolit.
– C’est tout à fait impossible, répliqua l’étranger d’un ton ferme.
– Et pourquoi ?
Clignant des yeux, l’étranger regarda le ciel que des oiseaux noirs, pressentant la fraîcheur du soir, zébraient d’un vol rapide, et répondit :
– Parce qu’Annouchka a déjà acheté l’huile de tournesol. Et non seulement elle l’a achetée, mais elle l’a déjà renversée. De sorte que la réunion n’aura pas lieu.
On comprendra aisément que le silence se fit sous les tilleuls.
– Pardon, dit enfin Berlioz en dévisageant l’absurde bavard, mais… que vient faire ici l’huile de tournesol ?… Et de quelle Annouchka parlez-vous ?
– Je vais vous le dire, moi, ce qu’elle vient faire ici, l’huile de tournesol, proclama soudain Biezdomny, apparemment résolu à déclarer la guerre à l’importun. Dites-moi, citoyen, vous n’auriez pas séjourné, par hasard, dans une clinique pour malades mentaux ?
– Ivan !… protesta à voix basse Mikhaïl Alexandrovitch.
Mais l’étranger, bien loin de se montrer offensé, éclata d’un rire joyeux.
– Bien sûr, bien sûr, et plus d’une fois ! s’écria-t-il en riant, mais sans détacher du poète un œil qui, lui, ne riait pas du tout. Où n’ai-je pas séjourné, d’ailleurs ! Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas avoir eu le loisir de demander au professeur ce qu’est la schizophrénie. C’est donc vous-même qui le lui demanderez, Ivan Nikolaïevitch !
– Comment savez-vous mon nom ?
– Voyons, Ivan Nikolaïevitch, qui ne vous connaît pas ?
L’étranger tira de sa poche le numéro de la veille de la Gazette littéraire, sur la première page duquel Ivan Nikolaïevitch put voir son propre portrait, accompagné de poèmes dont il était l’auteur. Mais cette preuve tangible de sa gloire et de sa popularité, qui l’avait tant réjoui la veille, ne lui procura plus le moindre plaisir.
– Vous voulez m’excuser une minute ? dit-il, le visage assombri. Je voudrais dire deux mots à mon ami.
– Mais avec plaisir ! s’écria l’inconnu. On est tellement bien sous ces tilleuls. Et, du reste, rien ne me presse.
– Écoute, Micha, chuchota le poète en attirant Berlioz à l’écart. Ce n’est pas du tout un touriste. C’est un espion. C’est un émigré qui s’est réintroduit chez nous. Demande-lui ses papiers, sinon il s’en ira, et…
– Tu crois ? » murmura Berlioz avec inquiétude, tout en se disant : « Il a raison… »
Le poète se pencha et lui souffla dans l’oreille :
– Je t’assure, il fait l’imbécile, comme ça, pour nous tirer les vers du nez (le poète loucha vers l’inconnu, craignant que celui-ci n’en profitât pour s’esquiver), viens, il faut qu’on le retienne, sinon il va filer…
Le poète prit Berlioz par le bras et l’attira vers le banc.
L’inconnu s’était levé et tenait à la main une sorte de livret à couverture gris foncé, une épaisse enveloppe dont le papier paraissait d’excellente qualité, et une carte de visite.
– Excusez-moi, dit-il, mais dans le feu de la discussion, j’ai complètement oublié de me présenter. Voici ma carte, mon passeport, et une invitation me priant de venir à Moscou pour donner des consultations.
L’inconnu souligna ces paroles significatives d’un regard pénétrant, qui remplit de confusion les deux hommes de lettres.
« Diable, il a tout entendu… », pensa Berlioz qui repoussa d’un geste poli les papiers que l’étranger lui tendait, cependant que le poète, jetant rapidement un coup d’œil sur la carte de visite, put reconnaître, imprimé en lettres latines, le mot « professeur », et l’initiale du nom, un W.
– Enchanté, enchanté, bredouilla le rédacteur en chef avec embarras, et l’étranger fit disparaître ses papiers dans sa poche.
Les relations ainsi renouées, les trois hommes prirent place sur le banc.
– Vous êtes donc invité en qualité de spécialiste, professeur ? demanda Berlioz.
– C’est cela.
– Heu… vous êtes allemand ? demanda Biezdomny.
– Qui, moi ? dit le professeur, qui parut hésiter. Enfin… oui, si vous voulez.
– Vous parlez très bien le russe, remarqua Biezdomny.
– Oh ! vous savez, je suis polyglotte, je connais un très grand nombre de langues, répondit le professeur.
– Et quelle est votre spécialité ? s’enquit Berlioz.
– La magie noire.
« Manquait plus que ça ! » sursauta Berlioz.
– Et c’est… en tant que spécialiste de… de la magie noire que vous avez été invité ici ? bégaya-t-il.
– Parfaitement, dit le professeur. Voyez-vous, poursuivit-il, on a découvert tout récemment, dans votre Bibliothèque nationale, des manuscrits authentiques de Gerbert d’Aurillac, le célèbre nécromancien du Xème siècle, et je suis le seul spécialiste au monde capable de les déchiffrer.
– Ah ! ah ! Vous êtes historien ? demanda respectueusement Berlioz, vivement soulagé par cette explication.
– Je suis historien, en effet (dit le savant, qui ajouta soudain, sans rime ni raison :) Et il se passera une histoire intéressante, ce soir, du côté de l’étang du Patriarche !
De nouveau, le rédacteur en chef et le poète furent extrêmement surpris. Mais le professeur leur fit signe de se rapprocher, et quand ils furent tous deux penchés vers eux, il chuchota :
– Figurez-vous que Jésus a réellement existé.
Berlioz se redressa aussitôt et dit avec un sourire un peu forcé :
– Voyez-vous, professeur, nous respectons grandement vos vastes connaissances, mais sur ce sujet, vous nous permettrez de nous en tenir à un autre point de vue.
– Il n’est pas question de points de vue ici, répliqua l’étrange professeur. Jésus a existé, c’est tout.
– Mais encore faudrait-il avoir quelque preuve de…, commença Berlioz.
– Toutes les preuves sont inutiles (coupa le professeur. Et d’une voix douce, dont tout accent avait curieusement disparu, il commença :) Tout est simple. Drapé dans un manteau blanc, à doublure sanglante et avançant de la démarche traînante propre aux cavaliers, un homme apparut sous le péristyle qui séparait les deux ailes du palais…
CHAPITRE II
Ponce Pilate
Drapé dans un manteau blanc à doublure sanglante et avançant de la démarche traînante propre aux cavaliers, un homme apparut sous le péristyle qui séparait les deux ailes du palais d’Hérode le Grand. C’était Ponce Pilate, procurateur de Judée. Le printemps était là et l’aube du quatorzième jour du mois de Nisan se levait.
Plus que tout au monde, le procurateur détestait le parfum de l’essence de roses. Or, depuis l’aube, cette odeur n’avait cessé de le poursuivre : présage certain d’une mauvaise journée.
Il semblait au procurateur que les palmiers et les cyprès du jardin exhalaient une odeur de rose et qu’un léger parfum de rose se mêlait, tout à fait incongru, aux relents de cuir et de sueur qui émanaient des soldats de son escorte.
Des arrière-salles du palais, où logeait la première cohorte de la douzième légion Foudre, venue à Jérusalem avec le procurateur, montait une légère fumée qui gagnait le péristyle par la terrasse supérieure du jardin ; à cette fumée un peu âcre, qui témoignait que les cuistots de centurie commençaient à préparer le repas du matin, venait encore se mêler, sucré et entêtant, le parfum de la rose.
« Ô Dieux, Dieux, qu’ai-je fait pour que vous me punissiez ainsi ?… Car, il n’y a pas de doute, c’est encore lui, ce mal épouvantable, invincible… cette hémicrânie, qui me torture la moitié de la tête… aucun remède contre cette douleur, nul moyen d’y échapper… bon, je vais essayer de ne pas remuer la tête… »
Sur le sol de mosaïque, près de la fontaine, on avait déjà avancé un fauteuil. Le procurateur s’y assit sans regarder personne, et tendit la main à la hauteur de son épaule. Un secrétaire glissa dans cette main, avec déférence, une feuille de parchemin. Sans pouvoir retenir une grimace de douleur, le procurateur parcourut rapidement le texte du coin de l’œil, puis rendit le parchemin au secrétaire et prononça avec difficulté :
– C’est le prévenu de Galilée ? L’affaire a-t-elle été soumise au tétrarque ?
– Oui, procurateur, répondit le secrétaire.
– Eh bien ?
– Le tétrarque n’a pas voulu conclure, et il soumet la sentence de mort du sanhédrin à votre ratification, dit le secrétaire.
La joue du procurateur fut parcourue d’un tic, et il ordonna d’une voix faible :
– Faites venir l’accusé.
L’instant d’après, deux légionnaires montaient du jardin et pénétraient sous les colonnes, poussant devant eux un homme d’environ vingt-sept ans, qu’ils amenèrent devant le fauteuil du procurateur. L’homme était vêtu d’une vieille tunique bleue, usée et déchirée, et coiffé d’un serre-tête blanc maintenu autour du front par un étroit bandeau. Ses mains étaient liées derrière son dos. Il avait l’œil gauche fortement poché, et le coin de la bouche fendu ; un filet de sang y séchait. Il regardait le procurateur avec une curiosité anxieuse.
Après un moment de silence, celui-ci demanda doucement en araméen :
– Ainsi, c’est toi qui incitais le peuple à détruire le temple de Jérusalem ?
En prononçant ces mots, le procurateur demeura aussi immobile qu’une statue. Seules, ses lèvres remuèrent faiblement. Le procurateur demeura aussi immobile qu’une statue, parce que sa tête brûlait d’une douleur infernale et qu’il redoutait le moindre mouvement.
L’homme aux mains liées fit un pas en avant et commença :
– Bon homme ! Crois-moi, je…
Mais le procurateur, toujours figé et élevant à peine la voix, l’interrompit aussitôt :
– C’est moi que tu appelles bon homme ? Tu te trompes. À Jérusalem, tout le monde murmure que je suis un monstre féroce, et c’est parfaitement exact. (Du même ton monotone, il ajouta :) Qu’on fasse venir le centurion.
Une ombre parut s’étendre sur la terrasse quand le centurion Marcus, chef de la première centurie et surnommé Mort-aux-rats, se présenta devant le procurateur. Mort-aux-rats dépassait d’une tête le plus grand soldat de la légion, et il était si large d’épaules que, littéralement, il cacha le soleil qui commençait à peine à s’élever au-dessus de l’horizon.
Le procurateur s’adressa au centurion en latin :
– Le coupable, dit-il, m’a appelé « bon homme ». Emmenez-le d’ici pendant quelques minutes, afin de lui expliquer comment il convient de me parler. Évitez, cependant, de l’estropier.
Et tous, hormis l’immobile procurateur, suivirent du regard Marcus Mort-aux-rats qui faisait signe au détenu de le suivre. D’ailleurs, où qu’il se montrât, on suivait toujours Mort-aux-rats du regard à cause de sa taille et de son visage monstrueux qui frappait d’horreur ceux qui le voyaient pour la première fois : son nez avait été écrasé jadis par la massue d’un Germain.
Les lourds demi-brodequins de Marcus claquèrent sur la mosaïque, suivis sans bruit par l’homme attaché. Un profond silence s’établit sous le péristyle, troublé seulement par le roucoulement des pigeons dans le jardin et par la petite musique, compliquée mais agréable, du jet d’eau de la fontaine.
Le procurateur avait envie de se lever, de mettre son front sous la pluie du jet d’eau et de rester ainsi, pour toujours. Mais même cela ne lui serait d’aucun secours, il le savait.
En descendant vers le jardin, Mort-aux-rats prit un fouet des mains d’un légionnaire qui montait la garde au pied d’une statue de bronze, et d’un geste négligent, en frappa légèrement le détenu aux épaules. Le geste du centurion avait été léger et nonchalant, mais l’homme aux mains liées s’écroula aussitôt sur le sol, comme si on lui avait fauché les jambes. La bouche ouverte, il aspira l’air comme un noyé, toute coloration disparut de son visage et ses yeux roulèrent dans leurs orbites avec un regard de dément.
De la main gauche, Marcus ramassa l’homme et le souleva aussi aisément qu’il eût fait d’un sac vide, le remit sur ses pieds et lui dit d’un ton nasillard, en articulant plutôt mal que bien les mots araméens :
– Appeler le procurateur romain hegemon. Pas dire d’autres mots. Et pas bouger. Toi compris, ou moi te battre ?
Le prisonnier chancela et faillit tomber, mais il se maîtrisa. Les couleurs lui revinrent, il reprit son souffle et répondit d’une voix rauque :
– J’ai compris. Ne me bats pas.
Un instant plus tard, il était de nouveau devant le procurateur.
Ce fut une voix terne et malade qui demanda :
– Nom ?
– Le mien ? répondit hâtivement le détenu, dont toute l’attitude exprimait sa volonté de faire des réponses sensées, et de ne plus provoquer la colère de son interlocuteur.
Le procurateur dit à mi-voix :
– Pas le mien, je le connais. Ne te fais pas plus bête que tu ne l’es. Le tien, oui.
– Yeshoua, dit précipitamment le prisonnier.
– Tu as un surnom ?
– Ha-Nozri.
– D’où es-tu ?
– De la ville de Gamala, répondit le prisonnier et, tournant la tête à droite, il montra que là-bas, quelque part dans le Nord, il existait une ville appelée Gamala.
– Qui sont tes parents ?
– Je ne sais pas exactement, répondit vivement le détenu. Je ne me souviens plus de mes parents. On m’a dit que mon père était syrien…
– Où est ton domicile habituel ?
– Je n’ai pas de domicile habituel, avoua timidement le prisonnier, je voyage de ville en ville.
– On peut dire cela plus brièvement. En un mot, tu es un vagabond. Tu as de la famille ?
– Personne. Je suis seul au monde.
– As-tu de l’instruction ?
– Oui.
– Connais-tu d’autres langues que l’araméen ?
– Oui. Le grec.
Une paupière enflée se souleva et un œil voilé par la souffrance se posa sur le prisonnier. L’autre œil resta fermé.
Pilate dit en grec :
– Ainsi, c’est toi qui as incité le peuple à détruire l’édifice du temple de Jérusalem ?
À ces mots, le détenu parut s’animer, ses yeux cessèrent d’exprimer la peur, et il dit en grec :
– Mais, bon… (une lueur d’effroi passa dans les yeux du prisonnier, à l’idée du faux pas qu’il avait failli commettre) mais, hegemon, jamais de ma vie je n’ai eu l’intention de détruire le Temple, et je n’ai incité personne à une action aussi insensée.
L’étonnement se peignit sur le visage du secrétaire qui, penché sur une table basse, inscrivait les déclarations du prévenu. Il leva la tête, mais la baissa aussitôt sur son parchemin.
– Des gens de toutes sortes affluent en grand nombre dans cette ville pour les fêtes. Parmi eux, il y a des mages, des astrologues, des devins, et des assassins, dit le procurateur d’une voix monotone. Et il y a aussi des menteurs. Toi, par exemple, tu es un menteur. C’est écrit en toutes lettres : il a appelé la population à détruire le Temple. Tel est le témoignage des gens.
– Ces bonnes gens, dit le prisonnier, qui se hâta d’ajouter, hegemon…, n’ont aucune instruction, et ils ont compris tout de travers ce que je leur ai dit. Du reste, je commence à craindre que ce malentendu ne se prolonge très longtemps. Tout ça à cause de l’autre, qui note ce que je dis n’importe comment.
Il y eut un silence. Cette fois, les deux yeux douloureux dévisagèrent pesamment le prisonnier.
– Je te le répète pour la dernière fois : cesse de faire l’idiot, brigand, prononça mollement Pilate. Il y a peu de choses d’écrites sur toi, mais suffisamment pour te pendre.
– Non, non, hegemon, dit le prisonnier, tendu par l’ardent désir de convaincre, il y en a un qui me suit, qui me suit tout le temps, et qui écrit continuellement, sur du parchemin de bouc. Un jour, j’ai jeté un coup d’œil dessus, et j’ai été épouvanté. De tout ce qui était écrit là, je n’ai rigoureusement pas dit un mot. Je l’ai supplié : brûle, je t’en prie, brûle ce parchemin ! Mais il me l’a arraché des mains et s’est enfui.
– Qui est-ce ? demanda Pilate d’un air dégoûté, en se touchant la tempe du bout des doigts.
