“Télémaque parlait. Mais Pallas Athéna, égarant leur raison, les fit tous éclater d’un rire inextinguible. Leurs mâchoires riaient sans qu’ils sussent pourquoi ; les viandes qu’ils mangeaient se mettaient à saigner ; ils voulaient sangloter, les yeux emplis de larmes.”
Homère, Odyssée, XX.
JOUR.
J’étais perdu dans un long couloir, sans lumière, avec pour seul contact mes doigts effleurant les murs. Soudain, un peu de lumière grise filtra au loin, semblant indiquer la sortie. Je me précipitai en courant et tombai dans un puits sans fond...
Je me réveillai en hurlant, mais non, rien ne sortait de ma bouche ouverte, tordue, déformée comme un masque de tragédie grecque æ pas un son, le silence seulement, la mort, le trou des lèvres. Râle éteint, pathétique. Souffle.
Mes yeux ouverts contemplèrent le plafond de la chambre et clignèrent plusieurs fois très vite, comme pour s’habituer à la lumière.
... et je tombai dans un puits sans fond.
Je n’arrivais pas à me sortir de cette image. Mes bras, en avant, vers le noir, le vide, l’impression de vitesse. Le poids de mon corps comme une pierre attachée au cou. Ma propre enclume.
Ma main chercha le drap pour le repousser.
L’été s’était installé dans la chambre et y brûlait les moindres recoins. Ma tête... une couronne de plomb enserrait ma tête... roi sans royaume, mais j’avais un trésor æ sur la table brillait une collection incomparable de cadavres de bouteilles.
... et je tombai dans un puits sans fond.
Le plafond était d’un blanc éblouissant, comme celui qui entourait les yeux d’Irène quand elle était jeune, enserrant le bleu presque outremer de son iris. C’était comme de l’émail, mais c’était vivant et ça mettait en valeur l’amour qui fulgurait par ses pupilles. Blancheur érotique, blancheur sublime : ses yeux se révulsaient parfois au moment de l’orgasme et devenaient deux petits croissants blancs, deux petites lunes montantes.
Un plan de Buñuel.
A l’époque ce spectacle me faisait jouir.
Aujourd’hui il me faisait peur.
D’une main j’essuyai la sueur qui coulait sur mes joues. Je ne savais pas si c’était à cause du cauchemar ou de la canicule. Je rejetai le drap loin sur mes jambes et je contemplai mi-dégoûté, mi-amusé, les ravages du temps æ ma brioche persistante, mes poils de plus en plus gris, mes rides aux aisselles, mes cuisses de poulet fermier...
Et dire que je pouvais plaire encore, aujourd’hui.
Regard en coin sur la forme allongée à côté de moi qui dormait du sommeil profond de toute sa jeunesse.
Vingt ans.
Vous m’en mettrez quarante-sept.
Je gagnais aux points.
Le blanc du plafond m’aveuglait comme le regard d’Irène. Me donnait mal à la tête.
M’accusait.
M’en voulait.
Je contemplai à nouveau ma graisse de bourgeois qui rôtissait lentement dans la matinée estivale, puis la chair fraîche et souple qui rêvait tranquillement à mes côtés.
Vingt ans...
A mon âge...
Eh quoi ! On n’est pas sérieux quand on a quarante-sept ans. Ce n’était pas comme Irène... Tous les soirs, à pincer ses cuisses et à me dire, “regarde ça y est, j’ai plein de peau d’orange”, et moi de contempler sa chair pincée, meurtrie entre ses doigts et de ne pas savoir si je devais lui dire “eh bien oui, ma vieille c’est l’âge qui veut ça, prends-toi un lycéen comme amant au lieu de tes collègues”, æ ou bien si je devais mentir et faire semblant de l’aimer encore.
... et je tombai dans un puits sans fond.
Ce plafond décidément m’ennuyait énormément et je tournai la tête vers la droite, vers la table aux bouteilles, aux habits éparpillés sur le sol et aux toiles vierges que j’avais achetées la semaine dernière et auxquelles je ne toucherai jamais. J’eus un ricanement involontaire et mes lèvres tuméfiées me firent horriblement mal. Je portai une main à ma bouche, dessinant les frontières repoussées de ma chair.
Quelle soirée æ
Les toiles blanches étaient alignées sur le mur, quatre plus une retournée, un mètre sur un mètre, reflétant de leur blancheur immaculée la chaleur impitoyable de cette nouvelle journée qui m’accueillait et m’étouffait dans ses bras trop maternels. Vivant, j’étais vivant. Quelle mauvaise surprise.
... et je tombai dans un puits sans fond.
Il y avait plus de dix bouteilles vides sur la table. D’ici, malgré ma migraine, je pouvais en compter douze, treize. Dix-sept, peut-être, avec celles en transparence. Gin. Vodka. Whisky. Rhum. Pastis. Un bar après la fermeture, un magasin duty free, une nouvelle de Bukowski.
Chinaski, c’était moi.
En moins bien.
Sonnez hautbois, résonnez musettes.
Maudit soleil qui bourdonnait comme une mouche dans mes oreilles. Soleil qui jouait sur mes bouteilles vides de malheur. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Un, deux, trois, soleil.
Oh et puis merde.
Je me redressai contre le mur et je sentis mes os courbaturés renâcler à l’ouvrage.
Qu’est-ce qu’ils m’avaient mis, hier soir...
... et je tombai dans un puits sans fond.
Les salauds !
A quatre sur un vieux bonhomme æ moi.
Je l’avais bien remarqué, le petit frisé, pendant que j’allais chercher les bières æ comment il matait Fiona, qui dansait toute seule devant la Discomobile en m’attendant. Elle portait sa petite robe bleue qui voletait gentiment autour de ses cuisses. Moi, j’étais devant la buvette, à attendre parce qu’il y avait un monde fou. Le quatorze juillet, c’est infernal. La place du village était tellement bondée qu’on aurait cru que c’était pour le Guiness Book of Records. Et lui, le frisé, quand il a vu que j’étais coincé dans la queue, il s’est approché d’elle et s’est mis à danser juste sous son nez. Elle lui a d’abord tourné le dos, ce qui m’a fait plaisir, mais il a tourné à son tour et lui a frôlé les fesses en passant. J’ai l’ai vu sourire et dire quelque chose en même temps. Fiona a secoué la tête et m’a cherché du regard, un peu inquiète. J’ai levé la main et lui ai fait un petit signe. Le frisé m’a regardé aussi et m’a lancé un sourire ironique.
J’étais peut-être déjà bien parti, mais l’ironie, je connais.
Même soûl, je ne me trompe pas.
Fiona a continué à danser et lui avec. Il a voulu lui passer une main dans les cheveux, mais elle a retenu son bras. Le type avant moi est parti avec ses bières. Le barman m’a demandé ce que je voulais, mais je ne lui ai pas répondu et j’ai laissé quelqu’un d’autre prendre ma place. J’ai fendu la foule comme je pouvais et je me suis glissé entre le frisé et Fiona, histoire de lui montrer que le terrain était occupé. Je croyais qu’il comprendrait le message, mais non æ il s’est incrusté entre nous.
- C’est votre père, le vieux, là ?... Il danse bien, pour son âge... Vous êtes vraiment jolie, mademoiselle... On s’emmerde ici, vous ne trouvez pas ?... Avec mes potes, on va en boîte tout à l’heure... Le Florida, vous connaissez ?... On a une bagnole... Vous pouvez demander à votre père si c’est ok ?
Je sentais qu’il fallait que j’explique certaines choses au gommeux.
- La demoiselle ne veut pas aller avec vous... Elle veut rester ici...
Le frisé m’a regardé des pieds à la tête, tout en se trémoussant dans son petit jean serré.
- Elle a une langue, la demoiselle... elle peut répondre toute seule... et puis elle a l’air majeure...
Je sentais la colère qui commençait à bouillir en moi.
