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De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier 

publié en 1966 (partie 2)

octobre 2002, par Internationale situationniste

Il ne suffit pas que la pensée recherche sa réalisation, il faut que la réalité recherche la pensée

Après une longue période de sommeil léthargique et de contre-révolution permanente, s’esquisse, depuis quelques années, une nouvelle période de contestation dont la jeunesse semble être la porteuse. Mais la société du spectacle, dans la représentation qu’elle se fait d’elle-même et de ses ennemis, impose ses catégories idéologiques pour la compréhension du monde et de l’histoire. Elle ramène tout ce qui s’y passe à l’ordre naturel des choses, et enferme les véritables nouveautés qui annoncent son dépassement dans le cadre restreint de son illusoire nouveauté. La révolte de la jeunesse contre le mode de vie qu’on lui impose n’est, en réalité, que le signe avant-coureur d’une subversion plus vaste qui englobera l’ensemble de ceux qui éprouvent de plus en plus l’impossibilité de vivre, le prélude à la prochaine époque révolutionnaire. Seulement l’idéologie dominante et ses organes quotidiens, selon des mécanismes éprouvés d’inversion de la réalité, ne peuvent que réduire ce mouvement historique réel à une pseudo-catégorie socio-naturelle : l’Idée de la Jeunesse (dont il serait dans l’essence d’être révoltée). Ainsi ramène-t-on une nouvelle jeunesse de la révolte à l’éternelle révolte de la jeunesse, renaissant à chaque génération pour s’estomper quand le " le jeune homme est pris par le sérieux de la production et par l’activité en vue des fins concrètes et véritables ". La " révolte des jeunes " a été et est encore l’objet d’une véritable inflation journalistique qui en fait le spectacle d’une " révolte " possible donnée à contempler pour empêcher qu’on la vive, la sphère aberrante - déjà intégrée - nécessaire au fonctionnement du système social ; cette révolte contre la société rassure la société parce qu’elle est censée rester partielle, dans l’apartheid des " problèmes " de la jeunesse - comme il y aurait des problèmes de la femme, ou un problème noir - et ne durer qu’une partie de la vie. En réalité, s’il y a un problème de la " jeunesse " dans la société moderne, c’est que la crise profonde de cette société est ressentie avec le plus d’acuité par la jeunesse. Produit par excellence de cette société moderne, elle est elle-même moderne, soit pour s’y intégrer sans réserves, soit pour la refuser radicalement. Ce qui doit surprendre, ce n’est pas tant que la jeunesse soit révoltée, mais que les " adultes " soient si résignés. Ceci n’a pas une explication mythologique, mais historique : la génération précédente a connu toutes les défaites et consommé tous les mensonges de la période de désagrégation honteuse du mouvement révolutionnaire.

Considérée en elle même, la " Jeunesse " est un mythe publicitaire déjà profondément lié au mode de production capitaliste, comme expression de son dynamisme. Cette illusoire primauté de la jeunesse est devenue possible avec le redémarrage de l’économie, après la Deuxième Guerre mondiale, par suite de l’entrée en masse sur le marché de toute une catégorie de consommateurs plus malléables, un rôle qui assure un brevet d’intégration à la société du spectacle. Mais l’explication dominante du monde se trouve de nouveau en contradiction avec la réalité socio-économique (car en retard sur elle) et c’est justement la jeunesse qui, la première, affirme une irrésistible fureur de vivre et s’insurge spontanément contre l’ennui quotidien et le temps mort que le vieux monde continue à secréter à travers ses différentes modernisations. La fraction révoltée de la jeunesse exprime le pur refus sans la conscience d’une perspective de dépassement, son refus nihiliste. Cette perspective se cherche et se constitue partout dans le monde. Il lui faut atteindre la cohérence de la critique théorique et l’organisation pratique de cette cohérence.

