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SOUSTRACTIONS 

vendredi 3 septembre 2021, par Yann Leblanc

SOUSTRACTIONS

Elles étaient posées là, bien alignées et en parfait état. La lueur des réverbères les faisait même reluire. Là, en plein milieu du trottoir. Une paire de chaussures mais pas de pieds à l’intérieur, pas de jambes, pas de corps les surmontant. Pourtant les passants s’écartaient scrupuleusement au lieu de les enjamber, comme s’il y avait eu là, malgré tout, une présence. C’était sur le boulevard Bonatti. Tout avait commencé là, alors qu’il était sorti faire ses courses du soir. Il faisait froid. Il avait noué son écharpe autour du cou, enfilé son grand manteau d’hiver.
Des chaussures d’homme, cuir noir, lacets noirs, de ce style qui cherche à mêler élégance et décontraction. Lui aussi les avait soigneusement contournées ; puis il s’était retourné une fois, un peu comme s’il avait voulu s’assurer de quelque chose.
Habituellement, il partait faire les courses sans avoir la moindre idée de ce qu’il allait acheter à manger. Ce n’est qu’une fois dans le supermarché que se dessinait progressivement dans sa tête l’ébauche d’un menu. Mais cette fois, tandis qu’il effectuait son tour habituel dans les rayons, rien ne l’attirait vraiment : il pensait à la paire de chaussures. Quelqu’un l’avait manifestement déposée sciemment à cet endroit, mais dans quel but ? Depuis combien de temps était-elle là ?

Au retour, après avoir finalement pris sans trop y réfléchir quelques tomates, des oignons et un morceau de gruyère, il constata que les chaussures étaient toujours à la même place. Personne ne les avait prises ou déplacées. Elles étaient comme neuves mais vraisemblablement, personne n’osait y toucher. Et il songea que... c’était peut-être parce qu’elles ne semblaient pas avoir été simplement abandonnées. Non… même si elles avaient été laissées sur ce bout de trottoir du boulevard Bonatti, elles avaient encore l’air d’appartenir à quelqu’un. Mais à qui ? C’est alors qu’il vit une jeune femme les prendre en photo avec son téléphone portable, manifestement amusée par cette présence incongrue, presque poétique. Mais cet acte, sans qu’il sache vraiment se l’expliquer, lui paraissait avoir une portée plus grande, une signification secrète. Qu’est-ce qui allait se voir le plus sur cette photo ? La présence des chaussures ou l’absence de leur propriétaire ?

Une fois chez lui il décida d’oublier toute cette histoire – qui en fin de compte n’en était pas une –, mais juste avant de s’endormir l’image des chaussures s’imposa de nouveau à son esprit et plus tard, dans son sommeil il entendit… oui c’est bien ça il entendit un étrange bruit de pas.

Le lendemain au travail, alors qu’il épluchait comme à son habitude les nouvelles, un article qu’en temps normal il n’aurait pas relevé un seul instant reteint son attention : « En France, des centaines de disparitions non élucidées chaque année ». L’article évoquait bien entendu toutes sortes de raisons qui allaient de l’enlèvement à l’évasion en passant par la fugue… mais rien de tout cela, finalement, ne correspondait à une disparition pure et simple. C’est ce qu’évoquaient, pour lui, les chaussures : un homme en train de marcher et tout à coup... il s’arrête et n’est plus là. Ne reste que sa paire de chaussures, absolument rien d’autre que ça.