– Matthieu Lévi, répondit de bonne grâce le prisonnier. Il était collecteur d’impôts. Je l’ai rencontré pour la première fois sur la route de Béthanie, là où elle tourne devant une plantation de figuiers, et je lui ai parlé. Au début, il s’est montré plutôt hostile à mon égard, et il m’a même injurié… c’est-à-dire qu’il a pensé m’injurier, en me traitant de chien. (Le détenu sourit.) Personnellement, je ne vois rien de mauvais dans cet animal, pour qu’on soit offensé par ce mot…
Le secrétaire cessa d’écrire et jeta à la dérobée un regard étonné, non pas sur le détenu, mais sur le procurateur.
– … Cependant, continua Yeshoua, en m’écoutant, il s’est peu à peu radouci, et finalement, il a jeté son argent sur le chemin et m’a dit que désormais, il voyagerait avec moi…
De la joue gauche, Pilate esquissa un demi-sourire qui découvrit ses dents jaunes. D’une rotation de tout le buste, il se tourna vers son secrétaire et proféra :
– Ô Jérusalem ! Que ne peut-on entendre dans tes murs ! Un collecteur d’impôts – entendez-vous cela ? – qui jette son argent sur les chemins !
Ne sachant que répondre, le secrétaire jugea bon, à tout hasard, de copier le sourire de Pilate.
– Il m’a déclaré, dit Yeshoua, pour expliquer l’étrange conduite de Matthieu Lévi, que, désormais, l’argent lui faisait horreur. Et depuis, ajouta-t-il, il est devenu mon compagnon.
Ricanant toujours silencieusement, le procurateur regarda le prisonnier, puis le soleil qui continuait à monter, impitoyable, au-dessus des statues équestres de l’hippodrome, là-bas vers la droite, dans le fond de la vallée, et tout à coup, pris d’une sorte de nausée, il pensa que le plus simple serait d’expulser de la terrasse cet étrange brigand — il suffirait pour cela de deux mots : « Pendez-le », — de renvoyer l’escorte par la même occasion, de rentrer dans le palais, de donner l’ordre de faire l’obscurité dans la chambre, de s’étendre sur le lit, de réclamer de l’eau fraîche, d’appeler son chien Banga d’une voix plaintive et de se faire consoler par lui de ces maux de tête insupportables. Et l’idée du poison passa, fugitive mais tentatrice, dans la tête malade du procurateur.
Ses yeux troubles revinrent au prisonnier et il demeura un moment silencieux, essayant douloureusement de se rappeler pourquoi, sous l’impitoyable soleil matinal de Jérusalem, on lui avait amené ce prévenu au visage marqué de coups, et quelles questions — qui n’intéresseraient jamais personne d’ailleurs — il fallait encore lui poser.
– Matthieu Lévi ? demanda le malade d’une voix rauque, et il ferma les yeux.
– Oui, Matthieu Lévi, répondit une voix aiguë qui lui fit mal.
– Enfin, qu’as-tu dit à la foule du marché, à propos du Temple ?
Il sembla à Pilate que la voix qui lui parvenait lui transperçait la tempe, lui infligeant un supplice indicible.
– J’ai dit, hegemon, fit la voix, que le temple de la vieille foi s’écroulerait et que s’élèverait à sa place le nouveau temple de la vérité. Je me suis exprimé ainsi pour mieux me faire comprendre.
– Et qu’est-ce qui t’a pris, vagabond, d’aller au marché et de troubler le peuple en lui parlant de la vérité, c’est-à-dire de quelque chose dont tu n’as aucune notion ? Qu’est-ce que la vérité ?
« Dieux ! pensa en même temps le procurateur. Je lui pose là des questions qui n’ont aucun intérêt juridique… mon intelligence me trahit, elle aussi… » Et de nouveau, l’image d’une coupe pleine d’un liquide noirâtre traversa son esprit. « Du poison. Donnez-moi du poison… »
Et de nouveau, il entendit la voix :
– La vérité, c’est d’abord que tu as mal à la tête. Et à tel point que, lâchement, tu songes à la mort. Non seulement tu n’as pas la force de discuter avec moi, mais il t’est même pénible de me regarder. De sorte qu’en ce moment, sans le vouloir, je suis ton bourreau, ce qui me chagrine. Tu n’es même pas capable de penser à quoi que ce soit. Ton rêve est simplement d’avoir ton chien auprès de toi, le seul être, apparemment, auquel tu sois attaché. Mais tes tourments vont cesser à l’instant, ta tête ne te fera plus souffrir.
Le secrétaire resta la plume en l’air et regarda le prisonnier avec des yeux ronds.
Pilate leva vers le prisonnier des yeux de martyr et vit que le soleil était déjà haut au-dessus de l’hippodrome, qu’un de ses rayons s’était glissé sous le péristyle et rampait vers les sandales éculées de Yeshoua et que celui-ci s’en écartait pour rester à l’ombre.
Le procurateur se leva alors de son fauteuil, pressa sa tête dans ses mains, et une expression d’épouvante se peignit sur son visage glabre et jaunâtre. Mais il la réprima aussitôt par un effort de volonté, et se rassit.
Le détenu, cependant, poursuivait son discours, mais le secrétaire n’écrivait plus rien. Le cou tendu, comme une oie, il s’efforçait seulement de ne pas en perdre un mot.
– Et voilà, c’est fini, dit le prisonnier en regardant Pilate avec bienveillance, et j’en suis extrêmement heureux. Je te conseillerais bien, hegemon, de quitter ce palais pour un temps et d’aller te promener à pied dans les environs, ne serait-ce que dans les jardins du mont des Oliviers. L’orage n’éclatera… (le détenu se retourna et regarda vers le soleil en clignant des yeux)… que plus tard, dans la soirée. Cette promenade te ferait grand bien, et je t’y accompagnerais avec plaisir. J’ai en tête quelques idées nouvelles qui pourraient, je crois, t’intéresser, et je t’en ferais part volontiers, d’autant plus que tu me fais l’effet d’un homme fort intelligent. (Le secrétaire pâlit mortellement et laissa choir son rouleau de parchemin.) Le malheur, continua l’homme aux mains liées, que décidément rien n’arrêtait, c’est que tu vis trop renfermé, et que tu as définitivement perdu confiance en autrui. On ne peut tout de même pas, admets-le, reporter toute son affection sur un chien. Ta vie est pauvre, hegemon.
Sur quoi l’orateur se permit de sourire. Le secrétaire, maintenant, ne pensait plus qu’à une chose : devait-il ou non croire ce qu’il entendait ? Il le fallait bien. Il essaya alors d’imaginer quelle forme fantastique prendrait la fureur de l’irascible procurateur devant la témérité inouïe du prisonnier. Mais cela, le secrétaire ne pouvait l’imaginer quoiqu’il connût fort bien le procurateur.
Et l’on entendit la voix brisée et rauque du procurateur qui disait en latin :
– Détachez-lui les mains.
Un légionnaire de l’escorte frappa le sol de sa lance, la passa à son voisin, s’approcha et défit les liens du prisonnier. Le secrétaire ramassa son rouleau, et décida, jusqu’à nouvel ordre, de ne rien écrire et de ne s’étonner de rien.
– Avoue-le, demanda doucement Pilate en grec, tu es un grand médecin ?
– Non, procurateur, je ne suis pas médecin, répondit le détenu en frottant avec délectation ses poignets meurtris, enflés et rougis.
Les sourcils froncés, Pilate fouilla du regard le prisonnier, mais la brume qui voilait ce regard avait disparu et on y retrouvait les étincelles bien connues.
– Au fait, dit Pilate, je ne t’ai pas demandé… Tu connais aussi le latin ?
– Oui, je le connais, répondit le détenu.
Les joues jaunes de Pilate se colorèrent, et il demanda en latin :
– Comment as-tu su que je désirais appeler mon chien ?
– Très simplement, répondit le prisonnier dans la même langue. Tu as passé la main en l’air (il répéta le geste de Pilate) comme si tu voulais donner une caresse, et tes lèvres…
– Oui, bon, dit Pilate.
Ils se turent. Puis Pilate demanda en grec :
– Ainsi, tu es médecin ?
– Non, non, répondit vivement le prisonnier. Crois-moi, je ne suis pas médecin.
– Bon, si tu veux garder le secret là-dessus, garde-le. Cela n’a pas de rapport direct avec ton affaire. Donc, tu affirmes que tu n’as pas appelé le peuple à démolir… ou à incendier, ou à détruire d’une façon ou d’une autre le temple de Jérusalem ?
– Je le répète, hegemon, je n’ai jamais appelé personne à de tels actes. Est-ce que j’ai l’air d’un faible d’esprit ?
– Oh ! certes, tu n’as rien d’un faible d’esprit, répondit doucement le procurateur, avec un sourire inquiétant. Alors jure que tout cela est faux.
– Sur quoi donc veux-tu que je jure ? demanda, avec une vive animation, l’homme aux mains déliées.
– Eh bien, sur ta vie, par exemple, répondit le procurateur. C’est le moment, d’ailleurs, car elle n’est pendue qu’à un fil, sache-le.
– T’imaginerais-tu par hasard que ce fil, c’est toi qui l’as pendu, hegemon ? demanda la prisonnier. En ce cas, tu te trompes lourdement.
Pilate sursauta et répondit entre ses dents :
– Mais ce fil, je peux le couper.
– Là aussi tu te trompes, répliqua le détenu avec un sourire lumineux, en mettant sa main devant ses yeux pour se protéger du soleil. Tu admettras bien, sans doute, que seul celui qui a pendu ce fil peut le couper ?
– Bien, bien, dit Pilate en souriant, je ne m’étonne plus maintenant que les badauds de Jérusalem te suivent à la trace. Je ne sais pas qui a pendu ta langue, mais pour être bien pendue elle l’est. À propos, dis-moi, est-il vrai que tu es entré à Jérusalem par la porte des Brebis, monté sur un âne et accompagné de toute une populace qui t’accueillait avec des cris comme si tu étais on ne sait quel prophète ? demanda le procurateur en montrant le rouleau de parchemin.
Le détenu regarda Pilate avec perplexité.
– Je n’ai jamais eu d’âne, hegemon, dit-il. Je suis bien entré à Jérusalem par la porte des Brebis, mais à pied, et accompagné uniquement de Matthieu Lévi, et personne n’a rien crié, puisque à ce moment-là, personne à Jérusalem ne me connaissait.
– Et ne connais-tu pas, continua Pilate sans détacher ses yeux du prisonnier, un certain Dismas, un certain Hestas, et un troisième nommé Bar-Rabbas ?
– Je ne connais pas ces bonnes gens, répondit le prisonnier.
– C’est vrai ?
– C’est vrai.
– Et maintenant, dis-moi, pourquoi emploies-tu tout le temps ces mots : bonnes gens ? Appelles-tu donc tout le monde comme ça ?
– Tout le monde, oui, répondit le détenu. Il n’y a pas de mauvaises gens sur la terre.
– C’est la première fois que j’entends ça ! dit Pilate en riant. Mais peut-être que je connais mal la vie !… (Inutile de noter tout cela, ajouta-t-il en se tournant vers le secrétaire, bien que celui-ci eût cessé de noter quoi que ce fût.) Tu as lu cela dans un livre grec, sans doute ? reprit-il en s’adressant au détenu.
– Non, j’ai trouvé cela tout seul.
– Et c’est ce que tu prêches ?
– Oui.
– Mais le centurion Marcus, par exemple, qu’on a surnommé Mort-aux-rats ? Il est bon, lui aussi ?
– Oui, répondit le prisonnier. Il est vrai que c’est un homme malheureux. Depuis que de bonnes gens l’ont défiguré, il est devenu dur et cruel. Ce serait intéressant de savoir qui l’a mutilé ainsi.
– Je te l’apprendrai volontiers, dit Pilate, car j’en ai été témoin. De bonnes gens — des Germains — se sont jetés sur lui comme des chiens sur un ours. Ils se sont cramponnés à son cou, à ses bras, à ses jambes. La manipule d’infanterie dont il faisait partie était tombée en embuscade, et si la turme de cavalerie que je commandais n’avait pas réussi une percée de flanc, tu n’aurais pas l’occasion, philosophe, de parler à Mort-aux-rats. C’était à la bataille d’Idistavisus Campus, dans la vallée des Vierges.
– Si j’avais l’occasion de lui parler, dit le détenu d’un air soudain rêveur, je suis certain qu’il changerait du tout au tout.
– Je présume, répondit Pilate, que le légat de la légion ne serait pas très heureux si tu t’avisais de parler à l’un de ses officiers ou de ses soldats. D’ailleurs, pour le bien de tous, cela ne se produira pas, et je serai le premier à y veiller.
À ce moment, entra en coup de vent sous le péristyle une hirondelle ; elle décrivit un cercle sous le plafond doré, descendit, frôla de son aile pointue le visage d’une statue d’airain dans sa niche et alla se cacher derrière le chapiteau d’une colonne. Elle avait sans doute l’intention d’y faire son nid.
Tandis que le procurateur la suivait du regard, une formule était née dans sa tête à présent claire et légère. Sa teneur était la suivante : « L’hegemon a examiné l’affaire du philosophe vagabond Yeshoua, surnommé Ha-Nozri, et n’y a trouvé aucun délit. En particulier, il n’a pas trouvé le plus petit lien entre les actes de Yeshoua et les désordres qui se sont produits récemment à Jérusalem. Le philosophe vagabond est apparu comme un malade mental, en conséquence de quoi le procurateur ne ratifie pas la sentence de mort prononcée par le petit sanhédrin contre Ha-Nozri. Mais, considérant que les discours utopiques et insensés de Ha-Nozri peuvent être des causes d’agitation à Jérusalem, le procurateur exile Yeshoua de cette ville et le condamne à être emprisonné à Césarée, sur la mer Méditerranée, c’est-à-dire au lieu même de résidence du procurateur. »
Restait à dicter cela au secrétaire.
Un froissement d’ailes passa juste au-dessus de la tête de l’hegemon ; l’hirondelle se jeta vers la vasque de la fontaine, prit son essor et gagna le large. Le procurateur leva les yeux sur le détenu près duquel il vit s’élever une colonne de poussière lumineuse.
– C’est tout, pour lui ? demanda Pilate à son secrétaire.
– Non, malheureusement, fut la réponse inattendue de celui-ci, qui tendit à Pilate une autre feuille de parchemin.
– Qu’est-ce que c’est encore ? demanda Pilate en fronçant les sourcils.
Dès qu’il eut jeté les yeux sur le parchemin, le changement de son visage se fit plus frappant encore. Le sang noir avait-il soudain afflué à son cou et à sa figure, ou s’était-il produit quelque autre phénomène — toujours est-il que sa peau, de jaune qu’elle était, avait pris une teinte brun foncé, et que ses yeux semblaient s’être soudain enfoncés dans leurs orbites.
Ce fut sans doute encore la faute du sang qui montait à ses tempes et y battait, mais la vue du procurateur se brouilla étrangement. Ainsi, il crut voir la tête du détenu s’évanouir dans l’air, et une autre tête apparaître à sa place. Cette tête chauve portait une couronne d’or aux fleurons espacés. Son front était marqué d’une plaie circulaire, enduite d’onguent, qui lui rongeait la peau. La bouche était tombante et édentée et la lèvre inférieure pendait avec une moue capricieuse. Pilate eut l’impression que les colonnes roses du péristyle avaient disparu, comme au loin, surplombées par le palais, les toits de Jérusalem, et que tout alentour était noyé dans la verdure touffue des jardins de Caprée. Son oreille fut également le siège d’un étrange phénomène : il entendait au loin comme une sonnerie de trompettes, faible mais menaçante, dominée par une voix nasillarde qui martelait les syllabes avec arrogance : « La loi sur le crime de lèse-majesté… »
Des pensées fugitives, bizarres, et incohérentes traversèrent son esprit « Il est perdu !… », puis « Nous sommes perdus !… » Et, parmi elles, on ne sait quelle idée absurde d’immortalité et cette idée d’immortalité provoqua chez Pilate, on ne sait pourquoi, une intolérable angoisse.
Le procurateur tendit ses forces pour chasser cette vision, son regard revint sur le péristyle et de nouveau, ses yeux rencontrèrent ceux du prisonnier.
– Écoute, Ha-Nozri, dit-il en posant sur Yeshoua un regard singulier, où la menace se mêlait à une sorte d’anxiété, écoute… as-tu dit, à un moment ou un autre, quelque chose à propos du grand César ? Réponds ! Qu’as-tu dit ? Ou bien… n’as-tu… rien dit ?
