Le déclin et la chute
de l’économie spectaculaire-marchande
[3]
[ Extrait public [4] de l’Internationale Situationniste N°10 (mars 1966) ]
Entre le 13 et le 16 août 1965, la population noire
de Los Angeles s’est soulevée. Un incident
opposant policiers (le la circulation et passants
s’est développé en deux journées d’émeutes
spontanées. Les renforts croissants des forces de l’ordre
n’ont pas été capables de reprendre le contrôle de la rue.
Vers le troisième jour, les Noirs ont pris les armes, pillant
les armureries accessibles, de sorte qu’ils ont pu tirer
même sur les hélicoptères de la police. Des milliers de
soldats et de policiers - le poids militaire d’une division
d’infanterie, appuyée par des tanks - ont dû être jetés dans
la lutte pour cerner la révolte dans le quartier de Watts ;
ensuite pour le reconquérir au prix de nombreux combats
de rue, durant plusieurs jours. Les insurgés ont procédé
au pillage généralisé des magasins, et ils y ont mis le feu.
Selon les chiffres officiels, il y aurait eu 32 morts, dont
27 Noirs, plus de 800 blessés, 3000 emprisonnés.
Les réactions, de tous côtés, ont revêtu cette clarté que
l’événement révolutionnaire, du fait qu’il est lui même une
clarification en actes des problèmes existants, a toujours
le privilège de conférer aux diverses nuances de pensée
de ses adversaires. Le chef de la police, William Parker, a
refusé toute médiation proposée par les grandes
organisations noires, affirmant justement que « ces
émeutiers n’ont pas de chefs ». Et certes, puisque les
Noirs n’avaient plus de chefs, c’était le moment de la
vérité dans chaque camp. Qu’attendait, d’ailleurs, au
même moment un de ces chefs en chômage, Roy Wilkins,
secrétaire général de la National Association for the
Advancement of Colored People ? Il déclarait que les
émeutes « devaient être réprimées en faisant usage de
toute la force nécessaire ». Et le cardinal de Los Angeles,
McIntyre, qui protestait hautement, ne protestait pas
contre la violence de la répression, comme on pourrait
croire habile de le faire à l’heure de l’aggiornamento de
l’influence romaine ; il protestait au plus urgent devant «
une révolte préméditée contre les droits du voisin, contre
le respect de la loi et le maintien de l’ordre », il appelait
les catholiques à s’opposer au pillage, à e ces violences
sans justification apparente ». Et tous ceux qui allaient
jusqu’à voir les « justifications apparentes » de la colère
des Noirs de Los Angeles, mais non certes la justification
réelle, tous les penseurs et les « responsables » de la
gauche mondiale, de son néant, ont déploré
l’irresponsabilité et le désordre, le pillage, et surtout le fait
que son premier moment ait été le pillage des magasins
contenant l’alcool et les armes ; et les 2 000 foyers
d’incendie dénombrés, par lesquels les pétroleurs de
Watts ont éclairé leur bataille et leur fête. Qui donc a pris
la défense des insurgés de Los Angeles, dans les termes
qu’ils méritent ? Nous allons le faire. Laissons les
économistes pleurer sur les 27 millions de dollars perdus,
et les urbanistes sur un de leur plus beaux supernarkets
parti en fumée, et McIntyre sur son sherif adjoint abattu ;
laissons les sociologues se lamenter sur l’absurdité et
l’ivresse dans cette révolte. C’est le rôle d’une publication
révolutionnaire, non seulement de donner raison aux
insurgés de Los Angeles, mais de contribuer à leur donner
leurs raisons, d’expliquer théoriquement la vérité dont
l’action pratique exprime ici la recherche.