Plusieurs jours passèrent. Le froid s’intensifiait, le temps était maussade. Soleil à peine levé lorsqu’il partait au travail, déjà couché lorsqu’il rentrait. Cette saison accentuait le sentiment persistant d’une routine sans fin, où le monde ne cessait de perdre en substance. Situations, personnes croisées, paroles échangées, actions accomplies… tout au même niveau, comme un horizon aplati, sans relief ni figure qui se détache. A part peut-être le visage d’un enfant vu à un feu rouge. Il revoyait souvent cette scène : la voiture, un de ces gros SUV à la mode, s’était arrêté pile à sa hauteur alors qu’il attendait de pouvoir traverser. A l’avant le père, expression sévère, mains crispées sur le volant, avec à côté de lui la mère partie loin, très loin dans ses pensées et comme retranchée tout contre la portière. A l’arrière, cet enfant. Le visage collé contre la vitre, écarquillant de grands yeux sur le monde, captant tout ce qui passe et se passe à portée de regard. Trois présences solitaires dans l’espace exigu d’une voiture, liées les unes aux autres, détachées les unes des autres. Le passage d’un camion orné d’une publicité quelconque avait entièrement capté l’attention de l’enfant quelques instants. Sans doute essayait-il de lire le message, d’en saisir le sens. L’impression de savoir déchiffrer le monde procure un plaisir intense lorsqu’on vient d’apprendre à lire. Puis peu à peu, le plaisir s’estompe. Directions, consignes, publicités... les messages martelés de la ville n’offrent pas beaucoup matière à penser, à rêver. Alors à force, c’est à peine si l’on y prête attention. Mais parfois aussi, la ville offre d’improbables énigmes. Une phrase mystérieuse inscrite sur un mur, d’étranges constructions, d’invisibles passages, ou encore des chaussures au beau milieu d’un trottoir.

C’est un lundi matin, en allant au travail, qu’il tomba sur la seconde paire. Des baskets cette fois-ci. Parfaitement alignées, quasi neuves elles aussi. Une joggeuse. Il se représentait bien la scène. La femme descendant la rue à grandes enjambées rythmées par la musique de sa playlist, les écouteurs enfoncés dans les oreilles. Arrivée à l’angle de la rue elle interrompt sa course pour reprendre son souffle un instant et au moment de repartir, juste avant l’impulsion qui aurait enclenché le premier pas, elle s’évanouit de la surface de la terre. Seules restent ses chaussures. Peut-être parce qu’elles sont en contact direct avec le sol, tandis que tout le reste… C’est cette pensée oui, qu’il eût à cet instant précis : nous ne ferions, au fond, que flotter dans l’existence comme des fantômes.
La journée s’écoula sans que rien de notable n’advienne. Le bureau était silencieux, beaucoup étaient déjà partis en vacances. Les vacances scolaires : il n’avait aucune raison de poser des jours durant cette période. Cela arrangeait bien ses collègues qui avaient tous des enfants, une famille. Sa disparition à lui… n’aurait eu que très peu d’incidence sur le cours de la vie. Le flétrissement progressif des plantes qu’il cultivait avec beaucoup de soin sur son minuscule balcon. Le renoncement de ses effets à être personnels, réceptacles de son histoire, de son vécu. Les premiers temps aussi, quelques réflexions au travail : « tu te rends compte ? Il a disparu du jour au lendemain », « c’est dingue quand même », « un truc de fou », « on sait pas du tout ce qui a pu lui arriver », puis son bureau serait attribué à un autre qui accomplirait les mêmes tâches, avec la même application. Pas de recherches, pas de remous.
Il rentra, alluma son vieux poste de radio depuis toujours figé sur la même fréquence. C’était davantage pour que le son des voix accompagne sa soirée même s’il arrivait, en de rares occasions, qu’il s’intéresse réellement à une émission et la suive de bout en bout. Juste des voix qui résonnent, en l’absence de lèvres et de bouches… n’y avait-t-il pas là encore une analogie étrange avec ces chaussures sans pieds, une sorte d’écho qu’il ne pouvait que pressentir ? Ce soir-là, alors qu’il était question à la radio de journaux intimes et d’écriture, il prit une décision importante : celle de tenir un journal en marge des jours. Un carnet de disparus car il en était sûr, persuadé, le phénomène ne pouvait être isolé, la ville recelait d’autres chaussures.

