Pour mémoire, Aaron Swartz s’est suicidé le 11 janvier 2013
« Le MIT a le devoir de se mettre à genoux et de supplier pour que ces poursuites s’arrêtent. » Richard M. Stallman (The Chronicle, 31 juillet 2011).
« Il s’est suicidé au moment de l’anniversaire de son arrestation. Je pense que cela rend assez clair que le procès fut la cause. » Richard M. Stallman, sur une des mailing listes du groupe indien de Linux, après la mort de Aaron Swartz (EFY Time, 15 janvier 2013).
Dans son intervention au Memorial de Washington D.C. le 18 janvier, Tim Berners-Lee, le fondateur du web public et du World Wide Web Consortium (W3C), qui a suivi l’évolution de Aaron Swartz depuis ses premiers mots dans un forum où se retrouvaient les développeurs, au moment de la naissance du RSS, a en quelque sorte évoqué deux temps pragmatiques de l’engagement organique de Aaron Swartz (qui a toujours intégré ses idées sociales et ses performances techniques).
Dans un premier temps Swartz encore teenager a pensé que l’Internet pouvait accomplir la démocratie virtuelle et que celle-ci pouvait avoir un impact sur la société démocratique, il a donc cherché à développer des outils sociaux sous l’angle de leur fourniture d’information par les utilisateurs entre eux, et l’a fait dans un travail partagé. Dans un second temps il est passé à l’activisme social de terrain sur la défense des droits avec un engagement personnel requérant son savoir technique, sans se départir du travail partagé et de l’organisation collective pour donner sens des moyens et amplifier l’action.
L’interview proposée ici en vidéo situe une période intermédiaire entre ses deux temps d’engagement.
Depuis le début de l’année, au retour du 23e congrès du Chaos Computer Club qui se tenait à Berlin à la fin de décembre 2006, il s’est fait exclure de Wired. On entend dans ses explications la conviction d’une nécessité démocratique de disposer de la plus large masse d’informations possible, en terme de volume et de diversité. Grâce à une diffusion non sélective, la consultation aléatoire donne une chance de faire remonter les informations déclassifiées, (non qu’elles soient secrètes mais disqualifiées, enfouies à cause de leur manque de pertinence selon les critères des hits), à travers la sensibilité singulière des utilisateurs. Ainsi, son corpus prenait-il en charge à la fois les données et les métadonnées.
Il existe un troisième enjeu (complémentaire du second cité par Tim Berners-Lee), c’est celle de l’autonomie de la recherche aux fins de la connaissance publique. Or on sait bien que les laboratoires universitaires américains de l’informatique et de la linguistique mathématique, et notamment ceux du MIT, sont essentiellement financés par la recherche militaire. Aaron Swartz fut un chercheur indépendant qui souhaitait ouvrir cette possibilité à tout citoyen qui se serait désigné pour faire de même. Cela pourrait en partie expliquer la menace potentielle à l’encontre du pouvoir universitaire, du moins ressentie de façon paranoïaque dans la hiérarchie administrative de l’institution, au titre de laquelle la direction du MIT (non la direction responsable des enseignements), ait pu faire le pacte du diable avec le FBI pour abattre Aaron Swartz.
Dans une interview sur le droit d’auteur, en 2012, autour des rencontres de « Freedom To Connect » où il fit l’exposé How we stopped SOPA, il dit qu’il avait lui-même entrepris une étude sur les archives judiciaires qui avaient été libérées lors de l’action PACER, (et on voit très bien comment, depuis son intuition éprouvée par quelques observations en amont, et ses capacités techniques personnelles et en commun, il était compétent pour le faire). Il va de soi que travailler sur les paradigmes, les constantes, et les exceptions, exprimés en tendance particulière dans tel ou tel ensemble d’information, demande la masse la plus exhaustive possible du corpus parvenu à un moment donné. Notamment aussi bien le corpus culturel des archives de JSTOR auquel, même si elles étaient libérées une par une chacun resterait à ne pas avoir d’accès massif (non pour collectionner mais pour étudier). Pour tracer le profil de la culture sociale et intellectuelle d’une époque informée par le pouvoir de la connaissance (représenté par les universités et les académies), depuis des paramètres effectifs, Swartz était menaçant pour les institutions de recherche qui n’y avaient pas encore procédé (non seulement pour des raisons de coût et de rentabilité mais aussi de contrôle politique de ce qui aurait pu en émerger).
Cela donne sens aux deux grands hackings qui vont suivre l’exclusion de Reddit : le téléchargement de plus de deux millions de documents judiciaires légaux archivés dans le cadre de PACER [1] (Public Access to Court Electronic Records), et suite au commencement de son étude sur ce corpus d’archives, l’idée d’un téléchargement massif de la bibliothèque numérisée de JSTOR (98% des fichiers semble-t-il, dont un grand nombre considéré par les bibliothécaires comme inintéressants — sauf pour un Swartz selon sa conception de l’égalité des informations entre elles et de la recherche)... à ceux qui se demandaient encore pourquoi avoir tant téléchargé dans la boutique de JSTOR, voilà le décryptage de la réponse anticipée par le protagoniste même...
Le seul problème c’est que les outils informatiques nécessaires pour faire de telles études en matière d’histoire et de sociologie des institutions, en même temps que l’idée d’y travailler, dans une vision critique, demande une telle puissance d’investigation, et les produire serait d’un coût si élevé, que seules les grandes causes supra-nationales des États pourraient en formuler la commande (par exemple l’accélérateur des particules, la guerre, la partition des ressources dans le monde, etc...). il se trouve qu’aucune université à ce jour n’en dispose à propos de l’analyse institutionnelle ou des disciplines, ni même de son propre corpus historique, ni de leur impact délibéré sur la société. Alors que Swartz avait la capacité technique et intellectuelle pour les concevoir appliqués à des sujets hors d’intérêt pour le pouvoir (mais lequel d’autant plus dans une problématique de sécurité, s’agissant d’un champ en dehors de lui, put l’attribuer à une menace).
Le traitement stochastique des masses de données est notoirement l’un des outils informatiques d’exception de la physique des particules et de la biologie moléculaire. Du CERN au CERN, pour lequel le World Wide Web était né du cerveau et des mains de hacker d’un de leurs informaticiens, Tim Berners-Lee, sous la forme d’un protocole d’information instantanée entre les chercheurs au-delà des océans et des continents, institution par laquelle les outils de recherche informatiques actuels les plus performants en sciences ont été produits, on file le niveau auquel Swartz, producteur de systèmes capables d’absorber de grands corpus, et à l’ouvrage de traiter autrement et de façon indépendante de l’université la production de systèmes de traitement de ces corpus, éventuellement d’inventer de nouveaux logiciels de recherche, avait placé l’intérêt public de l’Open Access autant au-delà du corporatisme scientifique que des intérêts de classe (équivalence dans un même dispositif du pouvoir hiérarchique).
Swartz ne sera pas remplacé en tous cas sur des sujets aussi sociologiques et historiques pour informer la société elle-même et les individus qui la composent. C’était une révolution des connaissances par l’information dans un objectif de partage général, et donc une révolution au sens historique. Mais le cours des vecteurs et du pouvoirs l’utiliseront finalement autrement, en en tirant à leur propre compte les profits basés sur le retrait des corpus et leur diffusion parcellaire, et l’appropriation pure et simple des métadonnées fournies par l’activité des usagers.