Dans l’Adresse publiée à Alger en juillet 1965 [5], après le
coup d’état de Boumedienne, les situationnistes, qui
exposaient aux Algériens et aux révolutionnaires du
monde les conditions en Algérie et dans le reste du
monde comme un tout, montraient parmi leurs exemples
le mouvement des Noirs américains qui, « s’il peut
s’affirmer avec conséquence », dévoilera les
contradictions du capitalisme le plus avancé. Cinq
semaines plus tard, cette conséquence s’est manifestée
dans la rue. La critique théorique de la société moderne,
dans ce qu’elle a de plus nouveau, et la critique en actes
de la même société existent déjà l’une et l’autre ; encore
séparées mais aussi avancées jusqu’aux mêmes réalités,
parlant de la même chose. Ces deux critiques s’expliquent
l’une par l’autre ; et chacune est sans l’autre inexplicable.
La théorie de la survie et du spectacle est éclairée et
vérifiée par ces actes qui sont incompréhensibles à la
fausse conscience américaine. Elle éclairera en retour ces
actes quelque jour.
Jusqu’ici, les manifestations des Noirs pour les « droits
civiques » avaient été maintenues par leurs chefs dans une
légalité qui tolérait les pires violences des forces de
l’ordre et des racistes, comme au mois de mars précédent
en Alabama, lors de la marche sur Montgommery ; et
même après ce scandale, une entente discrète du
gouvernement fédéral, du gouverneur Wallace et du
pasteur King avait conduit la marche de Selma, le 10
mars, à reculer devant la première sommation, dans la
dignité et la prière. L’affrontement attendu alors par la
foule des manifestants n’avait été que le spectacle d’un
affrontement possible. En même temps la non-violence
avait atteint la limite ridicule de son courage : s’exposer
aux coups de l’ennemi, et pousser ensuite la grandeur
morale jusqu’à lui épargner la nécessité d’user à nouveau
de sa force. Mais la donnée de base est que le mouvement
de droits civiques ne posait, par des moyens légaux, que
des problèmes légaux. Il est logique d’en appeler
légalement à la loi. Ce qui est irrationnel, c’est de
quémander légalement devant l’illégalité patente, comme
si elle était un non-sens qui se dissoudra en étant montré
du doigt. Il est manifeste que l’illégalité superficielle,
outrageusement visible, encore appliquée aux Noirs dans
beaucoup d’Etats américains, a ses racines dans une
contradiction économico-sociale qui n’est pas du ressort
des lois existantes ; et qu’aucune loi juridique future ne
peut même défaire, contre les lois plus fondamentales de
la société où les Noirs américains finalement osent
demander de vivre. Les Noirs américains, en vérité,
veulent la subversion totale de cette société, ou rien. Et le
problème de la subversion nécessaire apparait de lui-même
dès que les Noirs en viennent aux moyens
subversifs ; or le passage à de tels moyens surgit dans
leur vie quotidienne comme ce qui v est à la fois le plus
accidentel et le plus objectivement justifié. Ce n’est plus
la crise du statut des Noirs en Amérique ; c’est la crise du
statut de l’Amérique, posé d’abord parmi les Noirs. Il n’y a
pas eu ici de conflit racial : les Noirs n’ont pas attaqué les
Blancs qui étaient sur leur chemin, mais seulement les
policiers blancs ; et de même la communauté noire ne
s’est pas étendue aux propriétaires noirs de magasins, ni
même aux automobilistes noirs. Luther King lui-même a
dû admettre que les limites de sa spécialité étaient
franchies, en déclarant, à Paris en octobre, que « ce
n’étaient pas des émeutes de race, mais de classe ».
La révolte de Los Angeles est une révolte contre la
marchandise, contre le monde de la marchandise et du
travailleur-consommateur hiérarchiquement soumis aux
mesures de la marchandise. Les Noirs de Los Angeles,
comme les bandes de jeunes délinquants de tous les pays
avancés, mais plus radicalement parce qu’à l’échelle d’une
classe globalement sans avenir, d’une partie du prolétariat
qui ne peut croire à des chances notables de promotion et
d’intégration, prennent au mot la propagande du
capitalisme moderne, sa publicité de l’abondance. Ils
veulent tout de suite tous les objets montrés et
abstraitement disponibles, parce qu’ils veulent en faire
usage. De ce fait ils en récusent la valeur d’échange, la
réalité marchande qui en est le moule, la motivation et la
fin dernière, et qui a tout sélectionné. Par le vol et le
cadeau, ils retrouvent un usage qui, aussitôt, dément la
rationalité oppressive de la marchandise, qui fait
apparaitre ses relations et sa fabrication même comme
arbitraires et non-nécessaires. Le pillage du quartier de
Watts manifestait la réalisation la plus sommaire du
principe bâtard « A chacun selon ses faux besoins », les
besoins déterminés et produits par le système économique
que e pillage précisément rejette. Mais du fait que cette
abondance est prise au mot, rejointe dans l’immédiat, et
non plus indéfiniment poursuivie dans la course du travail
aliéné et de l’augmentation des besoins sociaux différés,
les vrais désirs s’expriment déjà dans la fête, dans
l’affirmation ludique, dans le potlatch de destruction.