Au niveau le plus sommaire, les " Blousons noirs ", dans tous les pays, expriment avec le plus de violence apparente le refus de s’intégrer. Mais le caractère abstrait de leur refus ne leur laisse aucune chance d’échapper aux contradictions d’un système dont ils sont le produit négatif spontané. Les " Blousons noirs " sont produits par tous les côtés de l’ordre actuel : l’urbanisme des grands ensembles, la décomposition des valeurs, l’extension des loisirs consommables de plus en plus ennuyeux, le contrôle humaniste-policier de plus en plus étendu à toute la vie quotidienne, la survivance économique de la cellule familiale privée de toute signification. Ils méprisent le travail mais ils acceptent les marchandises. Ils voudraient avoir tout ce que la publicité leur montre, tout de suite et sans qu’ils puissent le payer. Cette contradiction fondamentale domine toute leur existence, et c’est le cadre qui emprisonne leur tentative d’affirmation pour la recherche d’une véritable liberté dans l’emploi du temps, l’affirmation individuelle et la constitution d’une sorte de communauté. (Seulement, de telles micro-communautés recomposent, en marge de la société développée, un primitivisme où la misère recrée inéluctablement la hiérarchie de la bande. Cette hiérarchie, qui ne peut s’affirmer que dans la lutte contre d’autres bandes, isole chaque bande et, dans chaque bande, l’individu). Pour sortir de cette contradiction, le " Blouson noir " devra finalement travailler pour acheter des marchandises - et là tout un secteur de la production est expressément fabriqué pour sa récupération en tant que consommateurs (motos, guitares électriques, vêtements, disques, etc.) - ou bien il doit s’attaquer aux lois de la marchandise, soit de façon primaire en la volant, soit d’une façon consciente en s’élevant à la critique révolutionnaire du monde de la marchandise. La consommation adoucit les moeurs de ces jeunes révoltés, et leur révolte retombe dans le pire conformisme. Le monde des Blousons noirs n’a d’autre issue que la prise de conscience révolutionnaire ou l’obéissance aveugle dans les usines.

Les Provos constituent la première forme de dépassement de l’expérience des " Blousons noirs ", de l’organisation de sa première expression politique. Ils sont nés à la faveur d’une rencontre entre quelques déchets de l’art décomposé en quête de succès et une masse de jeunes révoltés en quête d’affirmation. Leur organisation a permis aux uns et aux autres d’avancer et d’accéder à un nouveau type de contestation. Les " artistes " ont apporté quelques tendances, encore très mystifiées, vers le jeu, doublées d’un fatras idéologique ; les jeunes révoltés n’avaient pour eux que la violence de leur révolte. Dès la formation de leur organisation, les deux tendances sont restées distinctes ; la masse sans théorie s’est trouvée d’emblée sous la tutelle d’une mince couche de dirigeants suspects qui essaient de maintenir leur " pouvoir " par la sécrétion d’une idéologie provotarienne. Au lieu que la violence des " Blousons noirs " passe sur le plan des idées dans une tentative de dépassement de l’art, c’est le réformisme néo-artistique qui l’a emporté. Les Provos sont l’expression du dernier réformisme produit par le capitalisme moderne : celui de la vie quotidienne. Alors qu’il ne faut pas moins d’une révolution ininterrompue pour changer la vie, la hiérarchie Provo croit - comme Bernstein croyait transformer le capitalisme en socialisme par les réformes — qu’il suffit d’apporter quelques améliorations pour modifier la vie quotidienne. Les Provos, en optant pour le fragmentaire, finissent par accepter la totalité. Pour se donner une base, leurs dirigeants ont inventé la ridicule idéologie du Provotariat (salade artistico-politique innocemment composée avec des restes moisis d’une fête qu’ils n’ont pas connue), destinée, selon eux, à s’opposer à la prétendue passivité et à l’embourgeoisement du Prolétariat, tarte à la crème de tous les crétins du siècle. Parce qu’ils désespèrent de transformer la totalité, ils désespèrent des forces qui, seules, portent l’espoir d’un dépassement possible. Le Prolétariat est le moteur de la société capitaliste, et donc son danger mortel : tout est fait pour le réprimer (partis, syndicats bureaucratiques, police, plus souvent que contre les Provos, colonisation de toute sa vie), car il est la seule force réellement menaçante. Les Provos n’ont rien compris de cela : ainsi, ils restent incapables de faire la critique du système de production, et donc prisonniers de tout le système. Et quand, dans une émeute ouvrière anti-syndicale, leur base s’est ralliée à la violence directe, les dirigeants étaient complètement dépassés par le mouvement et, dans leur affolement, ils n’ont rien trouvé de mieux à faire que dénoncer les " excès " et en appeler au pacifisme, renonçant lamentablement à leur programme : provoquer les autorités pour en montrer le caractère répressif (et criant qu’ils étaient provoqués par la police). Et, pour comble, ils ont appelé, de la radio, les jeunes émeutiers à se laisser éduquer par les " Provos ", c’est à dire par les dirigeants, qui ont largement montré que leur vague " anarchisme " n’est qu’un mensonge de plus. La base révoltée des Provos ne peut accéder à la critique révolutionnaire qu’en commençant par se révolter contre ses chefs, ce qui veut dire rallier les forces révolutionnaires objectives du Prolétariat et se débarrasser d’un Constant, l’artiste officiel de la Hollande Royale, ou d’un De Vries, parlementaire raté et admirateur de la police anglaise. Là, seulement, les Provos peuvent rejoindre la contestation moderne authentique qui a déjà une base réelle chez eux. S’ils veulent réellement transformer le monde, ils n’ont que faire de ceux qui veulent se contenter de le peindre en blanc.