Pilate pesa sur le mot « rien » un peu plus qu’il n’était d’usage dans ce genre d’interrogatoire, et le regard qu’il lança à Yeshoua semblait suggérer à celui-ci on ne sait quelle idée.
– Dire la vérité, c’est facile et agréable, fit remarquer le détenu.
Pilate faillit s’étrangler de fureur :
– Je me moque de savoir s’il t’est agréable ou non de dire la vérité ! Il faudra bien que tu la dises, de toute façon. Mais pèse chacune de tes paroles, si tu ne veux pas connaître une mort non seulement inévitable, mais terriblement douloureuse.
Nul se saura jamais ce qui était arrivé au procurateur de Judée : toujours est-il qu’il se permit de lever la main comme pour protéger ses yeux d’un rayon de soleil et, derrière l’écran ainsi formé, d’adresser au prisonnier un regard significatif, allusif en quelque sorte.
– Ainsi, dit-il, réponds : connais-tu un certain Judas, de Kerioth en Judée, et que lui as-tu dit, si tu lui as dit quelque chose, au sujet de César ?
– Voici ce qui s’est passé, commença de bonne grâce le détenu : avant-hier soir, près du Temple, j’ai fait la connaissance d’un jeune homme, originaire de la ville de Kerioth, qui s’appelait Judas. Il m’a invité chez lui, dans la Ville Basse, et m’a offert à boire et à manger…
– Un homme bon ? demanda Pilate, tandis qu’une flamme diabolique s’allumait dans ses yeux.
– Un excellent homme, et curieux de tout, affirma le prisonnier. Il a montré le plus vif intérêt pour mes idées, et m’a reçu avec la plus grande cordialité…
– Il a allumé les flambeaux…, dit Pilate entre ses dents, du même ton que le détenu, et ses yeux brillèrent.
– Oui, dit Yeshoua, quelque peu étonné de voir le procurateur si bien renseigné. Il m’a demandé, reprit-il, de lui donner mon point de vue sur le pouvoir d’État. Cette question l’intéressait prodigieusement.
– Et qu’as-tu dit ? demanda Pilate. Ou peut-être me répondras-tu que tu as oublié ce que tu lui as dit ?
Mais on sentait au son de sa voix que Pilate n’avait plus d’espoir.
– Entre autres choses, raconta le détenu, je lui ai dit que tout pouvoir est une violence exercée sur les gens, et que le temps viendra où il n’y aura plus de pouvoir, ni celui des Césars, ni aucun autre. L’homme entrera dans le règne de la vérité et de la justice, où tout pouvoir sera devenu inutile.
– Ensuite ?
– Ensuite ? C’est tout, dit le prisonnier. À ce moment des gens sont accourus, ils m’ont attaché et conduit en prison.
Le secrétaire, s’efforçant de ne rien perdre, traçait rapidement les mots sur son parchemin.
– Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais au monde de pouvoir plus grand, ni plus excellent pour le peuple, que le pouvoir de l’empereur Tibère ! proclama Pilate d’une voix qui s’enfla soudainement, douloureuse et emportée.
Et le procurateur regarda avec haine, on ne sait pourquoi, le secrétaire et les hommes d’escorte.
– Et ce n’est pas à toi, criminel insensé, de le juger ! (Continua-t-il, sur quoi il vociféra :) L’escorte, hors d’ici ! (Et, se tournant vers le secrétaire, il ajouta :) Laissez-moi seul avec le criminel, il s’agit ici d’une affaire d’État !
Les soldats levèrent leurs lances et, frappant le sol en cadence de leurs caliga ferrées, ils descendirent dans le jardin, suivis par le secrétaire.
Pendant un moment, le silence ne fut plus troublé que par le murmure de l’eau dans la fontaine. Pilate voyait l’eau s’évaser au sortir du tuyau en une large coupe dont les bords se brisaient pour retomber en petite pluie.
Le détenu fut le premier à reprendre la parole :
– Je vois, dit-il, qu’il est arrivé quelque chose de fâcheux, à cause de ce que j’ai dit à ce jeune homme de Kerioth. J’ai le pressentiment, hegemon, qu’il lui arrivera malheur, et je le plains beaucoup.
– Je pense, répondit le procurateur avec un sourire bizarre, qu’il y a quelqu’un, sur la terre, que tu devrais plaindre bien plus que Judas Iscariote, et à qui il arrivera des choses bien pires qu’à Judas !… Ainsi, d’après toi, Marcus Mort-aux-rats, qui est un tortionnaire froid et déterminé, et les gens qui, à ce que je vois (le procurateur montra le visage défiguré de Yeshoua), t’ont battu à cause de tes sermons, et les brigands Dismas et Hestas, qui ont tué avec leurs complices quatre soldats, et enfin le sale traître Judas, tous sont de bonnes gens ?
– Oui, répondit le prisonnier.
– Et le règne de la vérité viendra ?
– Il viendra, hegemon, répondit Yeshoua avec conviction.
– Jamais ! Il ne viendra jamais ! cria soudain Pilate, d’une voix si terrible que Yeshoua eut un mouvement de recul.
C’est de cette même voix que, bien des années plus tôt, dans la vallée des Vierges, Pilate criait à ses cavaliers « Sabrez-les ! Sabrez ! Ils ont pris le géant Mort-aux-rats ! »
Il éleva encore sa voix cassée par les commandements et vociféra les mots afin qu’ils soient entendus dans le jardin :
– Criminel ! Criminel ! Criminel ! (Là-dessus, baissant brusquement le ton, il demanda :) Yeshoua Ha-Nozri, y a-t-il des dieux auxquels tu croies ?
– Il n’y a qu’un Dieu, répondit Yeshoua, et je crois en lui.
– Alors prie-le ! Prie-le aussi fort que tu le peux ! D’ailleurs (et la voix de Pilate retomba tout à fait) ça ne servira à rien. Tu n’es pas marié ? demanda-t-il soudain sans savoir pourquoi, avec tristesse, et ne comprenant pas ce qui lui arrivait.
– Non, je suis seul.
– Ville détestable… (grommela, de façon tout à fait inattendue, le procurateur ; ses épaules frissonnèrent comme si, soudain, il avait froid, et il frotta ses mains l’une contre l’autre comme s’il les lavait.) Si on t’avait égorgé avant que tu ne rencontres ce Judas de Kerioth, vraiment, cela aurait mieux valu.
– Et si tu me laissais partir, hegemon ? demanda tout à coup le détenu, avec de l’anxiété dans la voix. Je vois qu’ils veulent me tuer.
Une crispation douloureuse altéra le visage de Pilate, et il leva sur Yeshoua des yeux enflammés, dont le blanc était strié de rouge :
– T’imagines-tu, malheureux, qu’un procurateur romain puisse laisser partir un homme qui a dit ce que tu as dit ? Ô dieux, dieux ! Ou bien, crois-tu que je sois prêt à prendre ta place ? Je ne partage pas du tout tes idées ! Et puis, écoute-moi : si, à partir de cette minute, tu prononces un seul mot, si tu échanges une seule parole avec qui que ce soit, prends garde ! Je te le répète : prends garde !
– Hegemon…
– Silence ! cria Pilate, et il suivit d’un regard furieux l’hirondelle qui s’engouffrait à nouveau sous les colonnes. Tout le monde ici ! appela-t-il.
Lorsque le secrétaire et les hommes d’escorte eurent pris leur place, Pilate annonça qu’il ratifiait la sentence de mort prononcée par le petit sanhédrin contre le criminel Yeshoua Ha-Nozri, et le secrétaire inscrivit les paroles de Pilate.
Une minute plus tard, Marcus Mort-aux-rats se présentait devant le procurateur. Le procurateur lui ordonna de remettre le criminel entre les mains du chef du service secret et de transmettre à celui-ci, en même temps, l’ordre du procurateur de tenir Yeshoua Ha-Nozri à l’écart des autres condamnés, et aussi l’interdiction faite à l’équipe du service secret, sous peine des plus graves châtiments, d’échanger la moindre parole avec Yeshoua ou de répondre à aucune de ses questions.
Sur un signe de Marcus, l’escorte entoura Yeshoua et le conduisit hors de la terrasse.
Ensuite se présenta devant le procurateur un bel homme à barbe blonde. Des plumes d’aigle ornaient la crête de son casque, des têtes de lion d’or brillaient sur sa poitrine, le baudrier qui soutenait son glaive était également plaqué d’or. Il portait des souliers à triple semelle lacés jusqu’aux genoux, et un manteau de pourpre était jeté sur son épaule gauche. C’était le légat commandant la légion.
Le procurateur lui demanda où se trouvait actuellement la cohorte sébastienne. Le légat l’informa que les soldats de la sébastienne montaient la garde sur la place devant l’hippodrome, où devait être annoncée au peuple la sentence rendue contre les criminels.
Le procurateur ordonna alors au légat de détacher deux centuries de la cohorte romaine. L’une d’elles, sous le commandement de Mort-aux-rats, devait escorter les criminels, les chariots portant les instruments du supplice et les bourreaux jusqu’au mont Chauve, et là, former la garde haute. L’autre devait se rendre à l’instant même au mont Chauve et y former immédiatement la garde basse. Dans le même dessein, c’est-à-dire pour protéger les abords de la colline, le procurateur demanda au légat d’y envoyer en renfort un régiment auxiliaire de cavalerie, l’aile syrienne.
Lorsque le légat eut quitté la terrasse, le procurateur ordonna à son secrétaire de faire venir au palais le président et deux membres du sanhédrin, ainsi que le chef de la garde du Temple. Mais il le pria de s’arranger pour qu’avant cette réunion, il puisse avoir un entretien seul à seul avec le président.
Les ordres du procurateur furent exécutés ponctuellement et rapidement, et le soleil, qui en ces jours embrasait avec une violence inhabituelle les rues de Jérusalem, n’était pas encore près d’atteindre son zénith, quand sur la terrasse supérieure du jardin, près des deux lions de marbre blanc, gardiens de l’escalier, se rencontrèrent le procurateur et celui qui remplissait alors les fonctions de président du sanhédrin, le grand prêtre de Judée, Joseph Caïphe.
Le jardin était silencieux et paisible. Mais, parvenant à travers le péristyle jusqu’à la terrasse avec ses palmiers aux troncs monstrueux comme des pattes d’éléphant, d’où s’étalait sous les yeux du procurateur toute cette ville de Jérusalem qu’il haïssait, avec ses ponts suspendus, ses forteresses, et surtout, cet indescriptible bloc de marbre surmonté, en fait de toit, d’une écaille dorée de dragon — le temple de Jérusalem, — l’ouïe fine du procurateur percevait, loin en contrebas, là où une muraille de pierre séparait les terrasses inférieures du jardin des places de la ville, un sourd grondement, au-dessus duquel s’envolaient par instants, faibles et ténus, tantôt des gémissements, tantôt des clameurs.
Le procurateur comprit que la foule innombrable des habitants de Jérusalem, rendue houleuse par les derniers désordres dont la ville avait été le théâtre, était déjà rassemblée sur la place, où elle attendait impatiemment l’annonce de la sentence, parmi les cris importuns des vendeurs d’eau.
Le procurateur commença par inviter le grand prêtre à venir jusqu’à la terrasse couverte, afin de s’y abriter de la chaleur impitoyable, mais Caïphe s’excusa poliment, en expliquant qu’il ne le pouvait pas, car on était à la veille des fêtes. Pilate ramena donc son capuchon sur son crâne légèrement dégarni, et commença l’entretien. La langue employée était le grec.
Pilate dit qu’il avait étudié l’affaire de Yeshoua Ha-Nozri, et qu’en conclusion, il ratifiait la sentence de mort.
De la sorte, la peine de mort — et l’exécution devait avoir lieu aujourd’hui — se trouvait prononcée contre trois brigands : Dismas, Hestas et Bar-Rabbas, et en outre, contre ce Yeshoua Ha-Nozri. Les deux premiers, qui avaient imaginé d’inciter le peuple à la rébellion contre César et avaient été pris les armes à la main par le pouvoir romain, appartenaient au procurateur, en conséquence de quoi il ne serait pas question d’eux ici. Les deux autres, par contre — Bar-Rabbas et Ha-Nozri — avaient été arrêtés par le pouvoir local et jugés par le sanhédrin. Selon la Loi et selon la coutume, l’un de ces deux criminels devait être remis en liberté, en l’honneur de la grande fête de pâque qui commençait aujourd’hui. Aussi le procurateur désirait-il savoir lequel de ces deux malfaiteurs le sanhédrin avait l’intention de relâcher : Bar-Rabbas, ou Ha-Nozri ?
Caïphe inclina la tête pour montrer qu’il avait clairement compris la question, et répondit :
– Le sanhédrin demande que l’on relâche Bar-Rabbas.
Le procurateur savait fort bien que telle serait précisément la réponse du grand prêtre, mais son devoir était de montrer que cette réponse le plongeait dans l’étonnement.
Pilate s’y employa avec un grand art. Les sourcils qui ornaient son visage hautain se levèrent, et le procurateur regarda le grand prêtre droit dans les yeux avec une expression de stupéfaction.
– J’avoue que cette réponse me frappe d’étonnement, dit doucement le procurateur. Je crains qu’il n’y ait là quelque malentendu.
Et Pilate s’expliqua. Le pouvoir romain s’était toujours gardé d’attenter, si peu que ce fût, aux droits du pouvoir spirituel local, et cela était parfaitement connu du grand prêtre ; mais, dans le cas donné, on était en présence d’une erreur manifeste. Et la correction de cette erreur intéressait évidemment le pouvoir romain.
Or, c’était un fait : les crimes de Bar-Rabbas et de Ha-Nozri n’étaient absolument pas comparables, quant à leur gravité. Si ce dernier — un homme manifestement fou — était coupable d’avoir prononcé des discours ineptes qui avaient troublé le peuple à Jérusalem et en quelques autres lieux, les charges qui pesaient sur le premier étaient autrement plus lourdes. Non seulement il s’était permis de lancer des appels directs à la sédition, mais qui plus est, il avait tué un garde qui tentait de l’arrêter. Bar-Rabbas est incomparablement plus dangereux que Ha-Nozri.
Considérant tout ce qui venait d’être exposé, le procurateur demandait au grand prêtre sa décision et de remettre en liberté celui des deux condamnés qui était le moins nuisible, et c’était, sans aucun doute, Ha-Nozri que l’on devait considérer comme tel. Eh bien ?…
Caïphe répondit calmement, mais fermement, que le sanhédrin avait pris connaissance de tous les éléments de l’affaire avec grand soin, et affirmait derechef que son intention était de relâcher Bar-Rabbas.
– Comment ? Même après mon intercession ? L’intercession de celui par la bouche de qui parle le pouvoir romain ? Grand prêtre, répète une troisième fois.
– Pour la troisième fois, j’affirme que nous libérerons Bar-Rabbas, dit Caïphe avec douceur.
Tout était terminé, et il n’y avait plus rien à dire. Ha-Nozri allait disparaître à jamais, et il n’y aurait plus personne pour guérir les terribles, les cruelles douleurs du procurateur, et il n’y aurait plus d’autre moyen de leur échapper que la mort. Mais ce n’était pas cette pensée qui, pour l’instant, bouleversait Pilate. La même angoisse incompréhensible qu’il avait éprouvée tout à l’heure sous les colonnes s’emparait de lui à nouveau, et tout son être en était transi. Il s’efforça tout de suite d’y trouver une explication, mais cette explication fut étrange : il sembla confusément au procurateur qu’il n’avait pas tout dit au cours de sa conversation avec le condamné, et que peut-être aussi, il n’avait pas tout entendu.
Pilate chassa cette pensée, et elle s’envola à l’instant même, aussi rapidement qu’elle était venue. Elle s’envola, et l’angoisse demeura inexpliquée, car pouvait-on considérer comme une explication cette autre pensée, très brève, qui s’alluma et s’éteignit comme un éclair : « L’immortalité… l’immortalité est venue… » L’immortalité de qui donc ? Le procurateur ne le sut pas, mais l’idée de cette immortalité le fit frissonner de froid sous le grand soleil.
– Très bien, dit Pilate, qu’il en soit donc ainsi.
C’est alors que, jetant les yeux sur le monde qui l’entourait, il s’étonna du changement qui s’y était produit. Le buisson aux branches chargées de roses avait disparu, comme avaient disparu les cyprès qui bordaient la terrasse supérieure, et le grenadier, et la statue blanche dans sa niche de verdure, et la verdure elle-même. À la place de tout cela flottait une sorte de viscosité pourpre, où des algues ondulaient et nageaient on ne sait vers quelle destination, et parmi elles, nageait Pilate lui-même. Il se sentait maintenant emporté, étouffé, brûlé par la rage la plus terrible — la rage de l’impuissance.