L’homme qui détruit les marchandises montre sa
supériorité humaine sur les marchandises. Il ne restera pas
prisonnier des formes arbitraires qu’a revêtues l’image de
son besoin. Le passage de la consommation à la
consummation s’est réalisé dans les flammes de Watts.
Les grands frigidaires volés par des gens qui n’avaient pas
l’électricité, ou chez qui le courant était coupé, est la
meilleure image du mensonge de l’abondance devenu
vérité eu jeu. La production marchande, dès qu’elle cesse
d’être achetée, devient critiquable et modifiable dans
toutes ses mises en forme particulières. C’est seulement
quand elle est payée par l’argent, en tant que signe d’un
grade dans la survie, qu’elle est respectée comme un
fétiche admirable.
La société de l’abondance trouve sa réponse naturelle
dans le pillage, mais elle n’était aucunement abondance
naturelle et humaine, elle était abondance de
marchandises. Et le pillage, qui fait instantanément
s’effondrer la marchandise en tant que telle, montre aussi
l’ultima ratio de la marchandise : la force, la police et les
autres détachements spécialisés qui possèdent dans l’Etat
le monopole de la violence armée. Qu’est-ce qu’un
policier ? C’est le serviteur actif de la marchandise, c’est
l’homme totalement soumis à la marchandise, par l’action
duquel tel produit du travail humain reste une
marchandise dont la volonté magique est d’être payée, et
non vulgairement un frigidaire ou un fusil, chose aveugle,
passive, insensible, qui est soumise au premier venu qui
en fera usage.
Derrière l’indignité qu’il y a à dépendre du policier, les
Noirs rejettent l’indignité qu’il y a à dépendre des
marchandises. La jeunesse sans avenir marchand de
Watts a choisi une autre qualité du présent, et la vérité de
ce présent fut irrécusable au point d’entraîner toute la
population, les femmes, les enfants et jusqu’aux
sociologues présents sur ce terrain. Une jeune sociologue
noire de ce quartier, Bobbi Hollon déclarait en octobre au
Herald Tribune : « Les gens avaient honte, avant, de dire
qu’ils venaient de Watts. Ils le marmonnaient. Maintenant
ils le disent avec orgueil. Des garçons qui portaient
toujours leurs chemises ouvertes jusqu’à la taille et vous
auraient découpé en rondelles en une demi-seconde ont
rappliqué ici chaque matin à sept heures. Ils organisaient
la distribution de la nourriture. Bien sûr, il ne faut pas se
faire d’illusion, ils l’avaient pillée... Tout ce bla-bla
chrétien a été utilisé contre les Noirs pendant trop
longtemps. Ces gens pourraient piller pendant dix ans et
ne pas récupérer la moitié de l’argent qu’on leur a volé
dans ces magasins pendant toutes ces années... Moi, je
suis seulement une petite fille noire. » Bobbi Hollon, qui
a décidé de ne jamais laver le sang qui a taché ses
espadrilles pendant les émeutes, dit que « maintenant le
monde entier regarde quartier de Watts ».
Comment les hommes font-ils l’histoire, à partir des
conditions préétablies pour les dissuader d’y intervenir ?