Pour les trouver, il fallait couvrir davantage de territoire, emprunter de nouvelles rues. Il modifia ses trajets quotidiens en conséquence, partant de plus en plus tôt de chez lui, rentrant de plus en plus tard. De nombreuses questions surgirent au cours de ces marches : pouvait-on être témoin direct d’une disparition ? Il avait l’intuition que non. Assister à un tel événement était tout à fait inconcevable. Arrivait-t-il que des gens disparaissent chez eux, au beau milieu de leur salon, aux toilettes, devant le frigidaire ou sous la douche ? Certainement pas. Devait-on en déduire que d’une manière ou d’une autre, la ville était impliquée ? Qu’elle avait là sa part de responsabilité ? Cette hypothèse, assurément folle, ne pouvait être écartée.
Début décembre, ses trajets avaient dépassé en durée l’heure et demie. Cela faisait trois heures de marche par jour, mais ses efforts furent récompensés : des bottines d’hiver, près de la rampe du large escalier remontant vers le Cours Comici. Il était si captivé par cette trouvaille qu’il ne remarqua pas, en approchant, la présence d’une femme qui se tenait à quelques marches à peine des chaussures et les scrutait intensément. Lorsqu’il en prit conscience et se tourna dans sa direction, elle cessa de fixer les bottines et posa son regard sur lui. Elle avait des yeux très bleus, infiniment bleus qui le désarçonnèrent sur-le-champ. Embarrassé il balbutia :
— Pardon euh… ces chaussures sont à vous ?
— Non, non non leur propriétaire vient de… enfin je veux dire…
— Vous l’avez vu ?
— Non ça c’est impossible.
— Comment ça ?
— Pardon ne faites pas attention je… j’ai parlé sans réfléchir.
— Au contraire dites-moi si vous savez quelque chose. Ce n’est pas la première paire que je vois et…
— Alors vous aussi ?
Le visage de la femme sembla s’ouvrir, le bleu de ses yeux se fit plus profond encore.
— Vous… vous voulez dire que… oui, c’est la troisième. Je me suis mis à les chercher. Enfin j’imagine que vous allez trouver ça bizarre mais...
— Moi, c’est la huitième paire, dit-elle, semblant réaliser en prononçant le chiffre combien il était élevé. Puis elle ajouta sur le ton de la confidence :
— Ça fait presqu’un an maintenant, que je les cherche.
Il y eût un silence. On percevait vaguement l’agitation du Cours Comici, tout en haut des marches, et la rumeur des rues commerçantes s’élevait en contrebas. Tous deux eurent l’impression que le grand escalier n’était plus simple passage mais lieu à part, îlot détaché des remous de la ville.
C’est elle qui la première parla de nouveau. Elle lui demanda où et quand il avait trouvé les deux autres paires. Elle réalisa qu’ils avaient vu tous les deux celle du Boulevard Bonatti, peut-être même s’étaient-ils alors croisés. Quand elle prit les bottines en photo avec son téléphone, il se souvint en effet. Il l’avait vue ce soir-là, accomplir exactement le même geste. Il était évident qu’on ne pouvait toucher aux chaussures. Mais elles finissaient toutes, à un moment ou un autre, par être emportées ou jetées. Alors elle les prenait en photo. Elle fit d’ailleurs défiler devant lui les images des sept autres paires, ce qu’il prit pour une grande marque de confiance. Chacune de ces photographies produisit sur lui une émotion étrange, une inquiétante familiarité. Comme auraient pu le faire de vieux portraits où les visages des ancêtres, parfaitement inconnus, ont pourtant quelque chose de reconnaissable.
Ce soir-là ils échangèrent leur numéro de téléphone. Elle s’appelait Clarice. Il se quittèrent avec une sorte d’enthousiasme qui l’accompagna tout le trajet du retour. Jamais il n’aurait cru possible de partager avec une autre personne ce genre de réflexions, d’intérêt. Il eût beaucoup de mal à s’endormir. Il se remémorait le visage de Clarice, les mots échangés. Dans son carnet il nota : « Sur la trace des absents, j’ai rencontré quelqu’un. »
Le surlendemain il reçut un sms : « dimanche, on quadrille le 9ème arrondissement ? Clarice ». Ce n’était que deux jours plus tard mais l’attente lui parût extrêmement longue. Ils s’étaient donné rendez-vous très tôt, au carrefour de la rue Mingote et du boulevard Berhault. Elle portait un long manteau noir, une écharpe enroulée plusieurs fois autour du cou qui donnait à sa tête aux cheveux courts une apparence toute menue. Ses sourcils étaient comme deux ailes déployées planant au-dessus du monde. Ils marchèrent longtemps, n’échangèrent que très peu de mots mais comprirent assez vite qu’ils avaient une même façon d’observer, de se diriger instinctivement vers des rues peu fréquentées, attirés par des détails que nuls autres n’auraient su repérer. Ils ne trouvèrent rien mais amassèrent quantité d’impressions, avec à diverses reprises la conviction tacitement partagée d’être devant des présages.