- Je ne suis pas son père, nom de Dieu...
Le frisé s’arrêta de danser et me regarda d’un air où se mélaient ahurissement et mépris.
- Putain, ma parole ! Vieux cochon !
J’entrevis Fiona qui me faisait “non, non” de la tête, mais c’était plus fort que moi et je giflai l’imbécile de toutes mes forces. Il resta déséquilibré quelques secondes puis voulut me donner un coup de tête. Il rata mon nez, mais fit éclater ma lèvre supérieure et s’ouvrit lui-même le front sur mes incisives. Je n’eus pas le temps de savourer le ridicule de la situation : quelqu’un m’agrippa par derrière et me fis tomber par terre. Je voulus me relever, mais le choc et l’alcool alourdissaient mes mouvements. Un premier coup de pied m’atteignit dans la poitrine et je roulai sur le côté. Je crus entendre Fiona hurler quelque chose, mais mes oreilles bourdonnaient tellement fort que je n’étais plus sûr de rien.
Une basket me tapa le front.
Un mocassin, le cul.
Et pan, dans le dos !
Et vlan, dans l’épaule !
Je m’étais roulé en boule, comme un hérisson.
Ils étaient quatre, à présent.
Un quatuor.
Deux barytons, un ténor, une basse.
- Cochon !
- Salaud !”
- Satyre !
- Pervers !
Ridicule.
Je me vis un instant allongé à leurs pieds comme le petit gros qu’on martyrise toujours dans les films... à mon âge... c’était d’un grotesque....
Malgré moi, je me mis à rire.
Secoué de hoquets qui allaient et venaient au gré des coups.
Eux, ils s’en donnaient à cœur joie.
Allez donc, roulez jeunesse !
Et pif !
Et paf !
Et pouf !
Comme à la foire.
Moi, je riais, je riais !
C’était plus fort que moi.
Impossible d’arrêter la machine.
Les pièces étaient coincées dans le juke-box.
Ils ne le remarquaient même pas, affairés qu’ils étaient à leur ouvrage.
Visez le gros par terre et ramenez un joli petit lot à la maison æ enfin, c’est ce qu’ils croyaient, parce que cette fois là, c’est le joli petit lot qui m’a ramené à la maison.
Ils avaient fini par se lasser et m’abandonnèrent à mon sort, accompagnant leur départ de quelques crachats pour faire bonne mesure.
Un murmure de déception parcourut la foule qui nous entourait depuis le début.
J’avais bien vu leurs panards, de là où j’étais, avec leurs grosses sandales de cuir et leurs espadrilles.
Personne n’avait bougé.
Je m’attendais presque à ce qu’ils me jettent des pièces... Quel spectacle ! ... Ils n’étaient pas venus pour rien...
Fiona m’aida à me relever. La musique tonnait toujours. Le cercle des badauds se disloqua et les couples se reformèrent.
Fiona m’entraîna un peu à l’écart et je pus faire l’état des lieux. J’avais mal partout, mais je n’avais rien de cassé. Du sang sur la gueule, de la poussière sur mes vêtements, des bleus sur les bras et les jambes, mais dans l’ensemble, ça pouvait aller. Seulement ce fou rire qui ne voulait pas s’éteindre, qui glougloutait en couveuse pour rebondir un peu plus loin... sans raison, hors de tout contrôle...
... et je tombai dans un puits sans fond.
Je riais encore quand Fiona m’a fait asseoir sur le lit pour me nettoyer le visage. J’avais des larmes qui coulaient, qui coulaient et un mal terrible dans les mâchoires. Mais je riais...
Et bim ! et bam ! et boum !
Terrible jeunesse !
- Encore un petit coup, monsieur de Charlus ?
- Si ce n’est pas trop demander...
Et allez donc !
Quelle dérouillée.
Mort de rire.
Un peu plus tard, en retirant mon pantalon, Fiona me demanda pourquoi je riais.
- Tu trouves pas ça drôle ?, ai-je répondu.
Elle a dit “non” et a plié mon pantalon, qu’elle a posé sur la chaise, avec le reste de mes vêtements.
Moi, si, je trouvais ça drôle.
Peut-être même mérité, en fin de compte.
Fiona me rejoignit quelques instants plus tard. Elle était nue, nue de toute la beauté de ses vingt ans, mais son visage était fermé.
Je comprenais.
Elle me dit un “bonsoir” sec et s’endormit presque immédiatement.
Saine jeunesse.
Moi, je pouvais pas dormir.
J’avais trop mal.
Je bus quelques gorgées de la bouteille de gin que j’avais ramenée avec moi au pieu et j’allumai la télé avec la télécommande. Ils passaient un porno sur le câble. Un quatorze juillet ! Ces gens-là n’auraient-ils jamais honte ?
Je me rendis compte à cet instant précis que le rire m’avait quitté.
En fait, j’ai toujours trouvé le porno triste.
Non, ce n’est pas vrai.
C’était hier soir que j’ai trouvé le porno triste.
Propre et luisant.
Mécanique.
Vide.
Je m’envoyai une autre rasade et j’éteignis la télécommande.
Black-out.
Le sommeil me prit par surprise, commando Vandenbergue.
Nettoyé, le dépôt de munitions de ma conscience.
Rasé.
Pas de prisonniers.
Jusqu’à ce cauchemar.
Et maintenant, je regardai Fiona allongée à côté de moi ce matin, entortillée dans son drap comme une déesse grecque. Samothrace. Ses épaules dépassaient du linge et se soulevaient au rythme de sa respiration. Ses cheveux roux et fins scintillaient sous le soleil comme un tissu précieux.
Fiona, ma petite anglaise rencontrée il y avait six jours de cela dans une église romane.
Fiona, de Tunbridge Wells, Kent.
Fiona, étudiante en histoire de l’art.
Fiona, aux seins ronds et durs.
Fiona, Fiona, Fiona...
... et je tombai dans un puits sans fond.
Et moi, qui étais-je ?
Alexandre Pierre Samuel Sternberg, né le 24 août 1953 à Paris, vingtième arrondissement, à trois heures du matin, architecte diplômé d’Etat. Un mètre quatre-vingt un, yeux bruns, cheveux châtains, signes particuliers : néant.
Bon, mais encore ?
Je pouvais bien entendu lever ma graisse et aller me regarder dans le miroir, mais je savais bien ce que j’y trouverais : ma gueule, bien défraîchie et pas jolie-jolie, même si je devais avoir de belles couleurs, ce matin.
Un masque...
Mon masque.
Mon masque de lutteur mexicain malchanceux.
El Desdichado.
Bon surnom de catcheur minable.
Irène avait pourtant passé ses mains sur ce visage avec amour, autrefois. C’était en Provence, en 1976, l’année de la canicule. Nous venions de nous marier et nous avions loué une chambre d’hôtel à Toulouse pour passer l’été. J’avais aussi un grand projet à finir æ un lotissement de Chalandonnettes à bâtir dans la grande banlieue. J’étais en train de tracer quelques croquis en attendant le déjeuner et Irène s’était approchée par derrière. Ses mains avaient dessiné le contour de mes joues pour se rejoindre sous mon menton. Elle avait ensuite déposé un baiser rapide sur mes cheveux, puis sur le côté de mon front.
- Tu es beau comme un dieu, avait-elle dit. Je t’adore.
J’esquissai aujourd’hui le même geste avec mes propres mains, mais c’était grotesque.
Beau comme un dieu.
Fallait vraiment être amoureux pour s’entendre dire des conneries pareilles.
Fiona grogna quelque chose et se tourna vers moi. Ses yeux s’ouvrirent lentement, ses yeux verts comme ceux de ce scribe égyptien qui m’avaient tellement fascinés à six ans lorsque j’étais allé au Louvre pour la première fois avec ma tante.
- Il est quelle heure ?
Je ne savais pas. Je pris ma montre posée sur la table de nuit.
