Libre d’être et de devenir
àl’écoutedeJudith Hamann
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La première chose qui me vient c’est que ces sons étaient déjà là, inaudibles mais présents. La création sonore est alors dévoilement. Comme si… oui comme si Judith Hamann n’était pas venue ajouter des sonorités avec son violoncelle ou ses fredonnements, n’était pas venue accompagner, jouer sur ou avec… mais avait plutôt fait émerger des potentialités sonores qui demeuraient jusqu’alors à l’état de latence. Bien davantage qu’une superposition de strates enregistrées, c’est une intrication faite de collusions, d’effondrements qui prévaut dans sa musique. Une refonte permanente du réel, sans brutalité, par des événements des voix des vies des rêves... des fragments qui s’agrègent, se désagrègent, la vibration d’espaces intimes qui se fondent et se confondent, résonnent et entrent en résonance.
Violoncelliste et compositrice, titulaire d’un doctorat en Arts musicaux, Judith Hamann a développé des approches très personnelles et complexes de la performance comme de la création sonore. Des approches aux dimensions multiples qui interrogent tout autant l’espace personnel que l’histoire, la société, l’environnement, les rapports humains et la politique. L’entretien ci-dessous, déjà dense, n’en donne qu’un aperçu. Il se base principalement sur les œuvres intitulées Hinterhof, Peaks, Days collapse, Re-recorder. En plus de leur écoute, je ne saurais que trop recommander la lecture des essais de Judith Hamann disponibles en ligne sur son site Internet. On y trouvera des réflexions plus poussées encore sur l’intime, la prise de son et la performance, l’écoute, ainsi que sur des concepts importants dans sa pratique artistique comme la musique anecdotique, l’écoute profonde, le tremblement ou encore la notion d’effondrement.
J’ai écouté les créations précitées à de nombreuses reprises. Je les redécouvre sans cesse, je les vis à chaque fois différemment, peut-être parce que leur matière même est rendue indéterminée. Par indéterminée, j’entends libre d’être et de devenir. Mais ce qui est indéterminé peut-il être aussi profondément personnel et intime ? C’est à mon sens la prouesse que parvient à réaliser Judith Hamann dans ses œuvres, en enchevêtrant des instants passagers, des copeaux du quotidien, des sons instrumentaux qui sont eux-mêmes réponses à ces sonorités anecdotiques. Les périodes si particulières de confinement liées à la pandémie n’ont fait qu’accroître son attrait pour l’exploration et la prise de conscience de certains positionnements, en lien avec les lieux, les êtres et leurs interactions. Dans ce quotidien bouleversé, sorte d’écroulement des repères habituels et des temporalités, la démarche de Judith Hamann a été, d’une certaine manière, de rassembler des débris. Non pas pour reconstituer ce qui était, mais pour faire advenir l’inouï.
Avec ses créations, ce qui s’effondre au final ce sont les carcans de nos corps, les catégories qui cantonnent, aplanissent tout ce qui fait relief, écrasent. Ce sont les cadres communément admis et inculqués, le conditionnement. Quiconque acceptera la déroute, se laissera décontenancer de plein gré par les sons, redeviendra un être de variations et de nuances, sensible et impliqué, en relation, à l’écoute.
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ENTRETIEN AVEC JUDITH HAMANN
Je suis particulièrement intéressé par la manière dont tu mêles enregistrements de terrain, violoncelle et musique instrumentale notamment dans Hinterhof, RE-recorder ou Peaks. Pour Hinterhof, comme le suggère ton texte de présentation, tu sembles avoir une approche quasi anthropologique du paysage sonore.
Entrer dans le domaine de l’anthropologie me met quelque peu mal à l’aise car cette discipline, au regard de la perception que j’ai de mon propre travail, ou peut-être plus spécifiquement de la manière dont elle s’est historiquement positionnée comme une branche des sciences sociales, est problématique. J’ai le sentiment que la posture anthropologique, celle de l’observation avec une prétention à l’objectivité, est d’une certaine manière aux antipodes de ce que je pense ou espère réaliser [1].
Ce que je veux dire par là c’est que je ne fais pas qu’observer, je suis également impliquée dans tous ces enregistrements. En tant que preneuse de sons mon propre positionnement perméable, intriqué, complexe, fait pleinement partie de l’œuvre. Dans Peaks par exemple, il y a beaucoup d’enregistrements de terrain qui comportent, dans et autour d’eux, des strates instrumentales, mais il y a également beaucoup de moi, mon souffle (plus fréquemment mes efforts pour respirer), des bruits de pas, il y a un enregistrement de moi en train de dormir etc.
Je suis généralement peu réceptive aux pensées et opinions binaires, mais historiquement (même si c’est moins le cas à présent) l’approche coloniale de l’enregistrement de terrain repose soit sur un objectif d’impartialité et de pureté de captation (en termes disons d’écologie acoustique), soit sur une tendance à considérer le son dans ses caractéristiques morphologiques (en tant que matériau esthétique, coupé de toute référence contextuelle ou de ses signifiants).