Ce n’est que plus tard, au cours d’une énième excursion de ce type qu’une nouvelle paire, la 4ème pour lui, la 9ème pour Clarice, fut découverte. Des chaussures orange vif. Un style que jamais ils ne se seraient permis d’arborer, mais qu’ils trouvaient au fond original et plutôt réussi. En les photographiant elle lui demanda :
— Tu aimerais porter quelles chaussures toi, si ça devait t’arriver ? 
— De disparaître ?
— Oui.
Il affirma : « je n’ai que cette paire », mais se ravisa aussitôt : « en fait non, j’ai des mocassins dans un placard. Des chaussures de marque, noires. Elles sont encore dans leur boîte, je n’ai jamais osé les mettre ».
— Tu devrais, répondit-elle simplement, sur un ton de bienveillante gravité.
Puis ils gardèrent le silence. Un souffle de vent fit s’agiter les branches des marronniers, bien alignés tout le long de l’avenue Irvine. Personne autour d’eux, juste les chaussures oranges et la présence résiduelle de leur propriétaire envolé.
Avant qu’ils se séparent il lui demanda le cœur battant : « demain soir, si tu veux on pourrait peut-être se voir ? Je t’invite au resto ». Elle sourit, acquiesça en silence d’un hochement de tête.

Chez lui, le soir, il monta sur un tabouret et plongea les bras tout en haut, tout au fond de sa grande armoire. Il en sortit une boîte à chaussures poussiéreuse qu’il essuya d’un revers de la main et posa sur la table de la cuisine. Délicatement, il ouvrit la boîte et observa ces mocassins tout neufs achetés en promotion des années auparavant, jamais portés si ce n’est lors de l’essayage en magasin. Il se souvenait encore du marchand compassé s’exclamant, mains jointes et avec un air béat : « elles vous vont à RA-VIR ! ». Une bonne affaire, pour sûr. Mais sous prétexte de ne pas les user, de ne pas les salir et au motif d’un contraste trop grand avec ses vêtements bon marché, il s’était contenté de ranger la boîte pour ne plus jamais y toucher. Il nota dans son carnet, après avoir décrit les chaussures oranges et inscrit le lieu exact de leur découverte : « Clarice… se pourrait-il que j’ai trouvé chaussure à mon pied ? »
Le lendemain au dîner, il portait les mocassins. Elle le remarqua immédiatement. La brève histoire de ces chaussures, qu’il conta avec beaucoup de franchise et d’autodérision, déclencha plusieurs éclats de rire. Il avait choisi un petit restaurant qui faisait aussi brocante. Ils mangeaient au milieu de tout un bric-à-brac savamment disposé de part et d’autre des tables. De toute évidence elle appréciait ce choix. Ils convinrent de ne plus parler de chaussures pour le restant de la soirée et abordèrent des sujets personnels. Elle lui confia avoir toujours été d’un tempérament solitaire et méfiant. Pour ne pas affronter l’ambiguïté des relations professionnelles, elle s’était rapidement mise à son compte en tant que graphiste. Pour ne pas subir l’inévitable déception des relations amoureuses, elle s’était convaincu que la bonne personne n’existait pas. Quelques liens familiaux indestructibles, quelques amis de longue date suffisaient amplement à faire son bonheur. Mais ce qu’elle aimait par-dessus tout se résumait à choisir parmi ce qu’elle appelait ses itinéraires. Il y en avait pour chaque humeur, chaque caprice de la météo. En fonction de l’heure et du temps dont elle disposait elle sélectionnait un itinéraire précis, avec des étapes définies : le petit café où elle pouvait lire sans être dérangée, le parc avec son banc à mi-chemin entre les manèges et la roseraie, la librairie d’occasion où farfouiller encore et encore sans jamais se lasser, la gare, la boulangerie, le cimetière… « J’ai un répertoire de 64 itinéraires » lui dit-elle en souriant. Comme il restait interloqué elle poursuivit : « je les ai inventoriés. Je sais oui, c’est bizarre... tu vas me trouver un peu folle j’imagine. » Il plaisanta :