- Neuf heures vingt.
Fiona soupira puis se retourna pour dormir encore.
- My God, tu devrais voir ta gueule..., murmura-t-elle avant de reprendre ses rêves, probablement plus doux que les miens.
Je décidai de me lever et d’aller quand même voir dans la salle de bains.
Elle avait raison.
J’étais bien amoché.
Ma lèvre supérieure ressemblait à une grosse saucisse, j’avais le nez griffé et un gros bleu sur le côté droit du front aux couleurs très Robert Delaunay, agrémenté d’une belle bosse parfaitement ronde.
Je fis couler de l’eau froide et je m’aspergeai le visage. La douleur me réveilla complètement. Le cauchemar coula avec l’eau dans le trou noir de l’évier.
Dans le trou noir, à ma place.
Après l’enterrement de Mathias, j’avais roulé toute la nuit et j’avais fini par arriver dans ce village, par hasard. Luzy-le-Duc, près de Cluny.
2 500 habitants l’hiver, 20 000 l’été.
J’exagère, mais pas tant que ça.
Une grosse pancarte indiquait “Chambres d’hôtes, rooms, zimmer à deux kilomètres”. Et voilà. Mon arrivée.
Plus tard, dans l’après-midi, j’avais acheté un guide Michelin. J’ai lu qu’il y avait une église romane dans le coin, avec des fresques de l’Apocalypse.
Ça tombait bien.
C’était à une petite heure de voiture.
Quand je suis arrivé, le parking était désert, à l’exception d’un autocar tout confort avec air conditionné qui venait de Magdeburg et de quelques bagnoles aux plaques étrangères.
Il faisait très chaud dehors et la fraîcheur du bâtiment m’enveloppa comme une couverture invisible lorsque j’en franchis le seuil.
La basilique était énorme, beaucoup plus grande que je me l’étais imaginée. Sombre. Paisible.
Je ne crois absolument pas au barbu là-haut, mais j’ai toujours aimé les vieilles églises. Restes d’une éducation juive communiste, je suppose. "Familles, je vous hais", comme disait l’autre, qui ne croyait pas si bien dire.
"Mon fils, tu es venu !".
Ma mère, au repas, la veille de l’incinération... ma mère, trônant comme une mater dolorosa, la main de ma tante posée sur son épaule grasse tandis qu’elle essuyait ses yeux secs... Un Bernin en plastique... Tous les regards vers elle, ma pauvre mère... actrice !... elle qui n’avait jamais aimé Mathias... enfin, plus depuis qu’il lui avait annoncé qu’il préférait les garçons... elle lui avait fait un scandale... foutu dehors, à dix-sept ans, malgré les suppliques de mon père, déjà bouffé par le cancer..."La honte de la famille"... je me souviendrai toute ma vie de ces mots, au téléphone, tandis que Mathias, qui était venu chez moi, entendait tout dans l’écouteur...C’était moi qui m’étais occupé de lui, de son inscription aux beaux-arts, de lui trouver une piaule, de lui donner du fric pour qu’il puisse bouffer en fin de mois...C’était encore à moi qu’il avait annoncé sa première toile vendue (la seule), sa rencontre avec Georges, puis son sida...
Ma mère ? Invisible, ma mère.
Oh si parfois, de temps en temps, une petite visite de courtoisie. Mais jamais un mot personnel, une attention, une remarque affectueuse.
Conversations polies autour du défunt père, de madame Rubinstein dont le fils était si doué pour la musique (sous-entendu æ "lui") et qui venait d’être engagé à l’orchestre national comme timbalier, du fils Schumann qui avait épousé la petite Schumacher, du fils ceci, du fils cela, toujours parfaits, bien élevés, hétérosexuels, juifs, normaux...
Conversations vides, creuses, pénibles, où Mathias n’existait que pour écouter et acquiescer, comme un "bon fils"... comme moi... l’"exemple"...
Et cela avait continué jusqu’à sa mort, sur son lit d’hôpital, où pauvre squelette, il devait subir les lamentations narcissiques de sa génitrice...
“Mon fils, tu es venu...”
Sombre comédie, possessif insupportable, je n’ai rien dit, je me suis contenté de la serrer vaguement dans mes bras en pensant que Meursault avait bien raison de ne pas avoir pleuré à l’enterrement de la sienne...
“Mon fils...”
Et Mathias ? et Mathias ?
La pierre de la basilique était légèrement ocre et ça et là des taches de couleurs oxydées indiquaient d’anciennes fresques. L’autel et les vitraux étaient moches, saint-sulpiciens comme partout ailleurs.
Dans une absyde, un groupe de touristes allemands écoutait attentivement le guide, dont la voix criarde rebondissait contre la voûte. Des flashes crépitaient de temps en temps.
C’est alors que je l’aperçus, en me retournant vers la lumière éblouissante du portail pour admirer l’orgue qui, selon le guide, était unique en Europe pour des raisons techniques que mon allemand approximatif ne me permettait pas de comprendre.
Elle était assise sur une chaise et faisait un croquis d’un chapiteau.
Penchée sur son carnet, elle ressemblait à un Bonnard ou un Matisse, avec son t-shirt blanc échancré aux épaules et son jean délavé qui moulait ses belles hanches.
Paisible, elle aussi.
Je m’approchai discrètement et jetai un coup d’oeil par dessus son épaule. Le dessin était bon, mais un peu maladroit.
- Vous devriez remonter un peu ce trait et obscurcir cette zone là.
Elle tourna ses taches de rousseur vers moi et ses yeux d’un bleu très pâle me scrutèrent un instant avant de sourire.
- Vous avez probablement raison, mais ce n’est pas poli de regarder par dessus l’épaule des gens.
- Excusez-moi, c’était juste pour vous être utile...
æ Alors merci, je vais corriger ça tout de suite.
Elle parlait avec un accent léger et musical.
Anglais, à l’oreille.
Elle se retourna et se concentra sur son travail.
Je m’éloignai, sentant ma présence désormais inutile.
Devenu vieux, à nouveau.
Comme ma gueule, dans ce miroir.
Je me séchai le visage avec la serviette en papier de verre de l’hôtel æ leur nouveau truc pour qu’on ne les pique pas æ et poussai quelques couinements de douleur à cause de mes multiples lésions et contusions.
La matinée trônait dans la chambre de toute sa roble bleue et dorée. Fiona avait bougé dans son sommeil et ses fesses rebondies surgissaient du drap comme le Kilimandjaro.
En dessous d’un volcan, encore.
Pour parfaire la ressemblance, j’allais chercher une bière dans le mini-frigo. The hair of the dog that bit you, comme disent les Anglais. Dans ce cas précis, il y en avait beaucoup, des chiens.
Je m’assis sur le lit, en prenant bien soin de ne pas réveiller ma jeune compagne.
A la tienne.
Ouah-ouah.
La gorgée froide me fit du bien, tout d’abord, puis décida de ressortir par le nez. Brûlure. Agitation. Confusion.
Fiona tourna sa tête vers moi.
- Tu pourrais boire proprement, quand même.
Je m’excusai. Elle se retourna à nouveau.
Après la visite de l’église, j’étais retourné à l’hôtel, où j’avais fait un bon dîner. Je demandai au serveur s’il y avait de bon bars dans le patelin. Il me recommanda La Grange Saint-Antoine et je lui laissai un pourboire généreux.
La Grange était un endroit ringard à souhait, idéal pour se torcher la gueule et oublier la mort de son frère. C’était un bar-dancing de style rustique, avec un long comptoir, quelques tables bien assorties aux canapés façon Louis XIII et une minuscule piste de danse où se secouaient jeunes et moins jeunes. Je commandai un gin-tonic à une serveuse sans âge et m’accoudai au bar.
Après l’enterrement, il y avait un dîner de prévu, chez ma mère. La table était déjà dressée quant nous étions partis au cimetière. Douze assiettes blanches, douze verres mal lavés, 24 couverts sortis de la machine. Il aurait du y en avoir treize, mais le treizième allait se faire incinérer quelques heures plus tard.