Je reviendrai probablement là-dessus par la suite mais étant partie prenante d’un environnement, ce qui m’intéresse le plus avec les enregistrements de terrain c’est la place importante de la performance et tout ce qui peut s’y rattacher. Bien sûr il ne s’agit pas du tout d’adopter une position centrale ! C’est plutôt par souci d’honnêteté, avec l’idée que mes choix en matière d’enregistrement constituent un filtre, une position singulière de sujet écoutant qui aura forcément des conséquences sur la manière dont les sons enregistrés seront situés et représentés dans une œuvre en particulier.
Une autre réticence à l’idée que cette activité pourrait se rapporter à l’anthropologie provient de l’utilisation que cette discipline a pu faire de l’enregistrement sonore. Une utilisation qui consistait à prélever et induisait de fait une forme de violence. La pratique de l’enregistrement de terrain est-elle condamnée à emprunter des chemins douteux sur un plan éthique, ou peut-elle s’affranchir de la notion de captation pour adopter une posture autre, telle est la question.
J’envisage cette possibilité à la fois en termes de contenu et d’approche : explorer des territoires de l’intime, du foyer, ainsi que des conceptions « queer » de l’écoute. J’ai le sentiment que lors des confinements, ces pratiques d’enregistrement sont devenues plus courantes et accessibles. Même si bien entendu beaucoup d’artistes que j’adore travaillaient sur ces territoires bien avant la pandémie. En peu de temps, le fait de ramener l’enregistrement de terrain dans la sphère domestique pour créer des œuvres sonores s’est banalisé et je pense que ce déplacement nous amène à considérer le corps et le langage corporel du preneur de sons d’une autre manière. Je crois qu’on ne conçoit plus le « terrain » de l’enregistrement de terrain comme avant.
Pourrais-tu expliquer comment tu as développé une telle attention aux sons, même les plus ténus, les plus banals, à leur façon de coexister et de se lier les uns aux autres ?
J’ai tendance je crois à toujours écouter ce qui se trouve autour de moi en tant que tonalités, textures, formes, gestes. A force de créer dans des espaces enregistrés, mes oreilles, mon corps se sont davantage mis à l’écoute des choses qui m’entourent comme s’il s’agissait de matériaux susceptibles d’intégrer de potentiels projets.
J’ai toujours adoré les moteurs par exemple. La musique que font les cabines d’avion lorsque l’appareil se dirige vers la piste de décollage peut être si belle (un jour j’aimerais faire un disque de reprises d’avions). J’écoute beaucoup les ventilateurs et les équipements électriques, et si l’un d’eux émet un son vraiment intéressant cela peut accaparer toute mon attention : j’y entends tellement de richesse, de complexité harmonique et timbrale. Mais évidemment, cette sorte d’attention auditive vient sans doute aussi de ma pratique de violoncelliste. Par exemple, cette attention aux détails nécessaire ne serait-ce qu’à un travail prolongé sur la justesse de l’intonation, est quelque chose qui transforme véritablement votre manière de percevoir les fréquences sonores. Tout comme la concentration sur des choses aussi ténues que le grain d’une reprise d’archet, les consonnes lors de l’attaque d’une note au violoncelle, le timbre et la couleur du son. Il n’y a pour moi aucun cloisonnement entre ces différentes formes d’écoute, elles entrent sans cesse en interaction les unes avec les autres.
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Qu’est-ce qui se produit quand tu joues du violoncelle ? Il y a une transformation permanente et mutuelle entre les sons instrumentaux et les enregistrements de terrain qui saisit d’emblée l’imagination. Pourquoi, à ton avis, est-ce si efficace, tel un « cinéma pour l’oreille » ?
Il y a je pense deux aspects… Le premier est le violoncelle. Je l’utilise comme une sorte de moyen intuitif pour répondre aux sons enregistrés avec lesquels je travaille, pour naviguer parmi eux et opérer un recadrage.
D’une certaine manière, le violoncelle fait tellement partie de mon corps qu’il ne constitue pas seulement une façon musicale ou esthétique de réagir, mais également une corporalité particulière, une dimension gestuelle, vibratoire. Emprunter les chemins que m’offrent le violoncelle revient souvent, pour moi, à faire l’expérience d’une sorte de « dévoilement ». Cela me conduit à des territoires « musicaux » (même si je ne suis pas complètement certaine du bien fondé de ce qualificatif) où je ne pense pas que j’aurais pu m’aventurer autrement.
L’idée de cinéma pour l’oreille c’est autre chose. Cela provient de ma longue amitié avec Joshua Bonnetta qui associe dans son travail, de manière très belle, assez incroyable, captation sonore et cinéma. Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il a beaucoup été question d’enregistrement, de comment travaillent les preneurs de sons pour ses films, de ces sortes de surfaces sonores fictionnelles qui m’intéressaient, en rapport avec le concept de « musique anecdotique » de Luc Ferrari. Mais ce qui me semble intéressant, plutôt que d’appliquer directement les thèses de Ferrari, c’est d’effectuer des recherches autour de son travail, en s’efforçant de dégager ce que cette pratique spécifique d’enregistrement implique, et comment elle trace peut-être un positionnement dont je pense trouver des résonances dans le travail de Vanessa Rossetto, Graham Lambkin ou Crys Cole etc.