En se révoltant contre leurs études, les étudiants américains ont immédiatement mis en question une société qui a besoin de telles études. De même que leur révolte (à Berkeley et ailleurs) contre la hiérarchie universitaire s’est d’emblée affirmée comme révolte contre tout le système social basé sur la hiérarchie et la dictature de l’économie et de l’Etat . En refusant d’intégrer les entreprises, auxquelles les destinaient tout naturellement leurs études spécialisées, ils mettent profondément en question un système de production où toutes les activités et leur produit échappent totalement à leurs auteurs. Ainsi, à travers des tâtonnements et une confusion encore très importante, la jeunesse américaine en révolte en vient-elle à chercher, dans la " société d’abondance ", une alternative révolutionnaire cohérente. Elle reste largement attachée aux deux aspects relativement accidentels de la crise américaine : les Noirs et le Viet-Nam ; et les petites organisations qui constituent " la Nouvelle Gauche " s’en ressentent lourdement. Si, dans leur forme, une authentique exigence de démocratie se fait sentir, la faiblesse de leur contenu subversif les fait retomber dans des contradictions dangereuses. L’hostilité à la politique traditionnelle des vieilles organisations est facilement récupérée par l’ignorance du monde politique, qui se traduit par un grand manque d’informations, et des illusions sur ce qui se passe effectivement dans le monde. L’hostilité abstraite à leur société les conduit à l’admiration ou à l’appui de ses ennemis les plus apparents : les bureaucraties dites socialistes, la Chine ou Cuba. Ainsi trouve-t-on dans un groupe comme " Resurgence Youth Movement ", et en même temps une condamnation à mort de l’Etat et un éloge de la " Révolution Culturelle " menée par la bureaucratie la plus gigantesque des temps modernes : la Chine de Mao. De même que leur organisation semi-libertaire et non directive risque, à tout moment, par le manque manifeste de contenu, de retomber dans l’idéologie de la " dynamique des groupes " ou dans le monde fermé de la Secte. La consommation en masse de la drogue est l’expression d’une misère réelle et la protestation contre cette misère réelle : elle est la fallacieuse recherche de liberté dans un monde sans liberté, la critique religieuse d’un monde qui a lui-même dépassé la religion. Ce n’est pas par hasard qu’on la trouve surtout dans les milieux beatniks (cette droite des jeunes révoltés), foyers du refus idéologique et de l’acceptation des superstitions les plus fantastiques (Zen, spiritisme, mysticisme de la " New Church " et autres pourritures comme le Gandhisme ou l’Humanisme ...). A travers leur recherche d’un programme révolutionnaire, les étudiants américains commettent la même erreur que les "Provos" et se proclament "la classe la plus exploitée de la société" ; ils doivent, dès à présent, comprendre qu’ils n’ont pas d’intérêts distincts de tous ceux qui subissent l’oppression généralisée et l’esclavage marchand.