Privé de dessert.
Moi aussi, je m’étais privé de dessert.
Par solidarité fraternelle.
Juste après la cérémonie, j’avais faussé compagnie à la longue file de voitures funèbres... Il avait suffi d’un seul panneau... "Déviation"... Un coup de volant, une légère pression sur l’accélérateur et hop ! adieu la compagnie...
Ils devaient faire une gueule, là-bas.
Surtout ma mère...
Je ne pus m’empêcher de sourire à la pensée.
- Qu’est-ce qui vous amuse ?
Je levai les yeux, surpris et trouvai ma petite dessinatrice de l’église en face de moi. Elle s’était changée et portait maintenant une robe d’été qui mettait en valeur son corps jeune et insolent.
- Ma mère, répondis-je sincèrement.
Mon Anglaise fit la moue.
- La mienne, elle me ferait plutôt pleurer...
- Moi aussi, mademoiselle, mais pas ce soir... Je peux vous offrir quelque chose ?
Elle avait accepté et de fil en aiguille nous nous étions retrouvés sur la piste en train de danser un slow.
J’avais appris qu’elle s’appelait Fiona, qu’elle étudiait l’histoire de l’art, qu’elle avait vingt ans et que son père était mort quand elle en avait douze.
- C’est pour ça que mes petits amis ont toujours au moins dix ans de plus que moi, m’avait-elle expliqué en plantant ses beaux yeux bleus directement dans les miens, me forçant presque à détourner le regard.
Je lui avais dit que je m’appelai Alex, sans lui préciser mon nom de famille, que j’avais quarante-sept ans et que je venais d’enterrer mon frère Mathias, mort du sida.
Cela faisait longtemps que je ne n’avais pas été aussi franc avec quelqu’un (traduisez : ma femme) et je trouvai cela curieusement rafraîchissant.
Avec Irène, le mensonge s’était installé dans notre couple comme un animal familier.
Doigts croisés derrière le dos pour tout défaire.
Doigts croisés dans le dos à s’en faire arrêter la circulation.
Le seul sincère dans tout ça, c’était Mathias. Le mort. Lui, il croyait à ce qu’il faisait, à sa peinture ignoble, à ce sale petit con de Georges, qui était mort avant lui, c’était justice, mais en lui ayant refilé la bête, ce qui l’était moins.
Mais ils s’aimaient.
Pour de vrai, pas pour la galerie. Georges disait même que Mathias avait du talent, comme peintre. Fallait vraiment qu’il soit amoureux...
Son sida, il l’avait chopé d’avant, Georges. Il était même pas au courant, au début.
Mathias m’avait raconté qu’ils avaient passé une nuit à pleurer ensemble, serrés sous les draps et qu’ils s’étaient promis Venise avant de mourir.
J’avais une photo d’eux en train de faire les cons sur la place Saint-Marc scotchée sur un mur de mon bureau.
Oui, ils s’étaient vraiment aimés, ces deux là.
Mais pour ma mère, c’était seulement moi et Irène.
Mathias et Georges, ça n’existait pas.
Pas comme couple.
Pas comme amour.
Pas comme rien.
Georges était obligé de partir quand ma mère venait voir Mathias. Ils avaient trente-cinq ans tous les deux.
Un comble.
Mais comme disait ma mère, en tirant bien sur sa manche pour cacher les chiffres infâmes qui lui bouffaient le bras : "les principes sont les principes".
Elle n’était pas venue à l’enterrement de Georges, l’an dernier.
Il n’y avait que moi, Irène, Mathias et deux ou trois pédés gelés. C’était en février. Avait-on idée de mourir par un temps pareil.
Mathias, lui, avait eu la bonne idée d’attendre juillet.
C’était presque plaisant, avec ce soleil qui brillait sur le colombarium.
Ma chemise était collée de sueur, je me rappelle.
Aujourd’hui, c’était le drap.
Fiona remua et gémit à côté de moi. Elle se redressa et s’étira comme un chat.
- Il est quelle heure ?
Je lorgnai sur le réveil.
æ Dix heures et quart
Fiona était maintenant assise, nue et belle comme un Degas.
- Mon train est à une heure. Tu m’emmènes ?
J’avais oublié. C’était la journée des adieux.
- Tu m’emmènes à la gare ou pas ? Si tu m’emmènes, t’arrêtes de boire. Sinon, tu fais comme tu veux. C’est ta merde æ mais j’ai pas envie de mourir dans un accident de bagnole en plein milieu de mes vacances.
Je posai la bouteille délicatement sur le sol.
- Je t’emmène, je t’emmène... tu es sûre que tu veux partir ?
Elle se gratta sous l’aisselle, faisant rebondir son sein droit.
- Oui, je te l’ai déjà dit : je retrouve mes copines à Lyon, ce soir. C’était convenu comme ça depuis le début. Si elles ne me voient pas arriver ce soir, elles vont flipper et téléphoner à mes parents. T’imagines le bordel...
Fiona avait une maîtrise parfaite du français et de son argot. Elle avait fait plusieurs longs séjours en France, dont, bien entendu, une année entière comme jeune fille au pair. Son patron avait essayé plusieurs fois de la séduire et elle le décrivait comme un gros cochon.
- Avec sa femme qui dormait juste en dessous, non mais, tu te rends compte ?
Je devais bien avouer ce matin, serré contre ce corps si jeune et si chaud, que je lui trouvais quelques circonstances atténuantes, au patron. La beauté est une chose incontrôlable et cruelle. Elle vous éclate de rire au nez, elle vous tient un miroir déformant, elle vous noie comme un chaton. Ce n’est pas pour rien que les fées sont belles et rarement intelligentes. Vous n’allez pas vous joindre à une ronde de mathématiciennes sous la lune, à minuit dans la lande...
Quoique...
Irène était mathématicienne.. tendance Bourbaki... mathématiques pures et dures... comme ses dents quand elle souriait...
Elle avait un tellement joli sourire, auparavant... Il faisait briller ses yeux, luire son front, étinceler son menton, il illuminait ses joues... Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu Irène sourire...
La dernière fois, c’était à l’hôpital. Je venais juste de sortir de la salle d’opération, j’étais dans le cirage le plus total, je m’éveillais à peine. Je distinguai une forme assise au chevet de mon lit, c’était elle. J’essayai de dire quelque chose, mais elle posa sa main sur la mienne.
– Chuuut, repose-toi. Je suis tellement heureuse que tu sois vivant...
Puis elle avait souri.
Oh, ce sourire !
Le film de mon accident me revint au ralenti, la fatigue, la lumière continuelle des phares en sens inverse, l’arbre, puis plus rien, le choc, la stupéfaction, la douleur... et cette prise de conscience instantanée de ma propre mortalité... Quoi ! j’étais donc vulnérable ?...je n’avais pas de cuirasse, pas de tarif spécial avec le ciel, pas d’accord avec les anges ?... seulement ma chair, mes os et mes dents... cassé, tout cela... rentré dedans, enfoncé, brisé en plusieurs endroits... mon corps n’était qu’un corps, ma vie qu’une vie, mes illusions de la foutaise...
"Je suis tellement heureuse que tu sois vivant..."
Foutaises !
Cela ne voulait rien dire, "vivant" ! Rien du tout ! J’aurais pu tout aussi bien crever et ne m’être jamais rendu compte de ce que cela voulait dire... Le prix des os, le prix des dents, le prix de la chair... Oui, heureuse, elle pouvait l’être, mais moi, je m’étais mis à pleurer, à pleurer comme un bébé, des grognements, des gémissements à travers mes mâchoires tuméfiées, entre mes dents cassées, des sanglots à gros bouillons avec cascades de larmes...
- C’est le choc post-traumatique, avait expliqué un interne qui passait par là.
