Présenté ainsi, on l’impression d’avoir affaire à un banal roman d’aventures, et Cendrars lui-même affirme avoir en partie voulu qu’il en soit ainsi : ’...j’avais conçu Moravagine comme un roman d’aventures [1]’. Mais c’est aussi occulter la majeure partie du texte, qui elle, ne se laisse pas facilement résumer : structure pseudo-linéaire ; narration ’impossible’ ; chronologie relative, etc. Sans oublier non plus, une des problématique essentielles, qui est bien entendu, l’enjeu même du texte. De quoi s’agit-il ? De quoi parle-t-on ? Qu’est-ce qui, exactement, est raconté ?
A ce sujet, lorsqu’on demande à Cendrars si dans Moravagine, il fait l’apologie de l’anarchisme, l’écrivain a une réponse apparemment claire [2] : ’Absolument pas. La définition du personnage est contenue dans son nom : Moravagine, Mort-à-vagin’. Nous pourrions donc nous contenter, à priori, de cette assertion et accepter Moravagine comme un ’simple’ roman d’aventures psycho-sexuel (le ’héros’ adore éventrer des petites filles...), mais ce serait trop facile et ne ferait pas justice à la véritable richesse du texte, richesse que pourrait bien suggérer la confuse référence à l’anarchisme qui, loin d’être un simple détail, pourrait se révéler en fin de compte une “clef” essentielle.
I — Aspects et figures de l’anarchisme dans le roman
Que Cendrars ait été ’anarchiste’ dans sa jeunesse, ou du moins sympathisant, n’est un secret pour personne. De sa collaboration aux Hommes Nouveaux à son amitié avec Victor Serge [3], les indices et les témoignages nous renseignent clairement, et si Moravagine est un roman de fiction qui n’a pratiquement rien d’autobiographique, certains éléments qui le constituent méritent tout notre intérêt. Ainsi, le narrateur et protagoniste principal porte un prénom, Raymond, auquel Cendrars, de lui même, rajoute un surnom :
’Et maintenant, comme il faut tout de même un nom pour la bonne intelligence, mettons que R. c’est... c’est... mettons que c’est RAYMOND LA SCIENCE’ [4]
Ce choix est bien sûr loin d’être innocent. Raymond la Science est à l’origine un des lieutenants de la célèbre bande à Bonnot, Raymond Callemin, l’’intellectuel’ de la bande, caractérisé de plus par son ’indifférence’ à l’égard des femmes.
’Callemin, dit Raymond la Science a vingt et un an au moment de l’affaire. (...). Son amour immodéré pour la lecture lui a valu son surnom ; amateur de musique et de théâtre, cet homme qui a une horreur physique de la violence, domine cette ’faiblesse’ pour devenir par bravade un tueur cynique et froid’ [5].
Un tel choix de pseudonyme ne peut pas être innocent : passer du ’R.’ qui signe la lettre qui présente son propre journal au début du roman, au ’Raymond la Science’ de Bonnot doit faire réfléchir. La première remarque que l’on pourrait faire concerne le fait que ce pseudonyme est plutôt un homonyme qu’une identification : il n’y a en effet aucun rapport direct entre le ’Raymond la Science’, psychiatre et criminel de Moravagine et le Raymond la Science de la Bande à Bonnot. S’ils portent le même nom, leurs destins sont entièrement différents -Callemin mourra exécuté le 21 avril 1913 à Paris, ’R.’, lui, finira garroté en Espagne, le 11 mai 1924. Cependant, si leurs vies et leurs sorts n’ont rien à voir, certains traits communs peuvent en partie expliquer le choix homonymique [6] : Callemin adorait lire et s’intéressait à la science, R. de son côté est psychiatre, et donc scientifique. De plus, on a lontemps attribué à Callemin des mémoires qui n’étaient en fait pas de lui, mais que Cendrars devait connaître [7].
D’autres directions évidentes s’offrent aussi au lecteur : Moravagine et Raymond fondent financent des organisations révolutionnaires avec lesquelles ils vont participer à la Révolution de 1905 et tenter d’assassiner le Tsar :
’Bientôt la révolution éclatait.