Quoi qu’il en soit, songer à l’anecdotique, à comment l’enregistrement, la musique, l’image, la narration et la fiction peuvent s’entremêler et résonner les uns avec les autres ont conduit à ce travail avec Josh, qui s’inspire de tout ça mais à mon sens d’une autre façon qu’en soutenant une histoire ou une narration particulière, comme cela se fait dans les pièces radiophoniques. Et si l’on parle de cinéma, notre démarche sera plutôt à rapprocher du cinéma expérimental. Je pense que dans mon travail, la représentation est généralement plus opaque, moins en lien avec un récit identifiable et concerne davantage la sensation des sons, des gestes et de la texture. C’est du moins ce que je ressens de l’intérieur.
Pour en revenir à RE-RECORDER, nous avions commencé par envisager de travailler ensemble sur un film, mais petit à petit nous avons trouvé l’espace que cette œuvre a fini par occuper. Il s’agissait de faire naître des tonalités, des harmonies, des mélodies ou des textures davantage timbrales avec le violoncelle, tout en essayant de ne pas y « plaquer » d’affect comme cela est souvent le cas quand la « musique » est appliquée au cinéma, ou même à des enregistrements de terrain. Ce qui m’intéresse c’est de brouiller ces champs, ce qui est considéré comme musical, ce qui est considéré comme instrumental.
Et ici je conçois le « brouillage » comme une sorte d’activité vibratoire (ce qui est bien sûr en rapport avec les écrits de Fred Moten sur la notion de flou), activité liée au tremblement qui est un autre champ de recherche important pour moi. Un tremblement intellectuel, émotionnel et aussi physiquement perceptible.
Dans une grande partie de mes créations ces dernières années, il est définitivement question de ce qui se trouve à ma portée et de comment j’y réponds. Je n’ai que peu d’équipement, mais au final avec un panier à linge et quelques moniteurs, on peut bâtir la colonne vertébrale de tout un disque (Days collapse). Ou dans le cas d’Hinterhof : utiliser des enregistrements du chauffage et du frigo, la résonance de l’arrière-cour pour mettre au jour des champs harmoniques où déployer la création. Des extraits fortuits d’enregistrements du site de construction proche… tous ces petits fragments formant de plus grands touts.
Je crois que beaucoup de mes choix artistiques relèvent de réponses au contexte, d’une exploration des limites et possibilités de l’endroit où je me trouve, en travaillant à rebours en quelque sorte, car je n’ai pas d’idée précise de ce que je veux créer, ou du rendu que ça aura. Partir de A (le concept) pour arriver à B (le résultat), m’intéresse moins que ce qui a lieu dans ces espaces intermédiaires, denses et étranges, d’où la création émerge. Cette approche me vient sans doute du temps considérable que j’ai passé dans ma vie à explorer ce type d’espaces lors de mes performances.
Lorsque j’avais une vingtaine d’années et que j’étudiais à fond le violoncelle, je me souviens avoir fait une avancée considérable et être allée très loin dans la performance quand un mentor m’a conseillé de « simplement suivre les sons ». C’est quelque chose que je fais en permanence, que je sois en train d’enregistrer, d’agencer un espace digital, d’écouter le grincement d’un portail ou de m’émerveiller de la tonalité d’une cabine d’avion. Je ne dirige ni ne compose, ou en tout cas je ne réfléchis pas de cette manière-là, mais j’aime à penser qu’il s’agit plutôt de rassembler. C’est toujours une pratique collaborative avec les sons, le lieu, la performance, les corps…
Je crois que je suis aussi constamment à l’écoute. Mais pas comme on l’entend habituellement, car c’est une écoute qui passe par l’échange et a une part relationnelle.
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Qu’en est-il de la notion d’effondrement ? Je te cite : « faire s’effondrer différentes couches temporelles, des jours dans des jours, différentes sortes d’espaces, de conditions climatiques, de moments les uns dans les autres ». C’est une démarche tout à fait distincte de celle qui consiste à « mixer » ou « combiner » les matériaux sonores, peut-être dans le sens où les effondrements génèrent des événements ?
Oui tout à fait ! L’effondrement de surfaces et matériaux sonores crée à mon sens de nouveaux espaces, événements, ou phénomènes. Je ne cherche pas forcément à concilier ces matériaux, à les faire coexister dans un même espace-temps, c’est pourquoi la distinction avec le fait de mixer ou d’agencer me paraît cruciale. Ce sont les notions de pluralité, de multiplicité et comment nous pouvons en faire l’expérience à travers le son qui m’intéressent, bien davantage que la tentative de tout réunir dans une seule réalité intelligible. Avec l’idée que l’écoute peut être une expérience embrouillée et dense, constituée de réalités composites à travers des surfaces effondrées. En tant que sujets écoutants, où peut nous conduire ce type d’écoute ? Quelles réalités autres, quels futurs pourrions-nous imaginer à travers l’enchevêtrement des sons ?
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Introduction et entretien réalisés par Yann Leblanc en juillet 2022.
Traduction Yann Leblanc.