Mais non, ce n’était pas cela, c’était la main d’Irène sur la mienne, cette main tendre et chaude, cette main inquiète et calme, cette main qui confirmait, soulignait, proclamait ma mortalité, c’était cette main qui ouvrait ainsi toutes les vannes de mon déluge.
Deux jours après mon retour à la maison, je couchai avec ma secrétaire.
Fiona se leva pour aller aux toilettes. J’en profitai pour lamper une gorgée de gin. Elle avait peur que je ne puisse pas la conduire à la gare si je buvais... au contraire, au contraire... ça me donnait du cœur au ventre... je détestais les adieux... il n’y avait qu’à demander à Mathias...
Moi, je voulais qu’il soit enterré à côté de Georges.
Mais non æ scandale !
Ma mère m’avait fait une scène au téléphone.
Mais non, donc.
Et moi, je serai enterré où ?
Je n’aimais personne, alors cela n’avait aucune importance.
Fiona tira la chasse d’eau et vint me rejoindre.
Je n’aimais personne.
Elle se glissa sous les draps et me mordilla l’oreille.
- Tu veux jouer avec moi ?
Je secouai la tête.
- Non, pas envie ce matin.
Elle me regarda soupçonneusement, mais se blottit contre moi sans insister plus avant.
- C’est à cause de tes bleus ?
- Oui, mentis-je. C’est à cause de mes bleus. J’ai peur d’avoir trop mal...
En vérité, je me sentais à bout. Fini. Fatigué.
Mais ce n’était pas de sa faute à elle.
Non, Fiona n’ y était vraiment pour rien.
Avant, c’était facile.
C’était toujours de leur faute.
A Irène, à ma secrétaire, à mes maîtresses.
Il suffisait d’un matin gris ou d’une soirée trop longue, et hop ! on faisait tanguer le canot et plouf ! la maîtresse et plouf ! la bonne femme et plouf ! les responsabilités.
Finis.
On pouvait recommencer ailleurs.
Mais pas ce matin.
Quelque chose avait changé, malgré elle, malgré moi.
Quoi, je ne pouvais pas encore le dire.
C’était comme un craquement de glacier.
Non, une craquelure.
Mais c’était là.
Je le sentais.
Et ma petite anglaise n’y était pour rien.
Je lui caressai la joue, pour la rassurer.
Craaack.
Pas de sa faute.
Pas de ma faute non plus.
Celle de Mathias, peut-être.
De sa mort, en tous cas.
C’était Irène qui m’avait annoncé la mort de Mathias. Je rentrais du boulot, il faisait déjà nuit et je voyais les fenêtres de la maison que j’avais dessinée lorsque je croyais encore à l’amour se découper géométriquement dans la nuit. Mon sens des proportions, de l’équilibre, ma signature d’architecte... Irène avait du entendre claquer la portière de ma voiture. Elle se tenait sur le palier, silhouette noire sur fond doré. Je sentis tout de suite que quelque chose n’allait pas, elle ne m’accueillait jamais d’habitude.
- Ton frère est mort, m’a-t-elle dit tout simplement. Mathias est mort.
Je suis rentré sans rien dire, sans l’embrasser, sans la serrer dans mes bras.
J’ai posé mon attaché-case au milieu du couloir et j’ai ouvert ma veste.
Dans le salon, je me suis servi un grand verre de scotch et c’est lorsque les glaçons ont tinté dans mon verre que la nuit a basculé.
Fiona se leva à nouveau avec grâce et caracola jusqu’à la salle de bain. J’entendis bientôt l’eau de la douche qui jaillissait et j’imaginai son corps magnifique couvert de chair de poule.
Un rayon de soleil s’était invité dans la chambre et frappait obliquement les cinq toiles posées contre le mur.
Quelque part, sur la table, au milieu des bouteilles, il y avait aussi quelques tubes de peinture.
Je les avait achetés le lendemain de mon arrivée, chez un petit marchand de couleurs qui fournissait les touristes. J’avais eu envie de peindre, de comprendre le plaisir que Mathias avait eu à badigeonner ses croûtes.
Je voulais me rapprocher de lui, encore, me fondre en lui, abolir nos différences.
Il n’était peut-être pas trop tard pour effacer nos jalousies douloureuses.
Il fallait que j’essaye, en tous cas.
Pour l’honneur.
Fiona avait accepté de poser pour moi, hier après-midi.
Elle était assise, nue, dans notre chambre.
Une odeur épaisse de peinture à l’huile, écœurante, flottait autour de moi.
æ Surtout, ne bouge pas, lui avais-je ordonné, sérieux comme un pape.
Une bouteille de bourgogne était posée à mes pieds, avec un verre.
Fiona restait immobile, comme une statue égyptienne.
Je commençai à tracer une esquisse.
Mes doigts tremblaient.
Des idées folles me traversaient l’esprit æ j’allais faire mieux que Mathias, j’allais abandonner mon métier d’architecte, j’allais acheter un atelier et prouver à ma mère que mon frère avait eu raison de croire en lui-même, qu’avec un peu de travail, on arrivait toujours à quelque chose...
Je regardai mon dessin.
Minable.
Fiona commençait à s’impatienter.
Je m’attaquai à la couleur et à mon bourgogne.
Il faisait une chaleur à crever dans la chambre. J’étais en sueur. Des éclairs bleus et rouges me passaient devant les yeux. Les pinceaux volaient. Fiona me regardait en rigolant doucement.
La bouteille était vide.
Je reculai de quelques pas.
C’était grotesque.
On aurait dit un dessin de débile mental, Derain à six ans, van Gogh à l’asile.
- Je peux regarder ? me demanda Fiona, en se levant sans attendre ma réponse.
Elle éclata de rire au résultat.
- C’est comme ça que tu me vois ? Je ressemble à une grosse pomme de terre !
Ce fut ma seule tentative de rejoindre mon frère. Si j’avais raté la peinture, il ne fallait même pas songer au suicide...
Je regardai mon œuvre à nouveau et je me mis à rire, moi aussi. C’était la première fois depuis longtemps. C’était hier, avant le bal du quatorze juillet.
Avant ma raclée.
Je regardai la bouteille de gin posée au pied de mon lit et j’hésitai. Le liquide transparent m’attirait comme un aimant, mais je me fis violence. Je voulais accompagner Fiona à la gare. Je ne voulais pas qu’elle se souvienne de moi comme d’un minable.
La craquelure portait ses fruits.
Fiona sortit juste à ce moment-là de la salle de bains, comme un fait exprès. Elle s’était entourée d’une serviette blanche et se mit à la recherche de ses habits.
- Tu ne te lèves pas ?, me demanda-t-elle. Moi, je meurs de faim. Il est presque onze heures...
Mon estomac gargouilla æ réflexe de Pavlov .
Je me levai à mon tour en soupirant.
- Je vais prendre une douche et puis j’arrive.
Dans la salle de bains, je ne pus m’empêcher de m’arrêter à nouveau devant la glace.
Ils m’avaient quand même bien arrangé, les salauds.
Quasimodo.
Je me glissai sous la douche et envoyai la flotte.
Le monde disparut sous une cascade chlorée.
Je me lavai méticuleusement, me récurant jusque sous les ongles. Où le deuil n’allait-il pas se nicher...
Avec Mathias, quand nous étions enfants, nous nous enfermions parfois dans la salle de bains et nous comparions la taille de nos zizis. J’avais huit ans, et lui six. Il trouvait le mien énorme et cela me remplissait de fierté. Nous avions continué jusqu’à ce que j’aie mes premiers poils. Je m’étais souvent demandé si c’était à cause de cela qu’il était devenu homosexuel.
Je savais que c’était ridicule, mais c’était la vérité.
Et aujourd’hui, il était trop tard pour le lui demander.
Je sortis et me séchai avec la serviette restante.
Lorsque je rentrai dans la chambre, Fiona était tout habillée et se maquillait, assise en tailleur sur le lit.