Nous y prîmes une part très active. Nous entrâmes en relation avec les comités de Genève, de Zurich, de Londres et de Paris. Moravagine mit des capitaux énormes à la disposition de la caisse centrale du parti S. R. Nous soutenions également les anarchistes russes et internationaux [8]’.
Kropotkine lui-même est mentionné, et de manière assez curieuse (quoique vraisemblable par rapport à la véritable pensée du théoricien anarchiste), car il retire son soutient à Moravagine et à Raymond :
’Les groupements de toutes nuances nous mirent à l’index ; tout le monde nous lâcha ; nous perdîmes nos derniers appuis à l’étranger, dont certains nous étaient précieux, ainsi le prince Kropotkine, révolutionnaire de cabinet, qui n’arrivait pas à comprendre les nécéssités de la vie du combattant, son adaptation à une technique plus moderne, ni l’évolution logique de nos méthodes [9]’.
Enfin, pour terminer sur les indices probants et évidents, la Bande à Bonnot elle-même est appelée au rappel, lorsque nos deux ’héros’ arrivent à Paris :
’On ne parlait que de l’affaire Bonnot. (...) Triste affaire et gens mesquins. (...) Garnier, Bonnot, Rirette Maîtrejean faisaient sensation, parce qu’on est encore romanesque en France, parce qu’on s’y ennuie, parce qu’on y est propriétaire. [10]’
A noter que Callemin n’est pas mentionné, et qu’ainsi Cendrars réussit un exploit stylistique assez considérable, qui est une mise-en-abyme effective d’un personnage qui n’en est techniquement pas une.
On pourrait ajouter une suggestion quant à l’antisémitisme, accompagné de mysoginie, que l’on trouve dans le texte associé à Mascha, la compagne Juive malheureuse et monstrueuse de Moravagine. S’il peut-être tracé, comme le fait Myriam Cendrars, aux origines petite-bourgeoises de Cendrars, on peut aussi faire remarquer qu’une petite partie de la pensée anarchiste a elle-même fait son beurre des clichés antisémites traditionnels, reprenant à son compte les clichés des Juifs obscurantistes (Voltaire a fait bien de malheureux héritiers de ce côté-là) ou des banquiers avides d’argent (voir les textes de Proudhon à ce sujet).
Tous ces indices montrent donc bien une volonté de Cendrars de situer ses personnages politiquement dans son roman - mais peut-on en conclure pour autant qu’ils constituent par eux-même une volonté de situer le roman lui-même ? En d’autres termes, l’anarchisme référenciel des personnages fait-il de Moravagine un roman anarchiste ?
II — Le jeu de fausses pistes
Celui qui étudie Cendrars prend très vite l’habitude de se méfier des pseudo-pistes “évidentes”, et tous ces indices aperçus ci-dessus sont autant de signes qui incitent à la prudence. En effet, si des références explicites nous aiguillent vers une lecture anarchisante du texte, elles n’en sont pas moins que superficielles : l’homonymie de Raymond la Science et de Callemin n’en fait pas pour autant des frères jumeaux, tout comme la référence à Kropotkine est là seulement pour indiquer que le théoricien anarchiste se détache de Moravagine et de son compagnon (voir note 9). Cette référence au célèbre théoricien mérite cependant que l’on s’y arrête car c’est peut-être là, en effet un des indices les plus intéressants par rapport à la problématique qui nous intéresse.
Que nous dit le narrateur, en clair ? Que le père de l’anarchisme ’utopique’ renie Moravagine à cause de ses méthodes, qu’il ne ’comprend’ pas. Le combat de Moravagine et de Raymond se situe donc en-dehors, voire au-delà, du combat anarchiste traditionnel, se propulsant plutôt vers le “nihilisme” qu’une société idéale.
En effet, si pendant la première partie du roman, l’abolition de l’État et du pouvoir semble en effet préocuper particulièrement nos deux héros, les aspects de justice sociale nécessairement liés à cette violence en sont totalement absents. De ce point de vue là Raymond et Moravagine ne sont absolument pas anarchistes au sens Proudhonien et Kroptokinien du mot. Ils pourraient peut-être à la rigueur se justifier en invoquant Stirner et L’Unique et sa Propriété, mais ils sont par trop nihilistes pour garder trop longtemps le masque. L’apologie stirnerienne de l’ultra-individualité ne passe pas par la destruction systématique d’autres individus.