— Pas du tout. Tu m’emmènerais faire l’itinéraire 38 un jour ?
— Le 38 ? Attention tu ne sais pas ce qui t’attends ! Répondit-elle en riant. Puis elle fit mine de réfléchir et ajouta : on va plutôt commencer par le 12, quand toutes les conditions seront réunies.
— D’accord, je vais me laisser guider.
Lorsqu’ils partirent du restaurant ils furent surpris de voir qu’il avait plu. Les rues étaient parsemées de flaques étincelantes et ils s’amusaient de devoir louvoyer pour les contourner. Ils marchaient très proches l’un de l’autre et lorsque leurs doigts se touchèrent par mégarde ils eurent tous deux envie de se tenir par la main. Ils n’osèrent pas, continuant à marcher côte à côte silencieusement, espérant que le contact se reproduise. Il leur sembla que la ville était inhabituellement paisible, et que le vaste univers lui-même faisait preuve envers eux d’une infinie bienveillance. Pourtant brusquement la main de Clarice le saisit au poignet, et elle s’arrêta de marcher d’un seul coup. Elle avait vu quelque chose, juste là devant l’entrée d’un immeuble. Deux petites formes rouges et bleues, parfaitement immobiles. C’était des chaussures d’enfant.
Leur regard resta fixé sur elles un long moment sans qu’ils puissent articuler la moindre parole. Les pensées défilaient dans leur tête à vive allure, s’entrechoquaient même, tandis qu’au dehors la vie était comme figée. Un instant ils eurent la curieuse impression d’être eux-mêmes dévisagés par les petites chaussures. Elle finit par dire : « c’est la 10ème paire que je trouve, et je réalise que c’est la première fois que ça me rend triste. »

Les jours suivants ils s’attendirent à la diffusion d’un avis de recherche, à une alerte enlèvement… Mais rien. Il repensa à ce qu’avait dit Clarice. C’était vrai. Lui non plus n’avait jamais éprouvé de tristesse devant les chaussures. Les disparus n’étaient pas morts, ils n’étaient pas en fuite, aucun d’entre eux n’avait été enlevé. Il devait s’agir d’autre chose. On pouvait être soustrait au monde, à tout moment.
A compter de cet épisode ils interrompirent leurs recherches. Elle n’avait pas pris en photo les souliers. Il n’avait rien noté dans son journal. A la place, ils se consacrèrent aux itinéraires de Clarice. Dès qu’ils pouvaient tous les deux se libérer, elle l’emmenait. Ils firent d’abord le numéro 12 bien sûr, puis le 5, le 24, le 37. C’étaient de magnifiques moments de partage. Elle l’initiait à une forme de lubie dans laquelle il s’investissait totalement. Et pas simplement pour lui faire plaisir, mais parce qu’il y avait entre eux une connivence si naturelle qu’elle ne pouvait, à leur yeux, que tenir du miracle. C’est au cours de l’itinéraire 8, alors qu’ils sortaient du minuscule café de la rue Rébuffat, qu’ils s’embrassèrent pour la première fois. Dans les bras l’un de l’autre ils étaient comme soustraits à la ville eux aussi, et pourtant pleinement, totalement présents.