Elle me fit penser à Irène et pour la première fois depuis des mois, Irène me manqua.
Etincelles sur un sol gelé.
Je ramassai mes habits. Mon pantalon était couvert de poussière et ma chemise maculée de sang. Je les roulai en boule et les jetai dans un coin.
Etincelles sur un sol gelé.
Pris d’une inspiration soudaine, je m’habillai en vitesse, puis entrepris de faire ma valise. Fiona s’arrêta un instant de se maquiller et me regarda avec surprise.
- Ben, qu’est-ce que tu fais ?
- Tu vois bien : je fais mes bagages.
- Je croyais que tu allais encore rester ici quelques jours.
- J’ai changé d’avis.
- Ah bon.
Un peu plus de mascara sur les cils. Regard bleu perdu dans le miroir. Je pris les bouteilles vides et les entassai bien proprement dans un coin. Manie de l’ordre. J’étais de nouveau architecte. Equilibre des formes. Harmonie des lieux. Le désordre m’insupportait.
Si j’avais pu, j’aurai même passé l’aspirateur.
Fiona se leva et commença à ranger ses affaires dans son énorme sac à dos. Elle chantonnait un air à la mode.
Je retirai les draps du lit et les pliai consciencieusement.
Je sentis Mathias qui me regardait en rigolant et en hochant la tête.
Il pouvait bien se moquer, c’était trop tard à présent.
Je n’allais jamais changer.
J’étais redevenu l’architecte et j’allais être à présent l’architecte de son vide.
Le monde se reconstruisait en son absence, sur son absence.
Il fallait rebâtir sur de nouveaux plans.
Redessiner.
Reconstruire.
Il serait les ruines, je serais les murs. Entre nous, la nature, la mort, les herbes folles.
J’allais retrousser mes manches, me bouger les fesses, redonner une forme à tout ce chaos.
Et cette forme, c’était moi.
Au boulot, garçon ! Hardi, compagnon !
Fiona serrait les lanières de son sac.
- Allons bouffer, dis-je.
- Bonne idée. C’est pas trop tôt...
Je la laissai passer la première.
La porte se referma derrière moi avec un bruit doux et rassurant.
Je mis mes lunettes de soleil.
A cause des gnons.
En passant devant le comptoir, j’indiquai à l’employé que nous libérerions la chambre en début d’après-midi. Il eut l’air soulagé æ mais pas autant que moi.
Nous allâmes dans notre restaurant préféré, une espèce de gargote vaguement pizzeria où venaient s’entasser des cars entiers de touristes.
Nous mangeâmes de bon cœur, et nous bûmes un pichet de piquette maison bien frais. C’étaient les meilleurs adieux de ma vie.
Pas un instant Fiona ne prétendit être triste, pas un moment où le silence devint gênant. Elle m’avait répété pendant notre petite semaine de bonheur qu’il ne fallait pas que je, etc. Je lui avais dit que de son côté, elle non plus ne devait pas, etc. Apparemment, nous nous étions bien compris.
Fiona était une fille indépendante.
C’était sa principale qualité.
Elle était fille unique et sa mère s’était résignée à ses choix de vie æ l’art, la bohème, les voyages. Elle ne sortait qu’avec des types plus âgés qu’elle, qui lui rappelaient son père.
- C’est bien de se sentir en sécurité quelques jours, quelques semaines... après, c’est aussi bien de se sentir libre, sans pressions, sans responsabilités...
Ce qu’elle aimait chez les "vieux", comme elle disait et qui pour elle commençaient à trente ans, c’était qu’ils la respectaient, qu’ils la traitaient comme un femme et pas seulement comme un objet sexuel.
- On peut discuter avec eux, ils t’écoutent, ils te laissent parler...
C’était d’ailleurs ce que j’avais fait la plupart du temps pendant notre petite semaine. Elle, elle m’avait laissé boire.
Un contrat parfait pour quelques jours.
Elle avait compris que j’en avais besoin, de mon suicide symbolique.
De ma cure.
D’une dernière parenthèse.
Derniers travaux avant transformation.
J’avais fini mon assiette. Elle était en train de saucer la sienne avec un gros morceaux de pain. Je commandai deux cafés et l’addition.
- Et qu’est-ce que vous allez faire à Lyon, avec tes copines ?
- On va descendre en Provence. Je veux absolument voir Arles, à cause de van Gogh. C’est là qu’il est mort, non ?
Je lui appris que le peintre s’était suicidé à Auvers-sur-Oise, près de Paris, et qu’il était enterré là-bas. Elle eut l’air dubitatif, puis déçu.
- Mais c’est en Provence qu’il a peint ses meilleurs tableaux, m’empressai-je d’ajouter. Les critiques sont formels.
Le vin donnait à Fiona une belle couleur aux joues et elle ressemblait elle-même à ce moment là à un van Gogh vivant. Je lui caressai la joue. Elle me sourit.
æ Merci, lui dis-je. Merci de tout mon coeur.
Elle eut l’air embarrassé.
- Merci de quoi ?
- De la compagnie, du temps que tu as passé avec moi.
- Eh bien, de rien alors.
Elle eut un petit rire frais, cristallin. Nous trinquâmes. Je me sentais parfaitement stupide et je devais l’être, sans doute. Mais j’avais eu envie de le lui dire. Un jour, elle comprendrait, peut-être. Ou peut-être que non. Cela n’avait aucune importance. C’est nous, les hommes, qui mettons de l’importance dans tout ça - les mots, les promesses, les excuses. Les femmes, elles s’en foutent au fond des belles paroles. Elles préfèrent des fleurs.
Mais je ne voulais pas acheter de fleurs à Fiona.
Les fleurs, c’était pour les enterrements, et il suffisait d’un pour l’instant.
J’avais acheté une rose blanche pour Mathias. Je l’avais déposée avant tout le monde sur la pelouse du columbarium. Elle avait été bientôt écrasée par le reste des bouquets. La couronne de ma mère, en particulier, acheva le travail.
Pas de fleurs, donc.
Je réglai l’addition et nous retournâmes dans la chambre.
Les bagages nous attendaient. Fiona avait peur de rater son train et nous nous dépéchâmes de débarrasser le plancher. Je réglai l’addition au comptoir tandis qu’elle mettait ma valise et son sac à dos dans le coffre.
Nous partîmes sans regarder une seule fois en arrière. Fiona regardait par la vitre le village qui défilait sous ses yeux. La Grange Saint-Antoine passa comme un décor de cinéma. Je m’attendais à ce qu’elle fit une réflexion, mais non, rien. J’étais presque déçu. Nous abordâmes la place où je m’étais fait tabasser la veille. Il y avait encore quelques barrières et des confettis partout, comme des constellations dérisoires. Je rajustai mes lunettes noires. Pas besoin que quelqu’un s’amuse à me reconnaître. Assez fait le clown comme ça.
Je me garai devant la gare. Fiona m’interdit de descendre.
- Reste là. J’ai pas envie d’avoir l’air ridicule sur le quai.
- Merci bien.
- Non, tu comprends ce que je veux dire...
Je fis oui de la tête et la regardai qui sortait son sac dans le rétroviseur.
Elle revint me dire au revoir en frappant contre la vitre. Je lui fis un signe de la main et elle partit vers son destin sans se retourner une seule fois.
Je fis tourner la clé de contact.
J’avais une gueule de bois du tonnerre de Dieu.
NUIT.
Je baise.
Tu baises.
Nous baisons.
Mon amour.
Lorsque je suis rentré tu n’as rien dit, tu t’es levée du fauteuil et tu es venue vers moi. Tu m’as ouvert les bras et nous nous sommes serrés fort. Un journaliste à la télévision annonçait que nous allions de nouveau bombarder l’Irak. Enfin, peut-être.
Nous n’écoutions plus.