Raymond et Moravagine semblent donc bien être au centre d’un malentendu quant à leurs éventuelles motivations anarchisantes, malgré leurs violences politico-symboliques contre des figures d’autorité et de pouvoir, comme le Tsar, le Kaiser ou pour finir, le roi d’Espagne. La vision du monde comme ’malade de santé’ de Raymond-la-Science, ou tout simplement comme enfer pour Moravagine ramènent nos deux héros aux vélleités révolutionnaires à de simples psychopathes. Le roman n’offre au lecteur aucune morale ’anarchisante’, qu’elle soit ’politique’, sociale, ou autre. Ce n’est pas là son propos, et cela Cendrars paraît nous l’indiquer clairement : l’histoire se termine sur l’internement de moravagine et de ses dernières années à rédiger un dictionnaire de langue martienne :
’x) L’UNIQUE MOT DE LA LANGUE MARTIENNE
L’unique mot de la langue martienne s’écrit phonétiquement :
Ké-ré-keu-keu-ko-kex.
Il signifie tout ce que l’on veut. [11]’
En bref, pas de message, pas de leçons à tirer, anarchistes ou autres. Seulement un roman, un peu particulier, certes, mais parfaitement identifiable, un roman d’aventures psycho-sexuel. Point final.
III —Moravagine, roman « illégalliste »
Bien entendu, cette conclusion n’est pas satisfaisante, loin s’en faut. Tout d’abord, comme roman d’aventures, Moravagine n’en possède que le squelette – et encore ! Comparé aux œuvres de Gustave le Rouge, dont Cendrars dit s’être inspiré, ou de Gaston Leroux, Moravagine fait véritablement figure de monstrueux rejeton. La cohérence interne nécessaire à une certaine part de crédibilité du roman d’aventures disparaît presque totalement dans la forme narrative du roman de Cendrars. Il y a certes un lien « logique » entre les épisodes, mais ce lien est représenté uniquement par 26 lettres de l’alphabet, qui servent à délimiter chaque partie, et non par l’identité narrative du texte, puisqu’on a affaire à un collage, parfois peu clair, de narrateurs (Cendrars, Raymond, Moravagine). Le langage lui-même pourrait alors être à la rigueur considéré comme un ciment sémantique (à travers la métaphore/allégorie des 26 lettres de l’alphabet) mais, là encore, Cendrars rend cette piste impraticable avec « l’unique mot de la langue martienne » de Moravagine interné, qui clôture le roman et qui à la fois ne signifie rien et « tout ce qu’on veut ». Même le langage nous échappe, en fin de compte, et non pas, ironiquement, à cause d’une perte de sens, mais au contraire, par sa surcharge.
Moravagine, au point de vue purement formel, nous apparaît donc bien plutôt comme un « anti-roman », qu’un roman proprement dit, au même titre que Raymond et Moravagine, par leur folie et leurs horreurs, sont des « anti-héros ». Mais cette opposition structurelle et thématique de l’œuvre aux conventions établies de la narration et de la thématique du genre romanesque (ici, doublement, de genre) doit nous faire réfléchir plus avant. Roman de la destruction totale (du sens, des thèmes, du texte et du langage même), Moravagine est-il pour autant un roman nihiliste, voire fasciste, un roman du triomphe du « rien » et de la force pure, comme certains critiques tendent à le penser [12] ?