Les Noirs de Los Angeles sont mieux payés que partout
ailleurs aux Etats-Unis, mais ils sont là encore plus
séparés qu’ailleurs de la richesse maximum qui s’étale
précisément en Californie. Hollvwood, le pôle du
spectacle mondial, est dans leur voisinage immédiat. On
leur promet qu’ils accèderont, avec de la patience, à la
prospérité américaine, mais ils voient que cette prospérité
n’est pas une sphère stable, mais une échelle sans fin. Plus
ils montent, plus ils s’éloignent du sommet, parce qu’ils
sont défavorisés au départ, parce qu’ils sont moins
qualifiés, donc plus nombreux parmi les chômeurs, et
finalement parce que la hiérarchie qui les écrase n’est pas
seulement celle du pouvoir d’achat comme fait
économique pur : elle est une infériorité essentielle que
leur imposent dans tous les aspects de la vie quotidienne
les moeurs et les préjugés d’une société où tout pouvoir
humain est aligné sur le pouvoir d’achat. De même que la
richesse humaine des Noirs américains est haïssable et
considérée comme criminelle, la richesse en argent ne
peut pas les rendre complètement acceptables dans
l’aliénation américaine : la richesse individuelle ne fera
qu’un riche nègre parce que les Noirs dans leur ensemble
doivent représenter la pauvreté d’une société de richesse
hiérarchisée. Tous les observateurs ont entendu ce cri qui
en appelait à la reconnaissance universelle du sens du
soulèvement : « C’est la révolution des Noirs, et nous
voulons que le monde le sache ! » Freedom now est le
mot de passe de toutes les révolutions de l’histoire ; mais
pour la première fois, ce n’est pas la misère, c’est au
contraire l’abondance matérielle qu’il s’agit de dominer
selon de nouvelles lois. Dominer l’abondance n’est donc
pas seulement en modifier la distribution, c’est en
redéfinir toutes les orientations superficielles et
profondes. C’est le premier pas d’une lutte immense, d’une
portée infinie.
Les Noirs ne sont pas isolés dans leur lutte parce qu’une
nouvelle conscience prolétarienne (la conscience de n’être
en rien le maître de son activité, de sa vie) commence en
Amérique dans des couches qui refusent le capitalisme
moderne, et de ce fait, leur ressemblent. La première
phase de la lutte des Noirs, justement, a été le signal d’une
contestation qui s’étend. En décembre 1964, les étudiants
de Berkeley, brimés dans leur participation au
mouvement des droits civiques, en sont venus à faire une
grève qui mettait en cause le fonctionnement de cette
« multiversité » de Californie et, à travers ceci, toute
l’organisation de la société américaine, le rôle passif qu’on
leur y destine. Aussitôt on découvre dans la jeunesse
étudiante les orgies de boisson ou de drogue et la
dissolution de la morale sexuelle que l’on reprochait aux
Noirs. Cette génération d’étudiants a depuis inventé une
première forme de lutte contre le spectacle dominant, le
teach in, et cette forme a été reprise le 20 octobre en
Grande-Bretagne, à l’université d’Edimbourg, à propos de
la crise de Rhodésie. Cette forme, évidemment primitive
et impure, c’est le moment de la discussion des
problèmes, qui refuse de se limiter dans le temps
(académiquement) ; qui ainsi cherche à être poussé
jusqu’au bout, et ce bout est naturellement l’activité
pratique. En octobre des dizaines de milliers de
manifestants paraissent dans la rue, à New York et à
Berkeley, contre la guerre au Vietnam, et ils rejoignent
les cris des émeutiers de Watts : « Sortez de notre quartier
et du Vietnam ! » Chez les Blancs qui se radicalisent, la
fameuse frontière de la légalité est franchie : on donne
des « cours » pour apprendre à frauder aux Conseils de
Révision (Le Monde, 19 octobre 1965), on brûle devant
la T.V. des papiers militaires. Dans la société de
l’abondance s’exprime le dégoût de cette abondance et de
son prix. Le spectacle est éclaboussé par l’activité
autonome d’une couche avancée qui nie ses valeurs. Le
prolétariat classique, dans la mesure même où l’on avait
pu provisoirement l’intégrer au système capitaliste, n’avait
pas intégré les Noirs (plusieurs syndicats de Los Angeles
refusèrent les Noirs jusqu’en 1959) ; et maintenant les
Noirs sont le pôle d’unification pour tout ce qui refuse la
logique de cette intégration au capitalisme, nec plus ultra
de toute intégration promise. Et le confort ne sera jamais
assez confortable pour satisfaire ceux qui cherchent ce
qui n’est pas sur le marché, ce que le marché précisément
élimine. Le niveau atteint par la technologie des plus
privilégiés devient une offense, plus facile à exprimer que
l’offense essentielle de la réification. La révolte de Los
Angeles est la première de l’histoire qui ait pu souvent se
justifier elle même en arguant du manque d’air
conditionné pendant une vague de chaleur.