– J’étouffe, proféra Pilate, j’étouffe !
D’une main moite et froide, il arracha l’agrafe qui fermait le col de son manteau, et celle-ci tomba dans le sable.
– Oui, il fait lourd aujourd’hui, il y a de l’orage dans l’air, répondit Caïphe qui ne quittait pas des yeux le visage empourpré du procurateur et qui prévoyait tous les tourments qui l’attendaient encore. Oh ! quel affreux mois de Nisan, cette année !
– Non, dit Pilate, ce n’est pas parce qu’il fait lourd que j’étouffe. C’est à cause de toi, Caïphe.
Réduisant ses yeux à deux fentes étroites, Pilate sourit et ajouta :
– Prends garde à toi, grand prêtre.
Les yeux noirs du grand prêtre étincelèrent, et, avec un art non moins consommé que le procurateur, il donna à son visage une expression de profond étonnement.
– Qu’entends-je, procurateur ? dit Caïphe d’un ton posé et plein de fierté. Tu me menaces quand j’ai rendu une sentence — sentence que tu as toi-même ratifiée ? Cela peut-il être ? Nous étions accoutumés à voir le procurateur romain choisir ses mots, avant de dire quelque chose. Et si quelqu’un nous avait entendus, hegemon ?
Pilate posa un regard mort sur le grand prêtre et, retroussant ses lèvres dans une imitation de sourire, il dit :
– Allons donc, grand prêtre ! Qui veux-tu qui nous entende, ici ? Est-ce que je ressemble à ce jeune vagabond à la tête fêlée qu’on va supplicier aujourd’hui ? Suis-je un gamin, Caïphe ? Je sais ce que je dis, et où je le dis. Le jardin est gardé, le palais est gardé, au point qu’une souris ne pourrait entrer. Et non seulement une souris, mais même ce… comment, déjà… de Kerioth en Judée. Au fait, le connais-tu, grand prêtre ? Oui… si un personnage de cet acabit pénétrait ici, il s’en repentirait amèrement, tu n’as aucun doute là-dessus, n’est-ce pas ? Sache donc qu’à compter d’aujourd’hui, il n’y aura plus de paix pour toi, grand prêtre ! Ni pour toi, ni pour ton peuple — et Pilate désigna, au loin, la hauteur où flamboyait le Temple, — et c’est moi qui te le dis, moi, Pontius Pilatus, moi, le chevalier Lance-d’Or !
– Je sais, je sais, répondit intrépidement le prêtre à la barbe noire et ses yeux brillèrent. (Il éleva sa main vers le ciel et dit :) Le peuple judaïque sait que tu le hais d’une haine féroce, et que tu lui causeras beaucoup de souffrances, mais jamais tu ne causeras sa perte ! Dieu le défendra. Il nous écoutera, il nous écoutera, le tout-puissant César, et il nous protègera du bourreau Pilate !
– Oh ! non ! s’écria Pilate, et chaque mot qu’il prononçait lui apportait un nouveau soulagement : plus besoin de simuler, plus besoin de choisir ses termes. Trop longtemps tu t’es plaint de moi à César, maintenant mon heure est venue. Caïphe ! Envoyé par moi, un courrier va partir à l’instant même, et pas pour se rendre chez le légat d’Antioche ou à Rome, mais directement à Caprée, chez l’empereur en personne, pour lui apprendre comment vous soustrayez à la mort, ici à Jérusalem, des rebelles notoires. Et ce n’est pas avec l’eau de l’étang de Salomon, comme je voulais le faire pour votre bien, que j’abreuverai alors Jérusalem. Non, ce n’est pas avec de l’eau ! Rappelle-toi que j’ai dû, à cause de vous, faire enlever des murs les écussons au chiffre de l’empereur, déplacer des troupes, et venir moi-même ici, figure-toi, pour voir ce que vous fabriquiez ! Alors, rappelle-toi ce que je vais te dire : ce n’est plus une cohorte que tu verras à Jérusalem, grand prêtre, oh ! non ! C’est toute la légion Fulminatrix qui viendra sous les murs de la ville, et la cavalerie arabe, et alors tu entendras des pleurs et des gémissements amers ! Alors tu te rappelleras avoir sauvé Bar-Rabbas, et tu regretteras d’avoir envoyé à la mort ce philosophe, avec ses sermons pacifiques !
Le visage du grand prêtre se couvrit de taches, ses yeux flamboyèrent. Comme le procurateur, il eut un rictus qui découvrit ses dents et il répondit :
– Crois-tu toi-même, procurateur, à ce que tu dis en ce moment ? Non, tu n’y crois pas ! Ce n’est pas la paix que nous apporte à Jérusalem ce séducteur du peuple, ce n’est pas la paix, et tu le sais très bien, chevalier ! Tu voudrais le laisser partir pour qu’il jette le trouble dans le peuple, qu’il outrage la Foi et qu’il mène le peuple sous le glaive de Rome ! Mais moi, grand prêtre de Judée, tant que je vivrai, je ne laisserai pas insulter la Foi et je défendrai le peuple ! Tu m’entends, Pilate ? (Caïphe leva un doigt menaçant :) Écoute-moi bien, procurateur !
Caïphe se tut, et le procurateur perçut de nouveau comme le bruit d’une marée qui venait battre les murs mêmes des jardins d’Hérode le Grand. Ce bruit montait d’en bas, vers les pieds, puis jusqu’au visage du procurateur. Et dans son dos, là-bas, derrière les ailes du palais, on entendait des appels de trompette inquiets, le lourd crissement de centaines de pieds, le cliquetis du fer. Et le procurateur comprit que l’infanterie romaine sortait déjà, conformément à ses ordres, pour se rendre à cette parade de la mort, redoutable aux rebelles et aux brigands.
– Tu m’entends, procurateur ? répéta le grand prêtre à mi-voix. Vas-tu me dire (le grand prêtre leva les deux bras, ce qui rejeta son capuchon en arrière) que tout cela a été provoqué par ce misérable petit brigand de Bar-Rabbas ?
Du revers de la main, le procurateur essuya son front humide et froid, regarda à terre, puis, clignant des yeux vers le ciel, vit que le globe ardent était presque au-dessus de sa tête, et que l’ombre de Caïphe, toute rétrécie, atteignait à peine la queue du lion. Il dit alors, d’un ton paisible et indifférent :
– Il va bientôt être midi. Nous nous sommes laissés entraîner par la conversation, et cependant, il faut continuer.
Après s’être excusé, avec des expressions choisies, auprès du grand prêtre, il lui offrit d’aller s’asseoir sur un banc, à l’ombre des magnolias, et d’attendre là qu’il ait mandé les autres personnes nécessaires pour une dernière et courte réunion, et qu’il ait donné encore un ordre concernant l’exécution de la sentence.
Caïphe, la main posée sur son cœur, s’inclina poliment, et resta dans le jardin tandis que Pilate regagnait la terrasse couverte. À son secrétaire qui l’y attendait, il ordonna d’aller chercher le légat de la légion, le tribun de la cohorte, et les deux membres du sanhédrin qui, avec le chef de la garde du Temple, s’étaient installés, en attendant qu’on les appelât, sous un kiosque circulaire où coulait une fontaine, sur la terrasse inférieure, et de les conduire dans la partie du jardin où se trouvait Caïphe. Pilate ajouta qu’il les rejoindrait tout à l’heure, et il pénétra dans l’intérieur du palais.
Pendant que le secrétaire rassemblait son monde, le procurateur, dans une salle protégée du soleil par des rideaux sombres, rencontrait un personnage dont la figure était à demi dissimulée par un capuchon, bien que dans ce lieu, aucun rayon de soleil ne pût l’incommoder. La rencontre fut très brève. Pilate chuchota à l’homme quelques mots, sur quoi celui-ci s’éloigna aussitôt. Et Pilate, traversant le péristyle, gagna le jardin.
Là, en présence de tous ceux qu’il désirait voir, le procurateur confirma sèchement et solennellement qu’il ratifiait la condamnation à mort de Yeshoua Ha-Nozri, et demanda officiellement aux membres du sanhédrin lequel des malfaiteurs il convenait de laisser en vie. Il lui fut répondu que c’était Bar-Rabbas. Le procurateur dit alors :
– Très bien, et il ordonna à son secrétaire de noter cela immédiatement au procès-verbal.
Puis, serrant dans sa main gauche l’agrafe que le secrétaire avait ramassée dans le sable, il dit solennellement :
– Il est temps !
Aussitôt, tous se mirent en marche et commencèrent à descendre le large escalier de marbre bordé de véritables murs de rosiers qui exhalaient un parfum capiteux. Ils descendaient, et chaque marche les rapprochait de l’enceinte du palais, des grandes portes qui ouvraient sur une immense place au pavé uni, à l’extrémité de laquelle on apercevait les colonnes et les statues de l’hippodrome de Jérusalem.
Dès que le groupe, parvenu sur la place, fut monté sur la vaste estrade de pierre qui dominait celle-ci, Pilate, regardant autour de lui à travers ses paupières mi-closes, examina rapidement la situation.
L’espace qu’il venait de franchir, c’est-à-dire celui qui séparait l’estrade privée de l’enceinte du palais, était désert. En revanche, devant lui, Pilate ne voyait plus la place : elle était mangée par la foule. Celle-ci eût même submergé l’estrade et envahi l’espace vide qui se trouvait derrière, si elle n’avait été contenue, à gauche de Pilate, par le triple rang des soldats de la cohorte sébastienne, et à sa droite, par les hommes de la cohorte auxiliaire ituréenne.
Donc Pilate, serrant machinalement dans sa main l’agrafe inutile et les yeux mi-clos, monta sur l’estrade. Si le procurateur fermait les yeux, ce n’était pas pour se protéger des brûlures du soleil. Non. Simplement, on ne sait pourquoi, il ne voulait pas voir le groupe des condamnés, que l’on faisait en ce moment même, il le savait très bien, monter derrière lui sur l’estrade.
À peine son manteau blanc doublé de pourpre eut-il paru sur ce roc de pierre battu par la marée humaine que Pilate, sans rien voir, eut les oreilles heurtées par une vague sonore : « Ha-a-a… » Elle commença faiblement, née quelque part au loin, du côté de l’hippodrome, puis s’enfla, devint pareille à un grondement de tonnerre, se maintint quelques secondes dans toute sa puissance, puis décrut. « Ils m’ont vu. », pensa le procurateur. La vague n’était pas encore retombée complètement qu’elle s’enfla de nouveau, sembla hésiter, puis s’éleva plus haut encore que la première fois. Et cette seconde vague, comme les vagues de la mer se frangent d’écume, se frangea de sifflements, et de cris de femmes bien distincts dans le fracas général. « On les a amenés sur l’estrade, pensa Pilate, et les cris viennent de ce que la foule, en se portant en avant, a piétiné quelques femmes. »
Il attendit un certain temps, sachant bien qu’aucune force au monde ne peut obliger une foule à se taire tant qu’elle n’a pas exhalé tout ce qui s’est accumulé en elle et qu’elle ne se tait pas d’elle-même.
Quand le moment fut venu, le procurateur lança son bras droit en l’air, et le dernier bruit s’éteignit.
Alors Pilate emplit sa poitrine d’autant d’air brûlant qu’il put, et sa voix rauque passa sur les milliers de têtes quand il s’écria :
– Au nom de César Imperator !…
Aussitôt une clameur hachée, métallique vint frapper douloureusement ses oreilles à plusieurs reprises : levant leurs lances et leurs enseignes, les soldats des cohortes rugissaient :
– Vive César !
Pilate leva la tête et la tourna en plein vers le soleil. Derrière ses paupières fermées s’allumèrent des flammes vertes, le feu embrasa son cerveau, et par-dessus la foule s’envolèrent les rauques syllabes de la langue araméenne :
– Quatre criminels, arrêtés à Jérusalem pour meurtre, incitation à la rébellion et offense aux lois et à la foi, ont été condamnés à la peine infamante du pilori ! La sentence sera exécutée immédiatement sur le mont Chauve ! Les noms de ces criminels sont Dismas, Hestas, Bar-Rabbas et Ha-Nozri. Les voici devant vous !
Pilate fit un geste du bras vers sa droite, sans voir aucun des criminels, mais sachant bien qu’ils étaient là, à l’endroit précis où ils devaient être.
La foule répondit par une rumeur sourde et prolongée, comme si elle éprouvait de l’étonnement, ou du soulagement. Quand le silence fut revenu, Pilate continua :
– Mais trois d’entre eux seulement seront exécutés, car, selon la Loi et la coutume, en l’honneur de la fête de pâque, sur proposition du petit sanhédrin ratifiée par le pouvoir romain, le magnanime César fait grâce à l’un des condamnés de sa vie méprisable !
Tout en criant les mots, Pilate s’était aperçu que la rumeur avait fait place à un profond silence. Maintenant, ses oreilles ne percevaient plus un murmure, plus un soupir, et il vint même un moment où Pilate crut que tout alentour avait disparu. La ville qu’il haïssait était morte, et seul il restait debout, brûlé par les rayons qui tombaient d’aplomb sur son visage obstinément tourné vers le ciel. Pilate garda un moment le silence, puis il clama :
– Le nom de celui qui, devant nous, sera remis en liberté…
Il fit une nouvelle pause avant de révéler le nom, afin de vérifier s’il avait tout dit, car il savait que la ville morte ressusciterait aussitôt que le nom de l’heureux élu serait prononcé, et qu’ensuite, il serait impossible de faire entendre un mot de plus.
« C’est tout ? se demanda Pilate à voix basse. C’est tout. Le nom ! »
Et, faisant rouler les « r » au-dessus de la ville silencieuse, il s’écria :
– … est Bar-Rabbas !
Au même instant, il lui sembla que le soleil, avec un tintement retentissant, se brisait en éclats au-dessus de lui et emplissait ses oreilles de feu. Un feu où se déchaînait une tempête de hurlements, de glapissements, de lamentations, de rires et de sifflets.
Pilate se retourna et traversa l’estrade vers l’escalier, sans rien regarder, sauf le damier multicolore du dallage sous ses pieds, afin de ne pas faire de faux pas. Il savait que maintenant, derrière son dos, une pluie de monnaies de bronze et de dattes volait vers l’estrade, et que dans la foule hurlante, des gens se poussaient et se montaient les uns sur les autres pour voir de leurs yeux ce prodige : un homme qui était déjà entre les mains de la mort et qui en est arraché ! Voir les légionnaires lui enlever ses liens, causant sans le vouloir une cuisante douleur à ses mains disloquées par la torture, et le voir, lui, grimacer et gémir sans cesser de sourire, comme un insensé, d’un sourire imbécile.
Il savait qu’au même moment, l’escorte conduisait les trois hommes aux mains liées, par l’escalier latéral, vers la route qui menait, à l’ouest, hors de la ville, vers le mont Chauve. C’est seulement quand il fut en bas, derrière l’estrade, que Pilate ouvrit les yeux, sachant qu’il était maintenant hors de danger : il ne risquait plus de voir les condamnés.
À la clameur de la foule qui s’apaisait peu à peu se mêlaient maintenant les cris perçants des crieurs publics, qui répétaient, les uns en araméen, les autres en grec, tout ce que le procurateur avait proféré du haut de l’estrade. En outre, il percevait, de plus en plus proche, le piétinement sec et saccadé des chevaux, et les appels, brefs et comme joyeux, d’une trompette. À ces sons répondaient les sifflets térébrants des galopins juchés sur les toits, tout au long de la rue qui conduisait du bazar à l’hippodrome, et les cris : « Attention ! Garez-vous ! »
Un soldat, qui se tenait debout, seul sur la partie déserte de la place une enseigne à la main, agita tout à coup celle-ci en signe de danger, et le procurateur, ainsi que le légat de la légion, le secrétaire et l’escorte qui le suivaient, s’arrêtèrent.
Une aile de cavalerie déboucha au grand trot sur la place, pour la couper de biais en évitant l’attroupement de peuple, afin de gagner, par la ruelle qui longeait une partie du mur d’enceinte couverte de vigne vierge, le mont Chauve au plus court.
