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Le suicide des femmes au Japon 

lundi 22 février 2021, par Christian Kessler

 

L’importance du suicide au Japon fait partie de ces stéréotypes que nombre d’étrangers ont de ce pays. Rétablissons d’emblée la vérité : on ne se suicide dans la période contemporaine pas plus au Japon qu’en France, et sans doute souvent pour les mêmes motifs.

Mais c’est vrai que dans l’histoire du Japon néanmoins, le suicide a joué un rôle important sous la forme du seppuku (harakiri), cette mort volontaire par éventrement apparue aux alentours du XIIe siècle et qui allait acquérir un prestige moral qu’on ne retrouve dans aucune autre civilisation. Seppuku collectif ou individuel que s’infligeaient les perdants sur le champ de bataille comme apothéose de la carrière guerrière, ou les samouraïs qui avaient failli à leur devoir et n’avaient d’autres moyens de s’exprimer que dans une mort librement choisie en une exaltation sacrificielle. Dernier grand seppuku, médiatisé, celui de l’écrivain Mishima en 1970, comme acte de désespoir de voir disparaître le Grand Japon. La littérature se fait également l’écho d’autres suicides classiques : celui double des amants qui n’arrivent pas à assouvir leur passion, ou encore celui des vieux que l’on poussait, bouche devenue inutile, à aller se perdre dans la forêt. Plus récemment, on assiste à la recrudescence des suicides de jeunes collégiens qui brimés, rackettés, soumis à une vie impossible par leurs camarades de classe, ne trouvent d’échappatoire que dans une mort qu’ils vivent comme une délivrance : terrible solitude de l’enfant japonais lorsque le groupe ne représente plus pour lui que l’enfer.

Si aujourd’hui, on retrouve un taux important de suicide parmi les plus de 65 ans par solitude et sentiment d’inutilité, c’est l’inactivité et le chômage qui expliquent, pour plus de 60% des cas les suicides des salariés qui normalement passaient leur vie dans le cocon de la même entreprise, mais n’ont plus la sécurité de leur emploi du fait du déclassement industriel du Japon depuis plus de deux décennies. Incapable d’assumer cette perte de face dans un société où être à l’écart du groupe et souvent culpabilisant pour soi-même et par rapport à sa famille, ils s’isolent alors dans une chambre d’hôtel et se pendent. 

Cependant, depuis une décade, les chiffres du suicide ont baissé dans l’archipel. Mais cette baisse trouve un coup d’arrêt l’année dernière. En effet, le ministère plutôt enclin à minimiser les suicides dans ses chiffres, en annonce 20 000 pour 2020, soit une augmentation de 3,7% par rapport à l’année précédente. C’est la première année donc depuis à peu près dix ans que ce nombre augmente drastiquement et il correspond exactement à la pandémie du coronavirus. On peut s’en étonner car le coronavirus a jusqu’à présent peu frappé l’archipel qui compte 6000 morts depuis le début, c’est-à-dire un des taux les plus faibles dans le monde. Certes au printemps dernier, une baisse des suicides a été enregistrée laissant supposer que la pandémie aurait un effet limité, mais la suite a prouvé le contraire. Pour Michiko Ueda, professeur associé en sciences politique à l’université Waseda, le coronavirus est indubitablement le facteur déterminant de cette augmentation, les courbes statistiques ne laissant aucun doute à ce sujet. Et il prévient : cette augmentation pourrait se poursuivre ! Encore plus remarquable, cette fois ce ne sont pas les hommes, mais les femmes qui sont les principales victimes de cette augmentation. Si le suicide chez les hommes a régressé légèrement pendant cette pandémie, elle a augmenté de 14% chez les femmes, comparée à 2019. Il est toujours compliqué de trouver des raisons au suicide, mais la disproportion entre l’augmentation des suicides chez les femmes et celle chez les hommes, peut sans doute nous mettre sur des pistes. Ce sont d’abord les industries employant des femmes qui sont le plus touchées par la pandémie, celles qui offrent en majorité des CDD, comme l’hôtellerie, le tourisme, l’hôpital même. En décembre la chaîne publique NHK indiquait que 26% des femmes au travail, dans un pays où le ratio des femmes avec emploi reste le plus faible des pays industrialisés, ont perdu leur travail depuis avril 2020 et se sont retrouvées femme au foyer ce qui d’ailleurs est encore la tradition dans le pays. Une femme de trente ans écrit ainsi dans une note retrouvée après son suicide, qu’isolée avec sa fille à la maison, toutes les deux positives au coronavirus, elle culpabilisait à l’idée de lui avoir transmis le virus à elle et à sa classe. Son mari l’a trouvé morte le 15 janvier. La note lapidaire laissée, indiquait qu’elle était désolée d’avoir causé des troubles à sa famille et à la société, une culpabilité largement encouragée dans la société japonaise. De surcroît, et même si aucune statistique ne vient le collaborer dans une société où la sphère du privé ne s’expose pas, Kouki Ozora étudiant à l’université de Keio qui a mis en place un site dédiée aux femmes appelé Anato no Ibasho (Un endroit pour vous), a la forte impression que le suicide des femmes répond aussi aux violences domestiques largement sous-estimés dans l’archipel. Lui-même d’ailleurs a pensé au suicide car les étudiants dans la plus grande précarité sont également une des catégories touchées.

S’il existe aujourd’hui des prises en charge des femmes et particulièrement de celles vivants seules avec enfants, ce sont donc en général plutôt des initiatives privées. Faut-il s’en étonner alors qu’une bonne partie de la classe politique, en particulier les caciques, ne se penchent guère sur le sort des femmes, voire s’en moquent, comme le montre encore les propos misogynes de Yoshihiro Mori, ancien premier ministre et récent démissionnaire - sous la pression étrangère - de la présidence du comité olympique japonais ?

 

Historien, Christian Kessler est professeur détaché à L’Athénée Français et à l’université Musashi de Tokyo. Il est l’auteur notamment de deux ouvrages récents : 

Les Kamikazés Japonais Dans La Guerre Du Pacifique (1944-1945), Economica, 2018.

Les kamikazés japonais (1944-1945) : Écrits et paroles, Libres d’écrire, 2019.

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