Je crois avoir montré, dans la deuxième partie de mon article, le contresens que d’essayer d’analyser Moravagine comme un roman à thèse politique, au vu de la distance que met Cendrars lui-même entre les idéologies et ses deux « héros ». De plus, considérer que les thèses de Raymond sur notre société « malade de santé » ou sur « le masochisme juif » comme cause de la révolution russe de 1905 sont les vues de l’auteur, c’est oublier un peu vite que si Cendrars considérait Moravagine comme un double, c’était comme un double maudit, dont il devait se débarrasser. Dans Pro Domo, qui est une sorte de postface autobiographique à Moravagine, Cendrars raconte que, son roman enfin achevé, il se précipite chez sa logeuse pour lui annoncer la nouvelle :
« Imaginez-vous, j’ai terminé mon livre, c’est fini, je suis un homme libre !... » [13]
De plus, lors d’un entretien avec Michel Manoll, il sera encore plus radical quant à la confusion éventuelle de l’écrivain avec ses personnages :
« L’Or, c’est Cendrars. Moravagine, c’est Cendrars. Dan Yack, c’est Cendrars. On m’embête avec ce Cendrars-là ! Il ne faut tout de même pas croire que le romancier est incarné dans ses personnages. Flaubert n’était pas madame Bovary. » [14]
Moravagine, s’il n’est ni roman d’aventures, ni roman à thèse, nous oblige à revenir sur nos pas et à nous interroger une fois de plus sur son enjeu réel, et pour ce faire, la piste de l’anarchisme nous paraît à nouveau intéressante.
En effet, comme nous l’avons déjà fait remarquer plus haut, Raymond la Science est bien l’homonyme d’un des membres de la Bande à Bonnot, qui est directement évoquée dans le texte. Or Bonnot était le représentant d’une mouvance anarchiste en marge des courants traditionnels, qui le rejetaient (comme Kropotkine le fait pour Moravagine et Raymond dans le roman, et pour les mêmes raisons), et que l’on appelle le courant « illégaliste », symbolisé surtout par Ravachol, Henry et Bonnot. Ici se trouve peut-être une des clefs majeures du roman, qui nous fait passer de l’étiquette peu satisfaisante de « parodie de roman de genre » à celle, plus subtile, de « roman contre. »
Contre quoi ?
Contre tout et surtout, peut-être, comme ces anarchistes jusqu’au-boutistes luttant contre la société qui les avait – selon eux – exploités et humiliés, contre le roman lui-même, en tant que convention académique et bourgeoise.
Car enfin, quel autre enjeu réunit ici autant d’éléments communs, tant sa forme (parodie de roman de genre, littéralement « déconstruit » un demi-siècle avant Derrida), dans ses personnages (déviants, irréductibles, psychopathes), dans ses thèmes (insurrections révolutionnaires nihilistes, voyages sans but, maladies, désespoir destructeur et suicidaire), que dans sa narration même (narrateur introuvable, puisque multiple ; incohérence du récit ; structure totalement déséquilibrée : le roman se divise en trois parties parfaitement inégales quant à leur nombres de pages – 21 pour la première, 175 pour la deuxième et seulement 5 pour la dernière !)
Roman mercure qui fuit dès qu’on l’approche, Moravagine apparaît donc bien comme un roman « illégaliste », jouant avec ses audaces stylistiques et narratives comme Ravachol avec ses bombes, pour faire sauter l’édifice encore trop néo-classique de la littérature. C’est un texte de révolte, plus proche de Dada que des Modernistes ou des Surréalistes – trop « timorés » - , à la fois moteur et témoin de sa propre destruction, sachant pertinemment qu’elle en annonce d’autres, plus terribles et plus profondes encore [15]
Par sa structure et ses modes narratifs, Moravagine s’affirme comme un texte de liberté absolue, s’affranchissant du langage même – en fin de parcours, le seul mot de la langue martienne signifie tout ce que l’on veut, possible rappel en négatif du fais ce que voudras de Rabelais et précurseur du « Nothing is real, everything is permitted » de William S. Burroughs - , un texte revendiquant la destruction comme mode de création, héritier de Ducasse, Jarry et Rimbaud, annonçant Céline et Bataille, un texte libérateur, car s’il ne reste physiquement rien à la fin des personnages malfaisants de Moravagine ou de Raymond, il demeure néanmoins le roman Moravagine, comme preuve de leurs aventures, de leurs espoirs et de leurs échecs, et comme preuve, surtout, de lui-même, comme roman, n’existant finalement que par et pour lui-même [16], roman auto-fécondé et auto-détruit, roman-abraxas, auquel peut s’appliquer la même épitaphe qu’à son héros, une fois le livre refermé :
« Ci-gît un étranger. »