Les Noirs ont en Amérique leur propre spectacle, leur
presse, leurs revues et leurs vedettes de couleur, et ainsi
ils le reconnaissent et le vomissent comme spectacle
fallacieux, comme expression de leur indignité, parce
qu’ils le voient minoritaire, simple appendice d’un
spectacle général. Ils reconnaissent que ce spectacle de
leur consommation souhaitable est une colonie de celui
des Blancs, et ils voient donc plus vite le mensonge de
tout le spectacle économico-culturel. Ils demandent, en
voulant effectivement et tout de suite participer à
l’abondance, qui est la valeur officielle de tout Américain,
la réalisation égalitaire du spectacle de la vie quotidienne
en Amérique, la mise à l’épreuve des valeurs mi-célestes
mi-terrestres de ce spectacle. Mais il est dans l’essence du
spectacle de n’être pas réalisable immédiatement ni
égalitairement même pour les Blancs (les Noirs font
justement fonction de caution spectaculaire parfaite de
cette inégalité stimulante dans la course à l’abondance).
Quand les Noirs exigent de prendre à la lettre le spectacle
capitaliste, ils rejettent déjà le spectacle même. Le
spectacle est une drogue pour esclave. Il n’entend pas être
pris au mot, mais suivi à un infime degré de retard (s’il n’y
a plus de retard, la mystification apparaît). En fait, aux
Etats-Unis, les Blancs sont aujourd’hui les esclaves de la
marchandise, et les Noirs ses négateurs. Les Noirs veulent
plus que les Blancs : voilà le coeur d’un problème
insoluble, ou soluble seulement avec la dissolution de
cette société blanche. Aussi les Blancs qui veulent sortir
de leur propre esclavage doivent rallier d’abord la révolte
noire, non comme affirmation de couleur évidemment,
mais comme refus universel de la marchandise, et
finalement de l’Etat. Le décalage économique et
psychologique des Noirs par rapport aux Blancs leur
permet de voir ce qu’est le consommateur blanc, et le
juste mépris qu’ils ont du Blanc devient mépris de tout
consommateur passif. Les Blancs qui, eux aussi, rejettent
ce rôle n’ont de chance qu’en unifiant toujours plus leur
lutte à celle des Noirs, en en trouvant eux-mêmes et en en
soutenant jusqu’au bout les raisons cohérentes. Si leur
confluence se séparait devant la radicalisation de la lutte,
un nationalisme noir se développerait, qui condamnerait
chaque côté à l’affrontement selon les plus vieux modèles
de la société dominante. Une série d’exterminations
réciproques est l’autre terme de l’alternative présente,
quand la résignation ne peut plus durer.
Les essais de nationalisme noir, séparatiste ou proafricain,
sont des rêves qui ne peuvent répondre à
l’oppression réelle. Les Noirs américains n’ont pas de
patrie. Ils sont en Amérique chez eux et aliénés, comme
les autres Américains, mais eux savent qu’ils le sont.
Ainsi, ils ne sont pas le secteur arriéré de la société
américaine, mais son secteur le plus avancé. Ils sont le
négatif en oeuvre, « le mauvais côté qui produit le
mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte ».
(Misère de la philosophie). Il n’y a pas d’Afrique pour
cela.