D’un trot rapide comme le vent, le commandant de l’aile, un Syrien pas plus haut qu’un gamin et noir comme un moricaud, vint s’arrêter à la hauteur de Pilate, cria quelque chose d’une voix fluette et tira son épée du fourreau. Son cheval moreau, rétif et tout en sueur, fit un écart et se cabra. Remettant, d’un geste brusque, son épée au fourreau, le commandant cravacha la bête à l’encolure, la remit en ligne et prit le galop pour s’engager dans la ruelle. À sa suite, ses cavaliers, par rangs de trois, passèrent en coup de vent dans un nuage de poussière. On voyait danser, au rythme du galop, les pointes de leurs légères piques de bambou, et les visages hilares aux dents éclatantes qui défilèrent devant Pilate lui parurent, sous les turbans blancs singulièrement basanés.
Soulevant la poussière jusqu’au ciel, les cavaliers s’engouffrèrent dans la ruelle. Le dernier qui passa au galop devant Pilate portait dans son dos une trompette qui étincelait au soleil.
La main devant les yeux pour se protéger de la poussière, Pilate, avec une grimace involontaire, se remit en route et gagna d’un pas pressé les portes du jardin, suivi par le légat, le secrétaire et l’escorte.
Il était environ dix heures du matin.
CHAPITRE III
La septième preuve
– Oui, il était environ dix heures du matin, très honoré Ivan Nikolaïevitch, dit le professeur.
Le poète se passa la main sur le visage, comme un homme qui vient de se réveiller, et il vit que le soir tombait sur l’étang du Patriarche. L’eau était noire, et, déjà, une barque légère y glissait. On entendait le clapotis des rames et les rires d’une citoyenne installée dans la barque. Des gens étaient maintenant assis sur les bancs des allées qui bordaient le carré de l’étang mais le côté où se trouvaient les trois hommes demeurait obstinément vide.
Le ciel, au-dessus de Moscou, semblait décoloré, et les contours de la lune, là-haut, étaient d’une parfaite netteté, bien qu’elle fût encore blanche, et non d’or. On respirait beaucoup plus aisément, et les voix, sous les tilleuls, avaient pris leurs sonorités adoucies du soir.
« Il nous a conté toute une histoire, et je ne m’en suis même pas aperçu. Comment cela se fait-il ? pensa Biezdomny très étonné. Voici déjà le soir !… Mais après tout, il n’a peut-être rien raconté. J’ai dû m’assoupir, et j’ai rêvé tout cela ? »
Mais il faut croire que le professeur avait tout de même raconté quelque chose. Sinon, il faudrait admettre que Berlioz avait eu exactement le même rêve, car il dit, en dévisageant l’étranger avec attention :
– Votre récit est excessivement intéressant, professeur, bien qu’il ne concorde pas du tout avec ceux des Évangiles.
– De grâce ! répondit le professeur avec un sourire condescendant. Qui donc, mieux que vous, devrait savoir que rien, rigoureusement rien de ce qui est écrit dans les Évangiles n’est réellement arrivé, et que, d’ailleurs, si nous nous mettons à prendre les Évangiles comme source historique… et le professeur eut un nouveau sourire.
Berlioz eut un haut-le-cœur, parce que c’était là, mot pour mot, ce qu’il avait dit à Biezdomny, tandis qu’il se dirigeait en sa compagnie, par la rue Bronnaïa, vers l’étang du Patriarche.
– D’accord, dit Berlioz, mais je crains bien que personne non plus ne puisse confirmer que ce que vous avez raconté est arrivé réellement.
– Oh si ! Quelqu’un peut confirmer ! répliqua le professeur en se mettant tout à coup à écorcher le russe, mais d’un ton extraordinairement convaincu.
Et soudain, l’air mystérieux, il fit signe aux deux amis de se rapprocher de lui.
Tous deux, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, se penchèrent, et il leur dit, cette fois sans aucun accent (l’accent étranger, chez lui, apparaissait et disparaissait inopinément, le diable sait pourquoi) :
– Le fait est… (le professeur jeta autour de lui des regards craintifs et baissa la voix jusqu’au chuchotement)… que j’ai assisté personnellement à tout cela. J’étais sous le péristyle avec Ponce Pilate, et dans le jardin quand il causait avec Caïphe, et sur l’estrade de pierre, mais secrètement, incognito, pour ainsi dire, de sorte que, je vous en prie, pas un mot à quiconque, le secret le plus absolu, chuttt…
Il y eut un moment de silence, et Berlioz pâlit un peu.
– Vous… vous êtes depuis combien de temps à Moscou ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
– À Moscou ? Mais j’y arrive à l’instant, répondit le professeur, l’air égaré.
C’est alors seulement que les deux amis songèrent à le regarder, comme il convient, dans les yeux, et ils en conclurent que son œil gauche – le vert – avait une expression totalement insensée, et que son œil droit était vide, noir et mort.
« Eh bien, tu as compris, maintenant ! pensa Berlioz, tout confus. Ou bien cet Allemand qui débarque est fou, ou bien il vient de perdre la boule ici même, à l’étang du Patriarche. En voilà une histoire ! »
Effectivement, ainsi tout s’expliquait : cet étrange déjeuner avec le défunt philosophe Kant, et ces histoires idiotes à propos d’huile de tournesol et d’on ne sait quelle Annouchka, et la prédiction de la tête coupée, et tout le reste. Le professeur était fou.
Berlioz sut tout de suite ce qu’il allait faire. Se renversant sur le dossier du banc, il envoya des clins d’œil, derrière le dos du professeur, à Biezdomny : « Ne le contredis pas » — voulait-il dire, — mais le poète, en plein désarroi, ne comprit rien à ces signaux.
– Oui, oui, oui, dit Berlioz avec agitation, au demeurant, tout cela est possible… très possible, même… Ponce Pilate, la terrasse, et le reste… Et vous êtes venu seul, ou avec votre épouse ?
– Seul, seul. Je suis toujours seul, répondit amèrement le professeur.
– Et où sont vos bagages, professeur ? demanda Berlioz d’un air patelin. Au Métropole ? Où êtes-vous descendu ?
– Moi ?… Nulle part, répondit l’Allemand au cerveau fêlé, en laissant errer son œil vert, mélancolique et hagard, le long de l’étang.
– Comment ? Mais… où allez-vous habiter ?
– Chez vous, répondit le fou avec une soudaine désinvolture, et il cligna de l’œil.
– Je… j’en serais… très heureux, balbutia Berlioz, mais, vraiment, vous ne seriez pas très bien installé, chez moi… Au Métropole, il y a d’excellentes chambres, c’est un hôtel de premier ordre…
– Et le diable, il n’existe pas non plus ? demanda gaiement le malade en s’adressant brusquement à Ivan Nikolaïevitch.
– Non plus…
– Ne le contrarie pas, souffla Berlioz, toujours derrière le dos du professeur, en remuant les lèvres avec force grimaces.
– Il n’y a pas de diable ! Ça n’existe pas ! s’écria, à contretemps, Ivan Nikolaïevitch, à qui toute cette compote faisait perdre la tête. C’est une punition, cet homme là ! Cessez donc de divaguer !
À ces mots, l’insensé éclata de rire, au point qu’un moineau, posé sur une branche de tilleul au-dessus des trois hommes, s’envola.
– Mais c’est positivement intéressant, ce que vous dites là, articula le professeur, secoué de rire. Qu’avez-vous donc ? Quoi qu’on vous demande, rien n’existe !
Il cessa de rire tout d’un coup, et — ce qui se comprend très bien chez un malade mental — il tomba aussitôt dans l’extrême opposé ; il se fâcha et cria avec rudesse :
– Donc, à ce qu’il paraît, ça n’existe pas ?
– Calmez-vous, calmez-vous, calmez-vous, professeur, bredouilla Berlioz, craignant d’exciter le malade. Vous allez rester ici une petite minute, avec mon camarade Biezdomny. Je vais faire un saut jusqu’au coin, donner un coup de téléphone, et ensuite nous vous conduirons où vous voudrez. Comme vous ne connaissez pas la ville…
Il faut reconnaître que le plan de Berlioz était sage : courir à la cabine téléphonique la plus proche, et informer le bureau des étrangers que, voilà, il y avait ici, à l’étang du Patriarche, un étranger, qui se présentait comme un spécialiste appelé en consultation, et qui se trouvait dans un état manifestement anormal. Qu’il fallait donc prendre des mesures, sinon il en résulterait on ne sait quelle absurdité très désagréable.
– Téléphoner ? Eh bien, allez téléphoner, consentit le malade avec tristesse.
Et soudain, il ajouta d’un ton pressant, angoissé :
– Mais je vous en supplie, avant de nous quitter, croyez au moins à l’existence du diable ! Je ne vous en demande pas plus. Songez qu’il en existe une septième preuve, et la plus solide qui soit ! Et elle vous sera fournie dans un instant !
– Très bien, très bien, dit Berlioz avec une affabilité forcée, et, après avoir encouragé d’un clin d’œil le poète désolé — à qui l’idée de veiller sur l’Allemand fou ne souriait pas du tout, — il se dirigea vers la sortie de la promenade qui se trouve au coin de la rue Bronnaïa et du passage Ermolaïevski.
À l’instant même, le professeur parut recouvrer toute sa santé, et son visage s’éclaira.
– Mikhaïl Alexandrovitch ! cria-t-il dans le dos de Berlioz.
Celui-ci se retourna avec un sursaut, mais il se rassura tout de suite en songeant que le professeur avait dû également apprendre son prénom et son patronyme dans un journal quelconque.
Mais le professeur continua, mettant les mains en cornet :
– Ne voulez-vous pas que je fasse envoyer tout de suite un télégramme à votre oncle de Kiev ?
De nouveau Berlioz fut saisi. Où donc l’aliéné avait-il appris l’existence de l’oncle de Kiev ? Aucun journal ne l’avait mentionnée, et même, probablement, personne n’en avait jamais parlé. Hé, hé, Biezdomny n’aurait-il pas raison ? D’ailleurs, d’où tirait-il ces papiers d’identité à la noix ? Ah ! quel bizarre personnage… Téléphoner, téléphoner sans retard ! Ils auront vite fait de tirer ça au clair.
Et, refusant d’en entendre davantage, Berlioz poursuivit son chemin.
À ce moment, d’un banc situé près de la sortie de la rue Bronnaïa, quelqu’un se leva et vint à la rencontre du rédacteur en chef. Et celui-ci reconnut le citoyen qui, cet après-midi, en plein soleil, s’était modelé dans l’épaisseur torride. Seulement, maintenant, il n’était plus aérien, mais charnel, comme tout le monde, et, dans le crépuscule qui tombait, Berlioz distinguait parfaitement ses petites moustaches semblables à du duvet de poule, ses petits yeux ironiques d’ivrogne, et son pantalon à carreaux, remonté si haut qu’il découvrait ses chaussettes blanches, en étalant leur saleté.
Mikhaïl Alexandrovitch eut un mouvement de recul, mais se réconforta en se disant qu’il s’agissait là d’une stupide coïncidence, et que du reste, il n’avait pas le temps d’y réfléchir pour le moment.
– Vous cherchez le tourniquet, citoyen ? s’informa, d’une voix de ténor fêlée, le type à carreaux. Par ici, s’il vous plaît. Vous avez la sortie droit devant vous, pour aller où vous devez aller. Vous n’auriez pas, pour le renseignement … de quoi acheter un quart de litre…, pour un ancien chantre d’église qui a besoin de se retaper ?…
Et l’individu, avec une courbette ridicule, ôta sa casquette de jockey d’un grand geste du bras.
Refusant d’écouter ce tire-sou grotesque, Berlioz courut au tourniquet, le saisit d’une main et le fit tourner. Il allait traverser la chaussée et les rails lorsqu’une lumière rouge et blanche jaillit devant ses yeux : c’était une sorte de boîte à paroi de verre, où se détachaient des lettres lumineuses :
{}
{}
Au même moment, le tramway apparut au tournant du passage Ermolaïevski, pour prendre la ligne nouvellement installée de la rue Bronnaïa. À l’instant où il s’engageait sur la ligne droite, la lumière électrique s’alluma soudain à l’intérieur, et il mugit en accélérant.
Bien qu’il ne courût, à l’endroit où il se trouvait, aucun danger, Berlioz, prudent, décida de revenir derrière la grille. Il remit la main sur le tourniquet et, pour l’ouvrir, il fit un pas en arrière. Mais, aussitôt, sa main glissa et lâcha la barre, son pied, irrésistiblement, fila, comme sur la glace, sur les pavés légèrement en pente qui bordaient les rails, son autre jambe partit en l’air, et Berlioz fut précipité sur la voie.
Essayant de se raccrocher à quelque chose, Berlioz tomba à la renverse. Le derrière de son crâne heurta légèrement le pavé, et il eut le temps de voir, très haut au-dessus de lui — mais était-ce à sa gauche, ou à sa droite, il ne pouvait déjà plus s’en rendre compte, — la lune d’or pâle. Il eut également le temps de se tourner sur le côté, de ramener d’un mouvement convulsif ses jambes à son ventre, et, levant la tête, de voir foncer sur lui avec une force irrépressible le visage, blanc d’horreur, de la conductrice du tramway, et son brassard rouge. Berlioz ne poussa pas un cri, mais toute la rue s’emplit de hurlements de femmes.
La conductrice tira de toutes ses forces sur le frein électrique. La lourde voiture piqua du nez, puis aussitôt, bondit en avant, et des vitres volèrent en éclats avec un tintement assourdissant. À ce moment, dans le cerveau de Berlioz, une voix cria avec désespoir : « Est-ce possible ?… » Une fois encore — la dernière — la lune brilla, mais déjà éparpillée en morceaux — puis ce fut le noir.
Le tramway recouvrit Berlioz et, sur les pavés qui montaient vers la grille de l’allée, fut projeté un objet rond et de couleur sombre. L’objet heurta la grille, sauta sur le pavé puis roula jusqu’au milieu de la chaussée, où il s’arrêta.
C’était la tête coupée de Berlioz.
CHAPITRE IV
Poursuite
Les cris hystériques des femmes cessèrent, les sifflets stridents des miliciens se turent, deux ambulances emmenèrent, l’une le corps sans tête et la tête coupée à la morgue, l’autre la jolie conductrice, blessée par des éclats de vitre, à l’hôpital, des concierges en tablier blanc balayèrent les morceaux de verre et répandirent du sable sur les flaques de sang. Incapable de courir jusqu’au tourniquet, Ivan Nikolaïevitch s’était effondré sur un banc. Plusieurs fois, il avait essayé de se lever, mais ses jambes refusaient de lui obéir : Biezdomny était frappé d’une espèce de paralysie.
C’est au moment précis où il avait entendu le premier hurlement que le poète s’était précipité vers le tourniquet. La vue de la tête rebondissant sur les pavés lui avait causé un tel choc qu’il s’était écroulé sur le banc le plus proche où il s’était mordu les doigts jusqu’au sang, impuissant à comprendre comment, alors qu’une minute plus tôt il discutait avec Berlioz, cette tête, maintenant… Naturellement, l’Allemand fou lui était complètement sorti de l’esprit.
Des gens bouleversés passèrent en courant devant le poète, criant quelque chose, mais Ivan Nikolaïevitch ne comprit pas un mot de ce qu’ils disaient. Mais soudain deux femmes se heurtèrent tout près du banc où était assis le poète et l’une d’elles, une bonne femme en cheveux et au nez pointu, se mit à glapir à l’adresse de l’autre :
– … Annouchka, notre Annouchka ! De la rue Sadovaïa ! Elle a fait du beau travail… C’est elle… elle venait d’acheter de l’huile de tournesol à l’épicerie, et bing ! elle a cassé son litre sur le tourniquet ! Même que sa jupe en était toute tachée. Et elle rouspétait, oh la la !… Et l’autre, le malheureux, il a glissé là-dessus et il s’est retrouvé sur les rails…
Dans un premier temps, seul le mot « Annouchka » s’ancra dans le cerveau en débâcle d’Ivan Nikolaïevitch…
– Annouchka… Annouchka ?… balbutia le poète, en roulant des yeux effarés. Pardon, permettez…
Puis au nom d’Annouchka, s’accrochèrent les mots « huile de tournesol » et, on ne sait pourquoi, « Ponce Pilate ». Le poète envoya promener Pilate et entreprit de relier les maillons de la chaîne qui partait d’« Annouchka ». La chaîne fut vite formée, et aboutit du même coup au professeur privé de raison.
– J’ai eu tort ! Il avait bien dit, pourtant, que la réunion n’aurait pas lieu, parce qu’Annouchka avait renversé l’huile. Et, avec votre permission, elle n’aura pas lieu ! Mais ce n’est rien encore : il a dit carrément qu’une femme couperait la tête de Berlioz ! Oui, oui, oui ! Et la conductrice, c’était une femme ! Mais qu’est-ce que c’est que tout ça, hein ?