J’ai voulu dire quelque chose, t’expliquer pourquoi j’étais parti, mais tu as enfoncé ta langue tellement profond dans ma bouche que les mots me sont restés dans la gorge.
Ta langue avait le goût salé de tes vingt ans, lorsque je t’avais embrassée pour la première fois.
Tu te souviens ?
Je t’avais demandé la permission. Ridicule. Tu m’avais répondu : “oui bien sûr”. Je l’avais fait æet ta langue avait ce goût salé, merveilleux, ta langue rose et pâle que je devine dans ta bouche en ce moment, comme un soleil derrière les collines de tes dents, que je devine dans ta bouche entrouverte tandis que nous baisons, mon amour.
Nous sommes restés serrés l’un contre l’autre tandis que la télévision crépitait comme un feu sec.
J’avais envie de te raconter, de t’expliquer, de me justifier æ mais ta langue a condamné la mienne au silence.
Pour une fois.
Pour une fois que je n’avais pas à parler.
Et toi non plus, tu ne disais rien.
Tes yeux, si. Mais ta langue, elle, était silencieuse, agile et tiède comme un serpent dans ma caverne grand ouverte. Tes mains serraient ma nuque, caressaient mes cheveux. C’était hier, c’était tout à l’heure, c’est maintenant. Tes mains caressent mon dos, le massent, le pétrissent. Tes mains entrent dans mon corps et cherchent à masser mon coeur, directement.
Tes mains qui tiennent ma tête comme un nourrisson. Tes mains qui ne tiendront jamais d’enfant.
Les enfants c’était pour nous la fin de la liberté, l’enclume autour du cou, les murs d’une prison de chair. Avions-nous raison, avions-nous tort ? Nous n’en avons jamais reparlé après notre quarantième anniversaire. « Enfant » est devenu un mot tabou, comme chez certaines tribus d’Australie. Aucun jouet ne traîne donc dans la maison, aucun galop effréné, aucuns soucis à se faire pour leur avenir. Décision commune, ai-je fait semblant de croire. Mais je savais bien tout au fond de moi, que cette décision c’était la mienne. Uniquement la mienne. Peur d’un rival invincible, peut-être. Peur des responsabilités, sûrement. Les hommes sont des petits garçons qui regrettent tous de grandir.
Tu ne m’as jamais rien reproché.
Moi oui. Mais je n’en ai jamais rien dit. Peut-être est-ce pareil pour toi. Et maintenant, je pénètre dans ton ventre infécond, stérile comme une île grecque, ton ventre délicieux et profond, ton ventre que tes mains prolongent, labourant mes reins. Tes mains, fantômes de notre jeunesse. Tes mains vides, pleines de moi.
Tu me contiens doublement, entre tes mains, entre les lèvres de ton sexe. Et, contenu, je te contiens à mon tour.
"C’est le vide qui fait le vase" dit le Tao Te-Ching.
Irène. Tes mains. Si longues, si blanches. Des ailes. Sur mon dos, comme un ange. Nous brillons sous la lumière de l’ampoule.
Papillons.
Tes mains. Comme des ailes. Tandis que ta langue. Dans ma bouche. M’empêche de.
En toi.
pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon.
"Chut."
Tu me dis : "chut."
Ma main droite descend sur ton sein. Mes doigts encerclent ton téton, le massent, le triturent, l’agacent, le titillent, le retournent, le détournent, le caressent, le malaxent, le réveillent æ après toutes ces années, tous ces autres tétons malaxés, trahis, oubliés æ après toutes ces années où d’autres mains se sont posées sur tes seins, d’autres mains pour recouvrir les miennes qui te fuyaient ou t’ignoraient æ après toutes ces années
pardon pardon pardon pardon pardon pardon pardon.
Je m’excuse.
"Chut" me dis-tu "Chut."
Je me tais et la nuit tourne au-dehors comme une horloge. Je voudrais qu’elle tourne à l’envers æ d’ouest en est æ pour revenir là où nous l’avions laissée la dernière fois, avant mon accident, quand nous croyions encore à l’amour æ naïve jeunesse. Mais nous n’avions pas tort d’y croire. Pas tort du tout, je le vois à présent, mon amour.
C’est la foi qui fait venir les montagnes. Ce sont les illusions qui embellissent le monde. Le faux est mille fois plus beau que le vrai, nom de Dieu, surtout s’il est sincère. Un diamant en toc décline toutes les couleurs de l’arc en ciel sous les lustres de l’Opéra , alors qu’un vrai luit platement et n’est bon qu’a découper les vitres.
Irène.
Tes hanches me rappellent la Grèce magique où nous avions baigné nos corps et attrapé des piquants d’oursins plein les pieds, tu te rappelles ? Nous étions si contents de découvrir une plage sans touristes et nous avons passé la nuit à extraire ces satanés piquants et tes hanches ce soir sont chaudes comme ces collines de pierres dans le Péloponnèse sur lesquelles nous nous reposions après nos belles promenades. Tes hanches, comme ces pierres pleines de soleil, avant l’accident et tous les mensonges et toutes les souffrances, par ma faute et celle de la mort, cette satanée canaille
qui détruit autant les vivants que les morts, cette mort qui saccage tous les jardins et brûle tous les théâtres, car les cimetières sont des parodies de jardin et les enterrements de grotesques pièces de théâtre. Mais le plus mauvais acteur, c’était moi.
Je croyais être mort alors que j’étais vivant sans m’en rendre compte. Je t’ai faite souffrir pour rien — pour une parodie de mort, pour un corps sans cercueil, entouré d’un vrai drap d’hôpital, d’un drap de vie et non de deuil... Je me suis vu Christ et pleureuse, je me suis vu martyr de ma propre vie, je n’ai rien vu du tout, en fait. Je n’ai pas vu ta compassion, je n’ai pas vu ta pitié simple, je n’ai pas vu ton inquiétude. J’ai vu un masque projeté par ma propre lanterne magique, terrifié par des monstres que je me suis moi-même créé. Je ne t’ai pas vue toi, en vrai.
Pardon pardon pardon pardon.
"Chut" me dis-tu "Tais-toi donc" et je me tais donc, à regrets. Oui, à regrets car j’ai encore beaucoup de choses à dire, tandis que nous baisons, mon amour, tandis que nous baisons comme des bêtes, car les bêtes sont heureuses, elles ne pensent pas à la mort. L’intelligence, c’est l’idée de la mort et l’idée de la mort rend aveugle à la vie.
Tes yeux, Irène, tes yeux æ il faut qu’ils voient, toujours æ qu’ils me voient æ tes yeux bleus où je suis petit, si petit, à disparaître, comme une poussière chassée par tes cils Un battement, et hop ! adieu moi, pour toujours, transporté par le vent, loin de toi...
Regarde-moi, mon amour, n’arrête pas de me regarder, tandis que j’entre et je ressors de ton ventre. Regarde-moi en rythme, circulaire, décentré, de tes yeux si bleus comme des aimants sous leurs paupières, Nord de ma vie, Nord magnétique, aurore boréale de ton iris, regarde-moi.
La nuit tourne au-dehors mais ce n’est pas grave. La nuit n’est que la nuit, une nuit d’été tiède et prégnante, notre nuit à nous tous seuls, comme au début, lorsque nous croyions encore à l’amour, au père noël, aux promesses électorales, aux lendemains qui chantent et au beau temps sur toute la France, au début, dans ce petit hôtel à Toulouse, la ville rose, comme ton sexe, qui n’a pas vieilli, ton sexe, que je découvrais alors, Sud magique, Afrique de mon désir, à Toulouse, la ville rose, dans notre lit aux draps si blancs, notre lit refait chaque jour pour que recommence la cérémonie de notre amour, et la patronne qui nous disait "Alors les amoureux, on a encore raté le petit déjeuner aujourd’hui..." avec un clin d’œil entendu... J’aimerais bien la revoir aujourd’hui cette patronne et rater encore quelques petits déjeuners.