Les Noirs américains sont le produit de l’industrie
moderne au même titre que l’électronique, la publicité et
le cyclotron. Ils en portent les contradictions. Ils sont les
hommes que le paradis spectaculaire doit à la fois intégrer
et repousser, de sorte que l’antagonisme du spectacle et de
l’activité des hommes s’avoue à leur propos
complètement. Le spectacle est universel comme la
marchandise. Mais le monde de la marchandise étant
fondé sur une opposition de classes, la marchandise est
elle-même hiérarchique. L’obligation pour la
marchandise, et donc le spectacle qui informe le monde
de la marchandise, d’être à la fois universelle et
hiérarchique aboutit à une hiérarchisation universelle.
Mais du fait que cette hiérarchisation doit rester inavouée,
elle se traduit en valorisations hiérarchiques inavouables,
parce qu’irrationnelles, dans le monde de la
rationalisation sans raison. C’est cette hiérarchisation qui
crée partout les racismes : l’Angleterre travailliste en vient
à restreindre l’immigration des gens de couleur, les pays
industriellement avancés d’Europe redeviennent racistes
en important leur sous-prolétariat de la zone
méditerranéenne, en exploitant leurs colonisés à
l’intérieur. Et la Russie ne cesse pas d’être antisémite
parce qu’elle n’a pas cessé d’être une société hiérarchique
où le travail doit être vendu comme une marchandise.
Avec la marchandise, la hiérarchie se recompose toujours
sous des formes nouvelles et s’étend ; que ce soit entre le
dirigeant du mouvement ouvrier et les travailleurs, ou
bien entre possesseurs de deux modèles de voitures
artificiellement distingués.
C’est la tare originelle de la rationalité marchande, la
maladie de la raison bourgeoise, maladie héréditaire dans
la bureaucratie. Mais l’absurdité révoltante de certaines
hiérarchies, et le fait que toute la force du inonde de la
marchandise porte aveuglément et automatiquement à
leur défense, conduit à voir, dès que commence la
pratique négative, l’absurdité de toute hiérarchie.
Le monde rationnel produit par la révolution industrielle
a affranchi rationnellement les individus de leurs limites
locales et nationales, les a liés à l’échelle mondiale ; mais
sa déraison est de les séparer de nouveau, selon une
logique cachée qui s’exprime en idées folles, en
valorisations absurdes. L’étranger entoure partout
l’homme devenu étranger à son monde. Le barbare n’est
plus au bout de la Terre, il est là, constitué en barbare
précisément par sa participation obligée à la même
consommation hiérarchisée. L’humanisme qui couvre cela
est le contraire de l’homme, la négation de son activité et
de son désir ; c’est l’humanisme de la marchandise, la
bienveillance de la marchandise pour l’homme qu’elle
parasite. Pour ceux qui réduisent les hommes aux objets,
les objets paraissent avoir toutes les qualités humaines, et
les manifestations humaines réelles se changent en
inconscience animale. « Ils se sont mis à se comporter
comme une bande de singes dans un zoo », petit dire
William Parker, chef de l’humanisme de Los Angeles.
Quand « l’état d’insurrection » a été proclamé par les
autorités de Californie, les compagnies d’assurances ont
rappelé qu’elles ne couvrent pas les risques à ce niveau :
au-delà de la survie. Les Noirs américains, globalement,
ne sont pas menacés dans leur survie — du moins s’ils se
tiennent tranquilles et le capitalisme est devenu assez
concentré et imbriqué dans l’Etat pour distribuer des
« secours » aux plus pauvres. Mais du seul fait qu’ils sont
en arrière dans l’augmentation de la survie socialement
organisée, les Noirs posent les problèmes de la vie, c’est
la vie qu’ils revendiquent. Les Noirs n’ont rien à assurer
qui soit à eux ; ils ont à détruire toutes les formes de
sécurité et d’assurances privées connues jusqu’ici. Ils
apparaissent comme ce qu’ils sont en effet : les ennemis
irréconciliables, non certes de la grande majorité des
Américains, mais du mode de vie aliéné de toute la
société moderne : le pays le plus avancé industriellement
ne fait que nous montrer le chemin qui sera suivi partout,
si le système n’est pas renversé.