Il ne subsistait plus même l’ombre d’un doute que le mystérieux consultant connaissait d’avance, avec précision, tout le tableau de l’horrible mort de Berlioz. Deux pensées traversèrent alors l’esprit du poète. La première : « Il n’est pas fou du tout, tout ça, c’est des bêtises ! » — et la deuxième : « N’est-ce pas lui qui aurait manigancé tout cela ? »
« Mais, permettez-moi de vous le demander, comment s’y serait-il pris ? Non, il faut tirer cela au clair ! »
Au prix d’un immense effort Ivan Nikolaïevitch se leva du banc et se hâta de retourner à l’endroit où, un instant plus tôt, il parlait avec le professeur. Heureusement, celui-ci n’était pas encore parti.
Déjà les réverbères s’allumaient dans la rue Bronnaïa, et au-dessus de l’étang du Patriarche brillait une lune d’or.
À sa lumière, toujours trompeuse, il sembla à Ivan Nikolaïevitch que l’autre, là-bas, tenait non plus une canne, mais une épée.
Le grotesque chantre en retraite s’était assis à la place même qu’occupait, tout récemment encore, Ivan Nikolaïevitch. Il avait chaussé son nez d’un lorgnon absolument superflu, étant donné qu’un des verres manquait et que l’autre était fêlé, et ce citoyen à carreaux en paraissait plus répugnant encore que tout à l’heure, quand il avait mis Berlioz sur le chemin des rails.
Le cœur glacé, Ivan s’approcha du professeur. Il le dévisagea, et put ainsi se convaincre que ce visage ne portait aucun signe d’insanité.
– Allons, avouez : qui êtes-vous ? demanda Ivan d’une voix sourde.
L’étranger fronça les sourcils, regarda le poète comme s’il le voyait pour la première fois, et répondit d’un ton hostile :
– Pas comprendre… russe parler…
– Ce monsieur ne comprend pas, intervint, de son banc, le chantre importun, à qui personne ne demandait d’expliquer les paroles de l’étranger.
– Ne faites pas l’hypocrite ! dit Ivan menaçant, tout en ressentant un petit froid au creux de l’estomac. À l’instant, vous parliez parfaitement le russe. Vous n’êtes pas allemand, et vous n’êtes pas professeur ! Vous êtes… un assassin et un espion !… Vos papiers ! cria Ivan, gagné par la fureur.
La bouche, déjà naturellement tordue, de l’énigmatique professeur se déforma encore en une moue dégoûtée, et il haussa les épaules.
– Citoyen ! dit l’abject chantre, décidément résolu à fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas. Pourquoi tourmentez-vous ce touriste étranger ? Vous en serez sévèrement puni, je vous avertis !
Mais le louche professeur prit un visage hautain, tourna le dos à Ivan et s’éloigna. Ivan se sentit perdre pied. Suffoquant, il se tourna vers le chantre :
– Hé, citoyen ! Aidez-moi à arrêter un criminel ! C’est votre devoir !
Avec une extraordinaire vivacité, le chantre sauta sur ses pieds et poussa de grands cris :
– Un criminel ? Quel criminel ? Où est-il ? Un criminel étranger ? (Ses petits yeux brillèrent joyeusement.) Celui là ? Si c’est un criminel, notre premier devoir est de crier « à l’aide ! ». Sinon, il va filer. Alors, allons-y ensemble !
Et le chantre ouvrit une gueule grande comme un four.
Éperdu, Ivan obéit machinalement à ce bouffon et cria « À l’aide ! » mais l’autre le laissa crier seul.
L’appel solitaire et enroué d’Ivan n’eut aucun résultat satisfaisant. Deux jeunes filles qui passaient s’écartèrent de lui, et il put entendre le mot « ivre ».
– Ah ! ah ! tu es de mèche avec lui ! vociféra Ivan, sombrant dans la fureur. Tu te moques de moi, hein, c’est ça ? Laisse-moi passer !
Ivan se jeta à droite, et le chantre se jeta à droite ; Ivan alla à gauche, et le gredin fit de même.
– C’est exprès que tu te fourres dans mes jambes ? cria sauvagement Ivan. C’est toi que je vais livrer à la milice !
Ivan voulut saisir le misérable par la manche, mais il manqua son but et n’attrapa que le vide : le chantre avait disparu, comme avalé par la terre.
Avec un cri d’étonnement, Ivan regarda au loin et aperçut l’exécrable étranger. Et celui-ci, qui avait déjà atteint la sortie donnant sur la rue du Patriarche, n’était pas seul. Le plus que douteux ancien chantre l’avait rejoint. Mais ce n’est pas tout. La compagnie s’était accrue d’un troisième personnage, surgi on ne sait d’où : un chat énorme, aussi gros qu’un pourceau, noir comme un corbeau ou comme la suie, avec de terribles moustaches de capitaine de cavalerie. Le trio se mit en route vers la rue du Patriarche, le chat sur ses pattes de derrière.
Ivan se jeta à la poursuite des scélérats et s’aperçut bien vite qu’il lui serait extrêmement difficile de les rattraper.
Le trio franchit comme un éclair la rue du Patriarche et fila par la rue Spiridonov. Ivan avait beau allonger le pas, il lui était impossible de réduire la distance qui le séparait des fuyards. Il n’avait pas encore retrouvé ses esprits que, déjà, la paisible rue Spiridonov avait fait place à la porte Nikitski, où la situation du poète s’aggrava. Il y avait là une véritable cohue. Ivan se fit injurier par un passant qu’il avait failli renverser. De plus, c’est là précisément que cette clique de vauriens décida d’employer la méthode favorite des bandits poursuivis : foncer dans des directions différentes.
Avec une agilité admirable, le chantre se glissa au vol dans un autobus qui partait vers la place de l’Arbat, et disparut. Ayant ainsi perdu l’un de ses ennemis, Ivan reporta toute son attention sur le chat. Il vit cet étrange animal sauter sur le marchepied de la motrice du tramway. À l’arrêt, prendre brutalement la place d’une femme à qui ce sans-gêne fit pousser les hauts cris, se cramponner à la rampe et, même, essayer de glisser à la receveuse, par la fenêtre laissée ouverte à cause de la chaleur, une pièce de dix kopecks.
La conduite du chat frappa Ivan d’un tel étonnement qu’il demeura cloué près d’une épicerie qui faisait le coin de la place. Là, il fut frappé d’étonnement une seconde fois, et beaucoup plus fortement encore, par la conduite de la receveuse. Dès qu’elle vit, en effet, le chat essayer de s’introduire dans le tramway, elle cria, avec une colère telle qu’elle en tremblait :
– Pas de chats ici ! C’est interdit aux chats ! Allez, ouste ! Descends de là, ou j’appelle la milice !
Qu’un chat cherche à s’introduire dans un tramway, il n’y aurait eu là, somme toute, que demi-mal. Mais qu’il prétende payer sa place, c’est cela qui était stupéfiant. Or, ni la receveuse ni les voyageurs n’en semblaient autrement troublés.
Et non seulement le chat se montra capable de payer, mais encore il agit en bête disciplinée. À la première apostrophe de la receveuse, en effet, il arrêta net sa progression, descendit du marchepied et demeura debout près de l’arrêt du tramway, lissant sa moustache à l’aide de sa pièce de monnaie. Mais dès que la receveuse eut tiré le cordon de la sonnette et que le tramway se fut ébranlé, le chat agit comme toute personne qui se voit chassée d’un tramway qu’il a, pour une raison ou une autre, absolument besoin de prendre. Il laissa défiler devant lui les trois wagons, puis sauta à l’arrière du dernier, s’accrocha d’une patte à une espèce de gros tuyau qui sortait de la paroi, et… roulez. Il économisait ainsi dix kopecks.
Tout occupé par le hideux animal, Ivan faillit perdre de vue le plus important des trois – le professeur. Heureusement, celui-ci n’avait pas eu le temps de s’esquiver. Ivan aperçut son béret gris dans la foule, à l’entrée de la grand-rue Nikitski, ou rue Herzen. Il y fut en un clin d’œil, mais, malheureusement, cela ne lui donna rien. Le poète pressa le pas, puis se mit au petit trot, heurtant les passants, mais il eut beau faire, il ne gagna pas un centimètre sur le professeur.
Quel que fût son désarroi, Ivan fut néanmoins frappé de la vitesse surnaturelle à laquelle se déroulait cette poursuite. Vingt secondes ne s’étaient pas écoulées depuis le moment où il avait quitté la porte Nikitski qu’Ivan était aveuglé par les lumières de la place de l’Arbat. Quelques secondes plus tard il se trouvait dans une sombre ruelle aux trottoirs déformés, trébuchait, s’étalait et se blessait au genou. Puis ce fut une large avenue brillamment éclairée — la rue Kropotkine, — puis une ruelle, puis la rue Ostojenka, et encore une ruelle, triste, sordide, et éclairée, de loin en loin, avec une extrême parcimonie. C’est là qu’Ivan Nikolaïevitch perdit définitivement la trace de celui qu’il désirait tant rattraper. Le professeur s’était éclipsé.
Ivan Nikolaïevitch s’arrêta, décontenancé. Mais sa perplexité ne dura pas longtemps, car il lui vint soudain à l’esprit que le professeur ne pouvait être ailleurs qu’au n°13 de cette rue, et, nécessairement, à l’appartement 47.
Ivan Nikolaïevitch s’engouffra dans l’entrée de l’immeuble, monta quatre à quatre jusqu’au dernier étage, trouva immédiatement l’appartement 47 et tira la sonnette avec impatience. Il n’eut pas à attendre longtemps. La porte lui fut ouverte par une petite fille inconnue, âgée de cinq ans environ, qui, sans lui poser la moindre question, s’enfuit aussitôt on ne sait où.
Le vestibule où il se trouvait était immense, faiblement éclairé par une ampoule minuscule pendue au plafond excessivement haut et noir de crasse, et avait un air d’extrême abandon. Une bicyclette sans pneus était accrochée au mur, au-dessus d’un énorme coffre à ferrures et, sur une planche posée au-dessus du portemanteau, gisait un bonnet d’hiver dont les longues oreilles pendaient. Derrière l’une des portes, une forte voix masculine, diffusée par un poste de TSF, criait quelque chose en vers, d’un ton irrité.
Dans ce milieu inconnu, Ivan Nikolaïevitch ne perdit pas la tête. Il s’engagea résolument dans le couloir, raisonnant ainsi : « Naturellement, il s’est caché dans la salle de bains. » Le couloir était obscur. Après s’être cogné deux ou trois fois aux murs, Ivan finit par distinguer un faible rai de lumière qui passait sous une porte. Il trouva à tâtons la poignée. Une légère poussée suffit à faire sauter le pêne de sa gâche, et Ivan se trouva précisément dans la salle de bains, en se disant qu’il avait de la chance.
Cette chance, cependant, n’était pas celle qu’il aurait fallu ! Une odeur d’humidité chaude montait aux narines d’Ivan, et, à la lueur des braises qui se consumaient dans le chauffe-bain, il discerna de grandes lessiveuses pendues au mur et une baignoire toute parsemée d’affreuses taches noires, là où l’émail s’était écaillé. Dans cette baignoire se tenait debout une citoyenne toute nue, couverte de savon, une boule de filasse à la main. Elle plissa ses yeux de myope pour regarder l’intrus, et prenant manifestement, aux lueurs infernales des braises, Ivan pour un autre, elle rit et dit à mi-voix :
– Kirioûchka ! Quel polisson vous faites ! Vous êtes fou, voyons… Fiôdor Ivânytch va revenir. Sortez d’ici, tout de suite ! et elle fit mine de jeter son paquet de filasse.
Le quiproquo était indéniable, et le fautif, en l’occurrence, était évidemment Ivan Nikolaïevitch. Mais, peu enclin à le reconnaître, il s’exclama d’un ton réprobateur « Ah ! débauchée !… » et se retrouva, on ne sait comment, dans la cuisine. Il n’y vit personne et distingua seulement, dans l’ombre, une dizaine de réchauds à pétrole qui gisaient, muets et sombres, sur le fourneau. Par la fenêtre poussiéreuse, qu’on n’avait pas nettoyée depuis des années, filtrait un rayon de lune qui venait baigner d’une lumière parcimonieuse le coin plein de poussière et de toiles d’araignées où pendait une icône oubliée, dans sa boîte vitrée derrière laquelle émergeaient deux bougies nuptiales. Sous la grande icône, une autre plus petite, en papier, était épinglée au mur.
Nul ne sait quelle idée s’empara alors de l’esprit d’Ivan toujours est-il qu’avant de s’enfuir par la porte de service, il s’appropria l’une des bougies et l’image de papier. Muni de ces objets, il quitta l’appartement inconnu en grommelant on ne sait quoi, et rougissant de confusion au souvenir de l’instant qu’il avait passé dans la salle de bains, tout en essayant involontairement de deviner qui pouvait bien être ce libertin de Kirioûchka, et si ce n’était pas à lui qu’appartenait le répugnant bonnet à oreilles du vestibule.
Dans la rue déserte et lugubre, le poète chercha des yeux son fugitif, mais il ne vit personne. Ivan se dit alors à lui-même d’un ton ferme :
« Mais, bien sûr, il est sur la Moskova ! En route ! »
Il eût été bon, sans doute, de demander à Ivan Nikolaïevitch pourquoi il supposait que le professeur devait se trouver justement sur la Moskova, et non quelque part ailleurs. Malheureusement, il n’y avait personne pour lui poser cette question. L’abominable rue était totalement vide.
En un temps prodigieusement bref, Ivan Nikolaïevitch se retrouva sur les degrés du vaste amphithéâtre de granit qui domine la boucle de la rivière.
Ayant ôté ses vêtements, Ivan les confia à un affable barbu qui fumait une cigarette roulée par ses soins, près d’une blouse russe déchirée et d’une paire de souliers éculés aux lacets défaits. Ivan fit des moulinets avec les bras pour essayer de se rafraîchir, il piqua une tête dans l’eau. L’eau était si glacée qu’il en eut le souffle coupé, et qu’il craignit même, le temps d’un éclair, de ne pouvoir remonter à la surface. Il réussit néanmoins à émerger, s’ébrouant et soufflant comme un cachalot, et, les yeux arrondis par l’épouvante, il se mit à nager dans l’eau noire qui sentait le pétrole, parmi les reflets en zigzags brisés des réverbères de la rive.
Lorsque Ivan, mouillé et transi, remonta en sautillant les marches de granit vers l’endroit où il avait laissé ses vêtements à la garde du barbu, il dut se rendre à l’évidence : non seulement ceux-là – c’est-à-dire ses vêtements – mais aussi celui-ci — c’est-à-dire le barbu lui-même — avaient été l’objet d’un rapt. À l’endroit précis où se trouvait tout à l’heure le tas d’habits, il ne restait qu’un caleçon rayé, la chemise russe déchirée, la bougie, l’image sainte et une boîte d’allumettes. Avec une colère impuissante, Ivan montra le poing à on ne sait qui, vers l’horizon, et revêtit ce qu’on avait bien voulu lui laisser.
À ce moment, deux considérations vinrent le tourmenter : la première, c’est qu’il n’avait plus de carte de membre du Massolit, dont il ne se séparait jamais ; en second lieu pourrait-il parcourir sans obstacles les rues de Moscou, dans cette tenue ? Tout de même, en caleçon… Certes, cela ne regardait personne, mais ne pouvait-il en résulter, néanmoins, quelque incident, quelque tracasserie ?
Ivan arracha les boutons qui serraient les jambes du caleçon à hauteur de ses chevilles, en se disant qu’ainsi, peut-être, ce vêtement pourrait passer pour un pantalon d’été, puis il ramassa l’image, la bougie et les allumettes et se mit en route, après avoir décrété pour lui-même :
« À Griboïedov ! C’est là-bas qu’il est, sans aucun doute. »
La ville avait maintenant commencé sa vie nocturne. Soulevant la poussière dans le tintamarre de leurs chaînes, des camions passaient, leurs plates-formes chargées d’hommes couchés sur des sacs, le ventre en l’air. Toutes les fenêtres étaient ouvertes. À chacune de ces fenêtres brûlait une lampe à abat-jour orange, et de toutes les fenêtres, de toutes les portes, de tous les porches, des toits et des greniers, des sous-sols et des cours s’échappait, avec des rugissements graillonneux, la polonaise de l’opéra Eugène Onéguine.
Les craintes d’Ivan Nikolaïevitch s’avérèrent pleinement justifiées : il attirait l’attention des passants qui se retournaient sur lui. Il décida, en conséquence, de quitter les grandes artères et de prendre par les ruelles où les gens sont moins indiscrets, où les risques sont moindres de les voir se coller à un homme aux pieds nus pour le tarabuster de mille questions sur son caleçon, quand celui-ci refuse obstinément de ressembler à un pantalon.