A l’Est, le totalitarisme bureaucratique commence à produire ses forces négatives. La révolte des jeunes y est particulièrement virulente, et n’est connue qu’à travers les dénonciations qu’en font les différents organes de l’appareil ou les mesures policières qu’il prend pour les contenir. Nous apprenons ainsi qu’une partie de la jeunesse ne " respecte " plus l’ordre moral et familial (tel qu’il existe sous sa forme bourgeoise la plus détestable), s’adonne à la " débauche ", méprise le travail et n’obéit plus à la police du parti. Et, en U.R.S.S., on nomme un ministre expressément pour combattre le hooliganisme. Mais, parallèlement à cette révolte diffuse, une contestation plus élaborée tente de s’affirmer, et les groupes ou petites revues clandestines apparaissent et disparaissent selon les fluctuations de la répression policière. Le fait le plus important a été la publication par les jeunes Polonais Kuron et Modzelewski de leur " Lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais ". Dans ce texte, ils affirment expressément " la nécessité de l’abolition des rapports de production et des relations sociales actuelles " et voient qu’à cette fin " la révolution est inéluctable ". L’intelligentsia des pays de l’Est cherche actuellement à rendre conscientes et à formuler clairement les raisons de cette critique que les ouvriers ont concrétisée à Berlin-Est, à Varsovie et à Budapest, la critique prolétarienne du pouvoir de classe bureaucratique. Cette révolte souffre profondément du désavantage de poser d’emblée les problèmes réels, et leur solution. Si, dans les autres pays, le mouvement est possible, mais le but reste mystifié, dans les bureaucraties de l’Est, la contestation est sans illusion, et ses buts connus. Il s’agit pour elle d’inventer les formes de leur réalisation, de s’ouvrir le chemin qui y mène.

Quant à la révolte des jeunes Anglais, elle a trouvé sa première expression organisée dans le mouvement anti-atomique. Cette lutte partielle, ralliée autour du vague programme du Comité des Cent - qui a pu rassembler jusqu’à 300.000 manifestants - a accompli son plus beau geste au printemps 1963 avec le scandale R.S.G. 6 . Elle ne pouvait que retomber, faute de perspectives, récupérée par les belles âmes pacifistes. L’archaïsme du contrôle dans la vie quotidienne, caractéristique de l’Angleterre, n’a pu résister à l’assaut du monde moderne, et la décomposition accélérée des valeurs séculaires engendre des tendances profondément révolutionnaires dans la critique de tous les aspects du mode de vie. Il faut que les exigences de cette jeunesse rejoignent la résistance d’une classe ouvrière qui compte parmi les plus combatives du monde, celle des shop-stewards et des grèves sauvages, et la victoire de leurs luttes ne peut être recherchée que dans des perspectives communes. L’écroulement de la social-démocratie au pouvoir ne fait que donner une chance supplémentaire à leur rencontre. Les explosions qu’occasionnera une telle rencontre seront autrement plus formidables que tout ce qu’on a vu à Amsterdam. L’émeute provotarienne ne sera, devant elles, qu’un jeu d’enfants. De là seulement peut naître un véritable mouvement révolutionnaire, où les besoins pratiques auront trouvé leur réponse.

Le Japon est le seul parmi les pays industriellement avancés où cette fusion de la jeunesse étudiante et des ouvriers d’avant-garde soit déjà réalisée.

Zengakuren, la fameuse organisation des Etudiants révolutionnaires et la Ligue des jeunes travailleurs marxistes sont les deux importantes organisations formées sur l’orientation commune de la Ligue Communiste Révolutionnaire . Cette formation en est déjà à se poser le problème de l’organisation révolutionnaire. Elle combat simultanément, et sans illusions, le Capitalisme à l’Ouest et la Bureaucratie des pays dits socialistes. Elle groupe déjà quelques milliers d’étudiants et d’ouvriers organisés sur une base démocratique et anti-hiérarchique, sur la participation de tous les membres à toutes les activités de l’organisation. Ainsi les révolutionnaires japonais sont-ils les premiers dans le monde à mener déjà de grandes luttes organisées, se référant à un programme avancé, avec une large participation des masse. Sans arrêt, des milliers d’ouvriers et d’étudiants descendent dans la rue et affrontent violemment la police japonaise. Cependant, la L.C.R., bien qu’elle les combatte fermement, n’explique pas complètement et concrètement les deux systèmes. Elle cherche encore à définir précisément l’exploitation bureaucratique, de même qu’elle n’est pas encore arrivée à formuler explicitement les caractères du Capitalisme moderne, la critique de la vie quotidienne et la critique du spectacle. La Ligue Communiste Révolutionnaire reste fondamentalement une organisation prolétarienne classique. Elle est actuellement la plus importante formation révolutionnaire du monde, et doit être, d’ores et déjà, un des pôles de discussion et de rassemblement pour la nouvelle critique révolutionnaire prolétarienne dans le monde.

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