Certains des extrémistes du nationalisme noir, pour
démontrer qu’ils ne peuvent accepter moins qu’un Etat
séparé, ont avancé l’argument que la société américaine,
même leur reconnaissant un jour toute l’égalité civique et
économique, n’arriverait jamais, au niveau de l’individu,
jusqu’à admettre le mariage interracial. Il faut donc que ce
soit cette société américaine qui disparaisse, en Amérique
et partout dans le monde. La fin de tout préjugé racial,
comme la fin de tant d’autres préjugés liés aux inhibitions,
en matière de liberté sexuelle, sera évidemment au-delà
du « mariage » lui-même, au-delà de la famille
bourgeoise, fortement ébranlée chez les Noirs américains,
qui règne aussi bien en Russie qu’aux Etats-Unis, comme
modèle de rapport hiérarchique et de stabilité d’un
pouvoir hérité (argent ou grade socio-étatique). On dit
couramment depuis quelque temps de la jeunesse
américaine qui, après trente ans de silence, surgit comme
force de contestation, qu’elle vient de trouver sa guerre
l’Espagne dans la révolte noire. Il faut que, cette fois, ses
« bataillons Lincoln » comprennent tout le sens de la lutte
où ils s’engagent et la soutiennent complètement dans ce
qu’elle a d’universel. Les « excès » de Los Angeles ne
sont pas plus une erreur politique que la résistance armée
du P.O.U.M. à Barcelone, en mai 1937, n’a été une
trahison de la guerre anti-franquiste. Une révolte contre le
spectacle se situe au niveau de la totalité, parce que quand
bien même elle ne se produirait que dans le seul district
de Watts - elle est une protestation de l’homme contre la
vie inhumaine ; parce qu’elle commence au niveau du
seul individu réel et parce que la communauté, dont
l’individu révolté est séparé, est la vraie nature sociale de
l’homme, la nature humaine : le dépassement positif du
spectacle.
{}
{}
{}
{}
« L’Amérique s’est aussitôt penchée sur cette nouvelle plaie. Depuis plusieurs mois, sociologues, politiciens, psychologues, économistes, experts en tous genres en ont sondé la profondeur... Ce n’est pas un « quartier » au sens propre du terme, mais une plaine désespérément étendue et monotone... « l’Amérique à un étage », toute en largeur ; ce qu’un paysage américain peut avoir de plus morne avec ses maisons à toit plat, ses boutiques qui vendent toutes la même chose, ses débitants de « hamburgers », ses stations-service, le tout dégradé par la pauvreté et la crasse... La circulation automobile y est moins dense qu’ailleurs, mais celle des piétons l’est à peine plus, tant les habitations semblent dispersées et les
distances décourageantes... Le passage des Blancs attire tous les regards, des regards dans lesquels on lit sinon la haine, du moins le sarcasme (« Encore des enquêteurs et autres sociologues qui viennent chercher des explications au lieu de nous fournir du travail », s’entend-on dire souvent... ) Quant au logement, il peut sans doute être amélioré matériellement, mais on ne voit guère comment il sera possible d’empêcher les Blancs de fuir en masse un quartier dès que des Noirs commencent à s’y installer. Ces
derniers continueront de se sentir laissés à eux-mêmes, surtout dans cette cité démesurée qu’est Los Angeles, dépourvue de centre, sans même la foule où se fondre, où les Blancs n’entrevoient leurs semblables qu’à travers le pare-brise de leurs voitures... Le pasteur Martin Luther King [6] parlant à Watts quelques jours plus tard et appelant ses frères de couleur à « se donner la main », quelqu’un cria dans la foule : « Pour brûler... » C’est un spectacle réconfortant de voir à quelque distance de Watts des quartiers
dits de « classe moyenne » où des Noirs de la nouvelle bourgeoisie tondent leur gazon devant des résidences de grand confort. » Michel Tatu (Le Monde, 3-11-65). [7]