Ivan fit comme il disait, et s’enfonça dans le dédale mystérieux des ruelles de l’Arbat. Il se glissait le long des murs, l’œil oblique et le regard apeuré, se retournait à tout instant, se dissimulait de temps à autre sous des portes cochères, évitait les croisements éclairés par des feux et contournait de loin les portes élégantes des villas d’ambassade.
Et, causant au poète d’étranges et inexprimables souffrances tout le temps que dura son douloureux voyage, l’omniprésent orchestre continua d’accompagner la lourde voix de basse qui chantait son amour pour Tatiana.
CHAPITRE V
Ce qui s’est passé à Griboïedov
L’antique demeure à un étage, aux murs de couleur crème, était située sur le boulevard de ceinture, au fond d’un jardin languissant qu’une grille de fer forgé isolait du trottoir. Devant la maison s’étendait une petite place goudronnée. En hiver s’y dressait un tas de neige où était toujours plantée une pelle, mais en été, sous une tente de grosse toile, elle se transformait en le plus magnifique des restaurants de plein air.
La bâtisse s’appelait « Maison de Griboïedov », parce que, à ce qu’on disait, elle avait appartenu autrefois à une tante de l’écrivain Alexandre Sergueïevitch Griboïedov. Avait-elle, ou non, appartenu à cette tante – nous ne le savons pas exactement. Il me semble même, si mes souvenirs sont exacts, que semblable tante n’a jamais existé dans la famille de Griboïedov… Cependant, tel était le nom de la maison. En outre, un menteur moscovite racontait même qu’au premier étage de cette maison, dans une salle ronde à colonnes, le célèbre écrivain aurait lu des passages de sa pièce, Le Malheur d’avoir trop d’esprit, à cette même tante, mollement étendue sur un sopha. Au reste, le diable le sait, peut-être a-t-il fait cette lecture, ce n’est pas cela qui importe !
Ce qui importe, c’est qu’à l’heure actuelle, il se trouvait que la maison appartenait à ce fameux Massolit à la tête duquel se trouvait le malheureux Mikhaïl Alexandrovitch Berlioz avant sa promenade à l’étang du Patriarche.
Les membres du Massolit avaient eu l’heureuse idée de ne pas appeler la maison « Maison de Griboïedov », mais de dire simplement : Griboïedov. « Hier, j’ai fait la queue deux heures à Griboïedov. — Et alors ? — J’ai enfin obtenu un bon de séjour d’un mois à Yalta. — Bravo ! » Ou bien : « Va voir Berlioz, il reçoit aujourd’hui de quatre à cinq à Griboïedov »… Et ainsi de suite.
L’aménagement de Griboïedov par le Massolit était tel qu’on ne pouvait rien imaginer de mieux, de plus confortable, de plus douillet. Quiconque entrait à Griboïedov devait tout d’abord, par la force des choses, prendre connaissance des avis et informations concernant divers cercles sportifs, ainsi que des photographies, individuelles ou en groupe, des membres du Massolit, qui couvraient (je parle des photographies) les murs de l’escalier conduisant au premier étage.
Sur les portes de la première salle de l’étage supérieur, on pouvait lire une énorme inscription : « Section villégiature et pêche à la ligne », sous laquelle était représenté un carassin pris à l’hameçon.
Les portes de la salle n°2 offraient, elles, une inscription dont le sens était quelque peu obscur : « Bons de séjour créateur d’une journée. S’adresser à M.V. Podlojnaïa. »
L’écriteau de la porte suivante était bref, mais cette fois, totalement incompréhensible : « Pérélyguino. » Ensuite, les yeux du visiteur éventuel de Griboïedov papillotaient devant le kaléidoscope d’inscriptions qui émaillaient les portes de noyer de la bonne tante : « Distribution de papier. S’inscrire chez Poklevkina », « Caisse », « Auteurs de sketches. Comptes personnels », etc.
Après avoir coupé une longue queue qui partait de la loge du concierge située au rez-de-chaussée, on pouvait apercevoir, sur une porte qui menaçait à tout instant de céder sous la pression de la foule, l’écriteau suivant « Questions de logement. »
Après les questions de logement venait une luxueuse affiche qui représentait un rocher sur la crête duquel caracolait un cavalier en capote de feutre caucasienne, fusil en bandoulière. En dessous, des palmiers et un balcon. À ce balcon était assis un jeune homme aux cheveux en toupet, qui regardait en l’air avec des yeux vifs — ô combien vifs étaient ses yeux ! — et dont la main tenait un stylo. Cette affiche annonçait : « Séjours créateurs gratuits de deux semaines (contes, nouvelles) à un an (romans, trilogies), à Yalta, Sououk-Sou, Borovoié, Tsikhidziri, Makhindjaouri, Leningrad (palais d’Hiver). » À cette porte, il y avait aussi une queue, mais pas démesurée en moyenne, cent cinquante personnes.
Venaient ensuite, épousant les méandres capricieux, les montées et les descentes des couloirs de la maison de Griboïedov, « Direction du Massolit », « Caisses n°2, n°3, n°4, n°5 », « Rédaction », « Président du Massolit », « Salle de billard », différents bureaux annexes, et enfin, cette fameuse salle à colonnes où la tante s’était régalée de la comédie de son génial neveu.
Tout visiteur de Griboïedov — à moins, bien sûr, d’être complètement abruti — se rendait immédiatement compte de la belle vie réservée aux heureux membres du Massolit. Du coup, une noire envie envahissait son âme et il adressait d’amers reproches à ce ciel qui n’avait pas voulu le doter de talents littéraires. Talents sans lesquels, cela va de soi, on ne saurait même rêver de posséder la carte de membre du Massolit, cette carte dans son étui brun qui sent le cuir de luxe, avec son large liséré d’or — cette carte connue de tout Moscou.
Quelle voix s’élèvera pour prendre la défense des envieux ? L’envie est un sentiment vil, certes, mais il faut tout de même se mettre à la place du visiteur. Car enfin, ce qu’il avait vu au premier étage n’était pas tout, loin de là. Il faut savoir que le rez-de-chaussée de la maison de la tante était occupé par un restaurant, et quel restaurant ! Il était considéré à juste titre comme le meilleur de Moscou. Et non pas parce qu’il occupait deux grandes salles à hauts plafonds voûtés où étaient peints des chevaux mauves à crinière assyrienne, pas seulement parce que chaque table s’ornait d’une lampe à abat-jour frangé et parce que l’accès en était interdit au commun des mortels. Non ! Par la qualité des mets qui y étaient proposés et, qui plus est, à des prix tout à fait modérés, nullement écrasants, Griboïedov damait le pion à tous les restaurants de Moscou sans exception !
C’est pourquoi il n’y a aucunement lieu de s’étonner, par exemple, de la conversation suivante, entendue un jour, près de la grille en fer forgé de Griboïedov, par l’auteur de ces lignes éminemment véridiques :
– Où dînes-tu ce soir, Ambroise ?
– En voilà une question ! Ici, bien sûr, mon cher Foka ! Archibald Archibaldovitch m’a glissé à l’oreille qu’il y aurait aujourd’hui, comme plat du jour, du sandre au naturel. Morceau magistral !
– Tu sais vivre, Ambroise ! répondit en soupirant le maigre et décrépit Foka, dont le cou s’ornait, qui plus est, d’un furoncle, au poète Ambroise, géant aux joues vermeilles.
– Je ne sais rien de spécial, rétorqua Ambroise, je n’ai que le désir, tout à fait ordinaire, de vivre humainement. Tu veux sans doute me dire, Foka, que l’on peut aussi bien trouver du sandre au Colisée. Mais au Colisée, la portion de sandre coûte treize roubles quinze kopecks, et chez nous, cinq cinquante ! De plus, au Colisée, le sandre date de trois jours, et rien ne te garantit que tu ne recevras pas au travers de la gueule le reste d’une grappe de raisin, lancée par le premier jeune homme venu qui revient du passage des Théâtres. Non ! (tonna à travers tout le boulevard le gastronome Ambroise) je suis catégoriquement contre le Colisée ! Ne m’en rebats pas les oreilles !
– Je ne t’en rebats pas les oreilles, Ambroise, piaula Foka. On peut aussi dîner chez soi.
– Serviteur ! barrit Ambroise. J’imagine ta femme, dans la cuisine commune de ton immeuble, essayant de confectionner dans une vague casserole un sandre du jour au naturel ! Hi, hi, hi !… Au revouâr, Foka !
Et Ambroise, chantonnant, se dirigea vers la tonnelle.
Hé, c’était quelque chose !… Mais oui, ces choses ont bien existé !… Les vieux Moscovites s’en souviennent, de l’illustre Griboïedov ! Mais qu’est-ce que ce sandre bouilli ! Des broutilles, très cher Ambroise ! Et le sterlet, alors ? Le sterlet en casserole argentée, le sterlet coupé en morceaux entourés de queues d’écrevisse et de caviar frais ? Et les œufs-cocotte, avec de la purée de champignons servie dans de petites tasses ? Et les jolis petits filets de merle, ça ne vous disait rien ? Avec des truffes ? Et les cailles à la génoise ? Neuf roubles cinquante ! Et le jazz, et la courtoisie du service ! Et en juillet, quand toute la famille est à la campagne mais que des affaires littéraires pressantes vous retiennent en ville — sous la tonnelle, à l’ombre de la treille, quand le soleil fait des taches d’or sur la nappe d’une propreté éblouissante, une petite assiette de potage printanière ? Vous souvenez-vous, Ambroise ? Mais à quoi bon vous le demander ! Je vois à vos lèvres que vous vous en souvenez. Foin de vos lavarets et de vos sandres ! Et les bécasses, bécassines et bécassons, les bécasses des bois à la saison, les cailles et les courlis ? L’eau de Narzan qui vous pétille dans la bouche ? Mais suffit, tu t’égares, lecteur ! Allons, suis-moi !…
À dix heures et demi, ce même soir où Berlioz trouva la mort près de l’étang du Patriarche, une seule salle était allumée au premier étage de Griboïedov. Douze littérateurs s’y morfondaient. Venus pour assister à la réunion, ils attendaient Mikhaïl Alexandrovitch.
Assis sur des chaises, sur la table, voire sur les deux appuis de fenêtres de la salle réservée à la direction du Massolit, ils souffraient sérieusement de la chaleur. Pas un souffle d’air frais n’entrait par les croisées grandes ouvertes. Moscou rendait la chaleur accumulée par l’asphalte de ses rues au cours de la journée, et il était clair que la nuit n’apporterait aucun soulagement. Des caves de la tante où se trouvaient maintenant les cuisines du restaurant, montait une odeur d’oignons, et tous avaient envie de boire, tous étaient nerveux et fâchés.
Le romancier Bieskoudnikov — homme tranquille, convenablement habillé, au regard attentif quoique insaisissable — tira sa montre de son gousset. La petite aiguille s’approchait du onze. Bieskoudnikov tapota le cadran du doigt en le montrant à son voisin, le poète Dvoubratski, lequel, assis sur la table, balançait par ennui ses pieds chaussés de soulier jaunes à semelle de caoutchouc.
– Sapristi ! grogna Dvoubratski.
– Le gars est probablement en train de traînasser au bord de la Kliazma, dit d’une voix épaisse Nastassia Loukinichna Niéprévmiénova, fille de marchands moscovites devenue orpheline et écrivain, qui composait des histoires de batailles navales sous le pseudonyme de Sturman George.
– N’exagérons rien ! coupa hardiment le populaire auteur de sketches Zagrivo. Personnellement, je m’installerais avec plaisir à une terrasse pour boire un bon petit verre de thé, au lieu de rester à cuire ici. Enfin, cette réunion, elle était prévue pour dix heures, non ?
– Comme on doit être bien, en ce moment, au bord de la Kliazma, insinua Sturman George, dans une intention évidemment provocatrice, car elle n’ignorait pas que les confortables villas du village d’écrivains de Pérélyguino sur Kliazma étaient un éternel sujet d’âpres disputes. À cette époque de l’année, on y entend chanter les rossignols, sûrement. Pour moi, je travaille toujours mieux à la campagne, particulièrement au printemps.
– Voilà trois ans que je verse du pognon pour envoyer ma femme, qui souffre d’un goitre, dans ce paradis, mais ça fait autant d’effet qu’un cautère sur une jambe de bois, dit d’un ton amer et venimeux le nouvelliste Hiéronimus Poprikhine.
– Question de chance, bourdonna le critique Ababkov de l’appui de la fenêtre où il était assis.
La joie enflamma les petits yeux de Sturman George, et elle dit en adoucissant son contralto :
– Il ne faut pas être jaloux, camarades. Il n’y a là-bas que vingt-deux villas, et sept autres seulement en construction. Et au Massolit, nous sommes trois mille.
– Trois mille cent onze, glissa quelqu’un de son coin.
– Alors, vous voyez, continua Sturman, que faire ? Il est naturel que les villas aient été données à ceux d’entre nous qui ont le plus de talent…
– Aux généraux ! trancha le scénariste Gloukhariev, sautant à pieds joints dans la dispute.
Bieskoudnikov, bâillant avec affectation, se leva et sortit.
– Dire qu’il a cinq pièces pour lui tout seul à Pérélyguino ! reprit Gloukhariev dès qu’il eut quitté la salle.
– Lavrovitch en a six, jeta Deniskine, et sa salle à manger est lambrissée de chêne !
– Hé, la question n’est pas là, bourdonna Ababkov. La question, c’est qu’il est onze heures et demie.
Cette annonce déclencha un tumulte qui promettait de dégénérer en émeute. On téléphona à ce maudit Pérélyguino, mais on ne tomba pas sur la bonne villa, et ce fut celui de Lavrovitch qui répondit ; on apprit ainsi que Lavrovitch était descendu à la rivière, ce qui acheva de jeter tout le monde dans l’humeur la plus noire. On appela alors, au petit bonheur, la Commission des belles-lettres, poste 930, mais bien entendu, personne ne répondit.
« Il pourrait tout de même téléphoner ! » s’écrièrent Deniskine, Gloukhariev et Kvant.
Ah ! ils criaient bien en vain. Mikhaïl Alexandrovitch ne pouvait plus téléphoner nulle part. Loin, bien loin de Griboïedov, dans une immense salle éclairée par des lampes de mille watts, sur trois tables de zinc, gisait ce qui, récemment encore, était Mikhaïl Alexandrovitch.
La première portait le corps, nu, taché de sang coagulé, avec un bras cassé et la cage thoracique défoncée ; sur la deuxième se trouvait la tête, les dents de devant brisées, les yeux ouverts, troubles et insensibles à la vive lumière qui tombait sur eux ; la troisième enfin portait un tas de loques fripées et raidies.
Diverses personnes entouraient le décapité : un professeur de médecine légale, un anatomiste et son aide, des représentants du parquet, et l’adjoint de Berlioz au Massolit, l’écrivain Geldybine, qu’on avait appelé par téléphone alors qu’il se trouvait au chevet de sa femme malade.
Une voiture était passée prendre Geldybine, et, avant toutes choses (il était alors près de minuit), l’avait conduit, en compagnie des membres du parquet, à l’appartement du mort, où les scellés furent apposés sur ses papiers, après ceci tout le monde se rendit à la morgue.
À présent, autour des restes du défunt, on se consultait. Que valait-il mieux faire : recoudre la tête coupée au cou, ou bien exposer le corps dans la grande salle de Griboïedov en le recouvrant simplement d’un drap noir, soigneusement remonté jusqu’au menton ?
Mikhaïl Alexandrovitch ne pouvait plus téléphoner nulle part, et c’est bien en vain que criaient et s’indignaient Deniskine, Gloukhariev, Kvant et Bieskoudnikov. À minuit exactement, les douze littérateurs quittèrent le premier étage et descendirent au restaurant. Là encore, chacun murmura à part soi quelques mots malsonnants à l’adresse de Mikhaïl Alexandrovitch : car naturellement, toutes les tables de dehors étaient occupées, et force était d’aller dîner dans ces salles magnifiques, certes, mais étouffantes.
Et, à minuit exactement, quelque chose sembla s’effondrer avec fracas dans la première salle, puis se répandre et bondir partout avec un tintamarre épouvantable. En même temps que se déchaînait cette musique, une voix d’homme aiguë cria furieusement : « Alléluia ! » C’était le fameux jazz de Griboïedov qui attaquait son premier morceau. Aussitôt, les visages en sueur parurent s’éclairer, les chevaux mauves du plafond semblèrent prendre vie, la lumière des lampes se fit plus vive, et tout d’un coup, comme si elles venaient de rompre des chaînes, les deux salles se mirent à danser, et toute la terrasse se mit à danser.