Qu’en dirais-tu ?
« Tais-toi, bon Dieu, tais-toi. »
Oui.
Mais je n’oublierai jamais la blancheur de ces draps parfumés de lavande et ton corps nu paressant au soleil tandis que je me rasais dans le petit évier, à l’eau claire et glacée. Il n’y avait pas d’eau chaude. Ni de douche. Soixante-dix francs par jour. Pour nous c’était cher, comme voyage de noces.
Pas d’eau chaude, donc, mais le soleil à travers la fenêtre tous les matins. Le soleil gratuit, qui brillait sur tes hanches, fruits d’étés, corbeilles d’osier. Ton sexe, rose ville, que je goûtais comme une glace à la fraise et tes mains me tiraient les cheveux. Tes mains m’aimaient. Et moij’aimais ton sexe, mon amour,àToulouse, 1976, l’année de la canicule et de la deuxième crise pétrolière, tandis qu’aujourd’hui nous allons bombarder l’Irak et que nos draps sont bleus et que nos corps sont usés vieillis rabougris, mais toujours vaillants, comme au premier jour.
Ma main descend sur ta cuisse et dessine ta courbe, tes tangentes, ta peau d’orange - ta peau d’orange que je vais embrasser avec passion... Si, si, si... Voilà, c’est fait.
« Tu es fou. »
Tu ris comme avant, comme tu ne riais plus depuis des années, par ma faute æ ne dis pas non, c’est pour cela que je t’ai trompée, pour ta bonté et ton amour, insupportables pour celui qui s’est vu mort dans l’épave de sa voiture, pour celui qui a vu sa propre pourriture
et l’espace irréconciliable entre les ombres, même lorsque les ombres se touchent.
Je me rappelle, sur ce lit blanc et métallique, quand j’ai à nouveau ouvert les yeux et que j’ai vu les tuyaux qui pendaient et le silence blanc qui m’étouffait, je me suis mis à tout détester. Moi, toi et ces maisons que je dessinais, ces maisons grotesques où l’on allait manger dormir baiser vomir se disputer boire vomir encore se suicider ou tuer tout le monde, ces maisons farces pour nos mauvaises comédies, ces maisons ridicules où le bonheur croit se compter en mètres carrés.
Ulysse ne serait jamais revenu dans une de mes maisons - ces maisons que je dessinais, tandis que je te trompais, mon amour, tandis que je baisais mes secrétaires, les femmes de mes amis, tes meilleures amies, des jeunes filles de vingt ans, des femmes de cinquante ans, tandis que je baisais comme seule la mort peut vous faire baiser quand elle a introduit son doigt glacial dans votre trou du cul.
Georges et Mathias ont du baiser comme ça eux aussi, frénétiquement, à toute vitesse, les yeux fermés pour que les larmes ne coulent pas, baiser comme ça pour baiser la mort, ce qui est impossible, la mort est trop coriace, cette salope qui déborde toujours de son territoire comme un fleuve sauvage, cette salope qui nous tue alors que nous ne sommes même pas encore morts.
Oui, Georges et Mathias ont du baiser comme ça, comme nous peut-être aujourd’hui, baiser en toute connaissance de cause, les yeux ouverts, attentifs à chaque nuance de peau, à chaque craquement d’os, pour en faire un poème, un poème unique de sperme, de sang et de cheveux, un poème que le vent se chargera de nous réciter à nouveau en emportant nos cendres.
Tu te souviens de Toulouse et de la chaleur qu’il faisait ? Nous étions tellement en sueur que nos corps glissaient comme s’ils étaient huilés et nos bouches et nos yeux piquaient de sel, sur ces draps blancs comme les voiles d’un trirème, sur ces draps blancs où nous partagions, épuisés, une cigarette tandis que dehors des voitures klaxonnaient comme le soleil, klaxonnaient comme la vie heureuse, klaxonnaient comme les trompettes de Jéricho.
Aujourd’hui ton corps est redevenu Toulouse et je me perds dans tes rues, tes avenues, tes impasses, tes places au soleil. Tu me mords le bras et je pose mon front contre le creux de ton épaule.
Pardon pardon pardon.
« Chut, Bon Dieu, chut ! »
Non, non, non, je ne me tairais pas.
Pas encore, en tout cas, car il faut continuer à percer l’abcès, à soulever la croûte noire et rouge de nos mensonges pour en faire gicler le pus jaune, et peut-être même laisser une cicatrice que l’on pourra secrètement toucher du doigt plus tard et frissonner à l’idée du malheur, tandis que l’autre brûle doucement dans la pièce comme une bûche dans le foyer, brûle doucement et vous réchauffe - et je veux que tu me réchauffes, Irène, je veux que tu me réchauffes pour toujours, comme tu voulais le faire à l’hôpital, quand tu as posé ta main sur la mienne et que je n’ai pas compris.
Il a fallu que je fasse de même pour enfin réaliser, que je prenne la main de Mathias à l’hôpital, sa main de squelette, sa main de déporté dans notre Auschwitz intérieur, sa main si légère et fragile et que j’essaie de lui donner les dernières braises de mon sang pour le réchauffer, de mon sang de frère, mais il m’a regardé sans sourire, étranger déjà, étonné par mon amour, ou ma main seulement, étonné et peut-être ému, mais il ne pouvait plus parler avec tous ces tuyaux dans sa bouche triste, et j’ai compris là ce que tu voulais me dire à l’hôpital et que je n’avais pas compris, enfermé dans ma propre terreur, dans mon égoïsme vital, j’ai compris que ta main ne s’était pas posée sur la mienne par hasard, par habitude ou rituellement, que ta main m’aimait vraiment et voulait me le dire pour de vrai, simplement, généreusement.
Je n’avais rien compris, hypnotisé par mes images de terreur, mon mauvais film suédois, mes ectoplasmes de foire, pardon, mon amour, pour tout le mal que je t’ai fait et tout le mal que tu m’as fait, embrasse-moi avec ta langue encore pour que j’oublie jusqu’aux orteils peints de la Mort, cette vieille salope, qui ricane dans un coin de notre chambre.
Eh bien, laissons-la ricaner, veux-tu ? Laissons-la claqueter de ses dents jaunes tandis que nous baisons, mon amour, comme Ulysse et Pénélope ont du baiser le premier soir de son retour dans son palais aux murs couverts du sang des prétendants, et Pénélope a du brûler sa maudite tapisserie à peine levée le jour suivant, elle a du l’asperger d’essence et battre son briquet avec des étincelles dans les yeux et un sourire cruel comme celui d’Apollon.
Les flammes sont montées jusqu’au plafond et elle s’est réfugiée dans les bras d’Ulysse qui l’avait rejointe entre temps, surpris par l’odeur et la fumée, Ulysse qui regardait gronder les flammes les yeux remplis de larmes. Pénelope l’a entraîné ensuite sur leur couche et ils ont recommencé à baiser jusqu’à ce qu’ils aient trop mal au sexe pour continuer.
Regarde-moi, droit dans les yeux, tandis que nos ventres se caressent et se connaissent à nouveau. Bonjour, bonjour, c’est bientôt l’aube et le ciel desserre son étreinte sur la sueur de nos corps. C’est bientôt le jour qui va se lever et nous trouver côte à côte, toi et moi, nus et fatigués et peut-être, peut-être heureux enfin de cette nouvelle journée qui nous attend, les bras tendus, comme une vieille amie que nous n’aurions pas vue depuis longtemps, comme Toulouse par exemple, à qui on pourrions dire un petit bonjour, peut-être, comme en 1976, l’année de la canicule, et retrouver cet hôtel aux draps si blancs où l’on raterait encore les petits déjeuners et on ferait monter des mandarines qu’on éplucherait en chahutant. Et pour finir, on coincerait les peaux acides entre nos lèvres, pour nous faire de beaux sourires oranges dans cette ville rose.