Une nuit où elle dormait chez lui, elle se réveilla brusquement, le souffle court. Il lui fallut un long moment pour s’apaiser et pouvoir enfin raconter son rêve :
« Je marchais, c’était le soir. Les rues étaient désertes mais j’avais l’impression d’entendre près de moi un petit bruit de pas rapides. Et alors j’ai eu tout d’un coup la certitude que les souliers vides de l’enfant me suivaient. Je n’osais pas regarder derrière moi, je me suis mise à marcher plus vite, mais les bruits de pas étaient de plus en plus nombreux et j’ai compris qu’elles étaient toutes là. Toutes les paires de chaussures que j’ai trouvées me suivaient. Je me suis mise à courir mais j’ai senti qu’elles allaient me rattraper et j’ai eu très peur. Je me suis réveillée. »
Il préféra minimiser, sur le ton de l’humour, la portée de ce récit. Il plaisanta et l’encouragea à penser à autre chose. Pourtant il en fut troublé, lui aussi.

Le temps passa, ne contribuant qu’à les rapprocher davantage. Ils avaient entrepris la création de nouveaux itinéraires, à deux, et dans chacun de ces trajets leur complicité s’exprimait à merveille. La ville devenait la manifestation d’une entente secrète, les espaces communs se remplissaient de signes et se chargeaient de souvenirs n’appartenant qu’à eux.
Un vendredi d’avril en fin d’après-midi, ils s’étaient donné rendez-vous non loin de chez elle, devant la vieille fontaine à sec de la place Charlet-Straton. La statue de lion avait beau ouvrir une gueule béante, pas le moindre filet d’eau n’en était sorti depuis belle lurette. Clarice était un peu en avance et s’assit sur le rebord. Un pigeon vint se poser tout près et la fixa intensément, avec ses gros yeux ronds impénétrables de noirceur, pivotant la tête de façon saccadée. Le ciel s’était dégagé dans la journée. Il subsistait simplement quelques nuages épars qui donnaient l’impression d’une désagrégation sans fin. Il était en retard et après avoir attendu plus d’un quart d’heure elle tenta de l’appeler, mais tomba sur son répondeur. Elle laissa un message, puis marcha vers l’arrêt de tram. Lorsqu’elle monta dans la rame et que retentit le signal de la fermeture des portes, une brusque vague d’angoisse se propagea dans son corps. Alors que le tram démarrait elle tenta de le joindre à nouveau. Répondeur. Elle insista. Répondeur. La lente progression du tram qu’elle trouvait d’ordinaire apaisante lui parût être un véritable supplice. A plusieurs reprises elle chuchota « avance, avance ! », mais le tramway poursuivait à allure égale, à l’image d’une immense chenille dépourvue de conscience.
Parvenue enfin au bon arrêt elle s’élança sur le boulevard Bonatti. Elle marchait très vite, scrutant le sol à gauche, à droite, cherchant vainement à remplacer par des scénarios plus censés, plus plausibles, la crainte qui la faisait se précipiter chez lui. A l’entrée de l’immeuble elle sonna tant et plus mais de toute évidence il n’était pas là. Elle appela les hôpitaux, se rendit à son travail, à la police, remua ciel et terre pour trouver une explication, une autre explication que celle qui s’imposait à elle avec une impitoyable insistance.

Elle reprit le quadrillage du quartier, de la ville toute entière, méthodiquement, minutieusement, en quête d’une paire de mocassins noirs.

Yann Leblanc

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