Gloukhariev entra dans la danse avec la poétesse Tamara Poloumieciatz, Kvant entra dans la danse, le romancier Joukopov entra dans la danse avec une actrice de cinéma en robe jaune. Dragounski dansait, et Tcherdaktchi, et le petit Deniskine avec la gigantesque Sturman George, la belle architecte Semeikina-Gall dansait, solidement empoignée par un inconnu en pantalon de toile blanche. Les familles et les invités dansaient, ceux de Moscou et ceux d’ailleurs, l’écrivain Johann de Kronstadt, un certain Vitia Kouftik de Rostov, metteur en scène, paraît-il, dont toute une joue était marquée par une tache de vin lilas ; les représentants les plus célèbres de la sous-section de poésie du Masslit dansaient, Pavianov, Bogokhoulski, Sladki, Chpitchkine et Adelphina Bouzruak. Dansaient également des jeunes gens de profession inconnue qui ressemblaient à des boxeurs avec leurs cheveux coupés en brosse et leurs épaules rembourrées de coton, dansait aussi un très vieux bonhomme à longue barbe, où était venu se fourrer un brin de ciboulette, en compagnie d’une chétive jeune fille rongée d’anémie, en petite robe de soie orange toute froissée.
Dégoulinant de sueur, les garçons portaient par-dessus les têtes des chopes de bière embuées, en criant d’une voix enrouée et haineuse : « Pardon ! Pardon, citoyen ! » Quelque part, une voix commandait dans un mégaphone : « Une brochette à la kars, une ! Deux vodka Zoubrovka, deux ! En flacons de maîtres ! » La voix frêle ne chantait plus, mais hurlait : « Alléluia ! » Le fracas des cymbales dorées du jazz était couvert de temps à autre par le tintamarre de la vaisselle que les plongeuses, par un plan incliné, envoyaient à la cuisine. En un mot — l’enfer.
Et l’on eut, à minuit, une vision de l’enfer. Sur la terrasse parut soudain un bel homme en frac, aux yeux noirs, à la barbe affilée comme un poignard, qui embrassa d’un regard souverain toute l’étendue de son domaine. Des mystiques disent qu’il fut un temps où cet homme ne portait pas de frac, mais était sanglé dans une large ceinture de cuir d’où sortaient deux crosses de pistolets, que ses cheveux aile-de-corbeau étaient serrés dans un foulard de soie écarlate, et que, sous son commandement, voguait sur la mer des Caraïbes un brick battant le sinistre pavillon noir à tête de mort.
Mais non, non ! Ils mentent, ces mystiques séducteurs, il n’y a aucune mer des Caraïbes au monde, nuls flibustiers farouches n’y voguent, nulle corvette ne les poursuit, aucune fumée de canonnade ne s’étend sur les vagues de la mer. Il n’y a rien — il n’y a jamais rien eu ! Il y a des tilleuls souffreteux, il y a une grille de fer forgé, et, derrière, un boulevard…, voilà ce qu’il y a. Il y a de la glace qui nage dans une coupe, et, à la table voisine, des yeux bovins injectés de sang, et c’est horrible, horrible… Ô dieux, dieux, du poison ; donnez-moi du poison !…
Et soudain, d’une table s’envola un mot : « Berlioz ! » Et le jazz tomba en loques et se tut, comme si quelqu’un l’avait abattu d’un coup de poing. « Quoi, quoi, quoi, quoi ? — Berlioz ! » — Et tous de courir çà et là, et de pousser des oh ! et des ah !…
La terrible nouvelle de la mort de Berlioz fit lever une vague de douleur. On vit quelqu’un s’agiter, s’évertuer, crier qu’il fallait absolument, tout de suite, sur place, rédiger un télégramme collectif, et l’envoyer sans perdre un instant.
Mais quel télégramme ? demanderons-nous, et l’envoyer où ? Et pourquoi l’envoyer ? Et, effectivement, à qui ? Quelle pourrait être l’utilité d’un quelconque télégramme quand on a la nuque aplatie, serrée entre les doigts caoutchoutés d’un anatomiste, et qu’un professeur vous pique une aiguille courbe dans la peau du cou ? Il est mort, et il n’a plus besoin d’aucun télégramme. Tout est terminé, inutile d’encombrer les lignes télégraphiques.
Oui, il est mort… Mais nous, nous sommes vivants !
Oui, une vague de douleur s’éleva, déferla, se maintint… puis retomba, et l’on commença à regagner sa table, et — furtivement d’abord, puis ouvertement — on but un petit coup de vodka et on mangea un morceau. Allait-on, en effet, laisser perdre des croquettes de foie de volailles ? En quoi pouvons-nous aider Mikhaïl Alexandrovitch ? En restant affamés ? Car enfin, nous, nous sommes vivants !
Naturellement, le piano fut fermé à clef, les musiciens de jazz plièrent bagage et partirent, et quelques journalistes allèrent à leur rédaction pour écrire un article nécrologique. Puis on apprit que Geldybine arrivait de la morgue. Il s’installa en haut, dans le cabinet du défunt, et bientôt, le bruit courut qu’il allait remplacer Berlioz à la tête du Massolit. Geldybine envoya chercher au restaurant les douze membres de la direction, convoqués en réunion immédiate dans le cabinet de Berlioz, où l’on se mit à discuter des questions les plus urgentes concernant la décoration funèbre de la salle des colonnes de Griboïedov, le transport du corps de la morgue dans cette salle, l’ouverture de la chapelle ardente aux visiteurs, et toutes autres questions liées à ce triste événement.
Pendant ce temps, le restaurant vivait sa vie nocturne habituelle, et il l’aurait vécue jusqu’à la fermeture, c’est-à-dire jusqu’à quatre heures du matin, s’il ne s’était produit un événement sortant absolument de l’ordinaire, qui frappa de stupeur les hôtes du restaurant bien plus que ne l’avait fait la nouvelle de la mort de Berlioz.
Les premiers à être mis en émoi furent les cochers de fiacres stationnés devant la maison de Griboïedov. L’un d’eux se dressa tout à coup sur son siège, et on l’entendit s’écrier :
« Hééé ! Regardez-moi ça ! »
Après quoi, on vit jaillir près de la grille, sans qu’on pût deviner d’où elle sortait, une petite lumière qui ne tarda pas à s’approcher de la terrasse. Aux tables, on commença à se lever pour mieux voir, et l’on découvrit ainsi qu’en même temps que la petite lumière, s’avançait vers le restaurant une sorte de spectre blanc. Quand l’apparition atteignit le treillage, tous restèrent figés, la fourchette en l’air avec un morceau de sterlet au bout, et les yeux écarquillés. Le portier, qui sortait à ce moment du vestiaire pour fumer dans le jardin, écrasa sa cigarette et se porta à la rencontre du fantôme, avec l’intention manifeste de lui interdire l’entrée du restaurant. Mais, on ne sait pourquoi, il n’en fit rien : il s’arrêta net, et se mit à sourire bêtement.
Et l’apparition, franchissant l’ouverture du treillage, entra sans encombre sous la tonnelle. Alors, tous virent qu’il ne s’agissait pas du tout d’un fantôme, mais d’Ivan Nikolaïevitch Biezdomny — le très célèbre poète.
Il était nu-pieds, vêtu d’une blouse russe d’un blanc sale et pleine de trous sur laquelle était épinglée, à hauteur de poitrine, une image représentant un saint peu connu, et d’un caleçon blanc à rayures. Ivan Nikolaïevitch tenait à la main une bougie nuptiale allumée. Sa joue droite était fraîchement écorchée. Il est difficile de se faire une idée de la profondeur du silence qui régna alors sur toute la terrasse. On pouvait remarquer un garçon immobile qui tenait son plateau de travers, de sorte qu’une chope de bière se vidait tranquillement sur le sol.
Le poète leva sa bougie au-dessus de sa tête et dit d’une voix forte :
– Bonjour à vous, amis ! (Après quoi il regarda sous la table la plus proche et s’écria avec une profonde tristesse :) Non ! Il n’est pas là !
Deux voix se firent entendre. Une basse, d’abord, qui laissa tomber durement :
– C’est clair. Delirium tremens.
La seconde, une voix de femme effrayée, prononça ces mots :
– Mais comment la milice a-t-elle pu le laisser se promener dans cette tenue ?
Ivan Nikolaïevitch, qui avait entendu, répondit :
– Deux fois, ils ont essayé de m’arrêter rue Skatiertny et ici, rue Bronnaïa. Mais j’ai sauté une palissade, et vous voyez, je me suis écorché la joue.
Là-dessus, Ivan Nikolaïevitch leva sa bougie et cria :
– Frères en littérature ! (Sa voix enrouée se raffermit et devint ardente.) Écoutez-moi tous ! Il est venu ! Si nous ne l’attrapons pas en vitesse, il sera cause de malheurs indescriptibles.
– Quoi ? Quoi ? Que dit-il ? Qui est venu ? Demanda-t-on de toutes parts.
– Le consultant, répondit Ivan, et ce consultant vient de tuer, au Patriarche, Micha Berlioz !
À ce moment, des gens sortirent en nombre des salles intérieures et une foule entoura la bougie d’Ivan.
– Pardon, pardon, soyez plus précis, prononça une voix calme et polie au-dessus de l’oreille d’Ivan Nikolaïevitch. Que voulez-vous dire, « vient de tuer » ? Qui a tué ?
– Le consultant, professeur et espion étranger, répondit Ivan en cherchant son interlocuteur des yeux.
– Et quel est son nom ? lui demanda-t-on doucement à l’oreille.
– Ah ! bien, oui, son nom ! s’écria Ivan avec désespoir. Si je le savais, son nom ! Je n’ai pas eu le temps de lire son nom, sur sa carte de visite… Je me rappelle seulement la première lettre : W, son nom commence par W. Quel nom peut-on avoir, avec W ? (se demanda Ivan à lui-même en se prenant le front dans la main, et il se mit tout à coup à marmotter :) We, We, We, Wa… Wo… Wachner ? Wagner ? Wainer ? Wegner ? Winter ?
Et l’effort d’Ivan était si intense que ses cheveux se dressaient sur sa tête.
– Wulff ? lança inopinément une femme compatissante.
Ivan rougit de colère.
– Sotte ! cria-t-il en cherchant la femme du regard. Que vient faire ici Wulff ? Wulff n’y est pour rien ! Wo, comme ça je n’y arriverai pas ! Mais voici ce qu’il faut faire, citoyens : téléphonez tout de suite à la milice, qu’ils envoient cinq motocyclistes avec des mitraillettes, pour arrêter le professeur. Et n’oubliez pas de dire qu’il y en a d’autres avec lui : une espèce de grand maigre à carreaux, avec un lorgnon cassé, et un chat, noir et gras… Pendant ce temps, je vais fouiller tout Griboïedov. Je sens qu’il est ici !
Ivan tomba alors dans une extrême agitation : il écarta brusquement ceux qui l’entouraient et, brandissant en tous sens sa bougie dont la cire lui coulait dessus, il se mit à chercher sous les tables. On entendit alors crier : « Un médecin ! » et presque aussitôt, un visage glabre, amène et charnu, grassouillet même, orné de lunettes d’écaille, apparut devant le poète.
– Camarade Biezdomny, dit le visage d’une voix cérémonieuse, calmez-vous ! Vous êtes très affecté par la mort de celui que nous aimions tous, Mikhaïl Alexandrovitch… non, simplement Micha Berlioz. Nous vous comprenons parfaitement. Ce qu’il vous faut, c’est du calme. Des camarades, ici présents, vont vous conduire au lit, où vous pourrez vous reposer et oubl…
– Tu ne comprends pas, coupa Ivan en montrant les dents, qu’il faut attraper le professeur ? Et tu viens me déranger avec tes bêtises ! Crétin !
– Camarade Biezdomny, soyez gentil…, répondit le visage, qui rougit et battit en retraite, regrettant déjà de s’être embarqué dans cette affaire.
– Je serai gentil avec qui on voudra, mais pas avec toi, dit Ivan Nikolaïevitch avec une haine froide.
Un spasme tordit ses traits, il fit passer rapidement la bougie de sa main droite dans sa main gauche, et, à tour de bras, il frappa le compatissant visage sur l’oreille.
C’est alors seulement que l’on songea à se jeter sur Ivan — et l’on se jeta sur lui. La bougie s’éteignit. Quant aux lunettes d’écaille qui avaient sauté de l’aimable visage, elles furent instantanément piétinées. Ivan lança un terrible cri de guerre qui s’entendit, au scandale général, jusque sur le boulevard, et entreprit de se défendre. Des tables chargées de vaisselle s’écroulèrent avec fracas, des femmes hurlèrent.
Pendant que les garçons ceinturaient le poète et le liaient avec des serviettes, une conversation se déroulait au vestiaire entre le portier et le commandant du brick.
– Tu as vu qu’il était en caleçon ? demanda froidement le pirate.
– Mais, Archibald Archibaldovitch, répondit le portier vert de peur, comment pouvais-je l’empêcher d’entrer, puisqu’il est membre du Massolit ?
– Tu as vu qu’il était en caleçon ? répéta le pirate.
– Par pitié, Archibald Archibaldovitch, que vouliez-vous que je fasse ? Je comprends bien, il y a des dames à la terrasse…, dit le portier, et il devint écarlate.
– Les dames n’ont rien à voir ici, les dames s’en moquent, répondit le pirate, dont les yeux incendièrent littéralement le portier. Mais la milice, elle, ne s’en moque pas ! Un homme ne peut aller en linge de corps dans les rues de Moscou que dans un seul cas : s’il est accompagné par la milice — et dans une seule direction : le poste ! Et toi, si tu es portier, tu dois savoir que, dès que tu aperçois un homme dans cette tenue, ton devoir est, sans perdre une seconde, de te mettre à siffler. Tu entends ? Tu entends ce qui se passe maintenant à la terrasse ?
Et le portier affolé entendit une sorte de cri inhumain, le fracas de la vaisselle et les hurlements des femmes.
– Qu’est-ce que tu mérites, pour ça ? demanda le flibustier.
À en juger par la couleur qui se répandit sur le visage du portier, on eût dit qu’il venait de contracter le typhus, et ses yeux devinrent tout blancs. Il vit les cheveux noirs, maintenant coiffés avec une raie, se serrer dans un foulard flamboyant. Le plastron et le frac disparurent, et du large ceinturon de cuir dépassa la crosse du pistolet. Le portier se vit pendu à la plus haute vergue. De ses yeux il put contempler sa propre langue horriblement tirée et sa tête sans vie rejetée sur son épaule, et il entendit même le clapotis des vagues, au-dessous de lui. Les genoux du portier fléchirent. Mais le flibustier se montra miséricordieux et éteignit le feu brûlant de son regard.
– Écoute, Nicolas, c’est la dernière fois ! Des portiers de ce genre, nous n’en avons que faire au restaurant. Tu n’es bon qu’à faire un bedeau !
Sur ces mots, le commandant donna ses ordres avec clarté, brièveté et précision :
– Va chercher Pantaleon à l’office. Appelle la milice. Procès-verbal. Une voiture. Pour l’hôpital psychiatrique. (Et il ajouta :) Siffle !
Un quart d’heure plus tard, le public, frappé de stupéfaction, non seulement dans le restaurant, mais sur le boulevard et aux fenêtres des maisons qui donnaient sur le jardin de Griboïedov, vit sortir Pantaleon, le portier, un milicien, un garçon et le poète Rioukhine, qui transportaient un jeune homme emmailloté comme une poupée. Celui-ci, le visage inondé de larmes, crachait en essayant d’atteindre Rioukhine, justement, et criait à être entendu de tout le boulevard :
– Salaud !… Salaud !…
Un chauffeur à l’air revêche mettait en marche le moteur de sa camionnette. À côté, un cocher excitait son cheval en faisant claquer sur sa croupe des rênes violettes, et vociférait :
– En voiture ! Pour l’hôpital psychiatrique, je connais le chemin !
Et tout cela était pris dans le brouhaha de la foule qui commentait ces événements extraordinaires. En un mot, c’était un scandale affreux, malpropre, dégoûtant, révoltant, qui ne prit fin que lorsque la camionnette eut emporté loin des portes de Griboïedov le malheureux Ivan Nikolaïevitch, avec le milicien, Pantaleon et Rioukhine.
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