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Dieu vit au-dessus du frigo (Extrait) 

vendredi 10 décembre 2010, par Sebastien Ayreault

L’école Laïque était accrochée au mur de l’église, tandis que l’autre, là-haut, la Catholique, la brûlée, elle donnait juste en face du Super U : l’Œil de Dieu était partout. Vous tourniez une rue, leviez la tête, et Christ était là, vous regardant droit dans les mirettes. Et si ce n’était pas Christ, c’était la Vierge. Partout. Au milieu du rond-point en s’allant sur la route de Chole ; au milieu du terre plein en arrivant de la route d’Yz ; sur la D65, la D25, la D157, la D20 ; par la fenêtre du bar des sports ; de la terrasse de mes grands-parents maternels ; autour du cou des gens ; au bout d’une chaîne en or ; les bras ouverts, les mains jointes ; avec ou sans couronne. Vous ne pouviez pas y échapper. Un jour ou l’autre la question tombait toute seule de votre bouche : « Mais qu’est-ce que c’est ?
Une invasion ? »
Début septembre, j’avais fait ma rentrée à l’école laïque, CM2. Ma dernière année avant le collège. J’avais retrouvé mes deux potes, Fred et Yann. Aussi quelques copines, Annie, Raphaëlle, Stéphanie. Tout s’était bien passé, sans problème, suffisait de suivre le chemin, de pas trop la ramener, de se taire quand l’institutrice tapait dans ses mains. Tout roulait dans le meilleur des mondes et j’avais repris mes petites habitudes exactement là où je les avais laissées le 30 juin au soir. Je m’explique. Mes parents partaient sur les coups des 6 heures 30 : mon père à vélo, ma mère en R 12 bleue - petite partition ouvrière jouée et rejouée mille fois à l’identique sans une fausse note ou presque. Un coup mes parents envolés donc, je m’installais avec mon bol, ma cuillère et mon cartable, sur la grande marche grise devant la porte d’entrée. J’avais une trouille bleue des pièces vides. J’étais persuadé, d’ailleurs je les entendais, que les morts y faisaient leurs petites affaires, et qu’à trop les écouter, je finirais entre leurs mains blanches et pourries, hurlant de terreur. Dehors, je n’avais plus peur. Parce que dehors, les morts n’y foutent jamais les pieds, c’est bien connu, sinon on les verrait, non ? Les morts, ça trafique dans les pièces vides des maisons, c’est ainsi, pas autrement. Et je peux le dire, jusqu’à 8 heures 05, je me sentais le plus heureux du monde, comme délivré à jamais du poids des zombies. 8 heures 05. Heure fatidique où je devais retenir ma respiration, retenir mon cœur, et foncer dans la cuisine, ouvrir le lave-vaisselle, y foutre mon bol et ma cuillère, puis déguerpir à toutes pompes de cette satanée baraque, direction l‘école. Je crus crever mille fois. Mille fois, j’aperçus leurs ombres se profiler. Mille fois, j’échappai à leurs mains blanches et pourries. Ils étaient partout. Dans tous les coins sombres et poussiéreux. Tapis au fond des couloirs. Prêts à bondir. La gueule béante, le souffle menaçant, dégoulinant les larmes de leur dernier jour.
Chantal, la voisine, avait fini par lâcher le morceau l’hiver dernier. C’est que ça la tracassait, nom de Dieu ! Un enfant qui prend son petit-déjeuner dehors avec des gants, une écharpe, et un bonnet, ce n’est pas normal. Non, ce n’est pas normal du tout, merde ! Enfermer son enfant dehors ! En plein hiver ! Voyez donc ! Les murs avaient tremblé, les morts s’étaient bouffés la langue, et mon père était parti se tailler la moustache en douce dans la salle d’eau. Parce que ma mère et la culpabilité... J’étais passé à table au dessert. Une histoire de fou que cette histoire de morts. Y’a pas de morts dans les pièces vides, t’entends, David ? J’entends, oui. Je les entends. J’suis pas fou On avait parlé de m’inscrire au catéchisme. On en avait parlé, et puis on avait oublié. Rien à faire. Peine perdue. Mais quand même, ma mère y tenait, et mon père avait plié, planté des Christs en croix au-dessus des portes. Avec la déco 80, autant le dire, ça ne faisait pas terrible.
J’avais repris mes habitudes donc — et mes parents me laissaient tranquille. Du moment que j’arrivais à l’heure à l’école, que je ne tombais pas malade. Et puis en ce matin de fin septembre, tout s’écroula. Un chat noir en travers de mon chemin. Etait-ce encore un coup de l’Ensorceleuse ? Marie Morgane, la fameuse fée bretonne qui me sauva des eaux ? Qui me guida ce matin-là ? Qui me fit placer une chaise contre le frigo marron, y grimper, debout sur la pointe des pieds, tendre le bras, puis redescendre et m’installer à la table de la cuisine avec ce livre de photos en noir et blanc sous les yeux ? QUI ? Je tournais les pages et elles me picotaient partout sur les rétines, partout dans la tête. Frissons. Des femmes entre elles. Des femmes toutes nues. Des femmes les jambes ouvertes. Et plein de poils au milieu. Plus je tournais les pages, plus les frissons me parcouraient l’échine, faisaient trembler mes doigts. Jamais encore je n’avais connu telle sensation. Je claquais des dents. Je basculais. Marie Morgane susurrait à mes oreilles. Rivière de joyaux. Je rejoignais les fonds pour la plus belle des noyades, n’allais jamais en revenir. Je tremblais, et j’avais peur de froisser les pages. Je tremblais, et c’était bientôt l’heure de partir à l’école. Je tremblais, et mon cœur n’était plus qu’une bête. Je le cognai un coup, tête folle. Je regardais partout autour de moi, revenais aux pages. Je caressais du bout des doigts. Toison. J’entendais les morts ricanés derrière les portes, le bois grincé. Cette putain d’horreur, mon Dieu ! Et justement, Il est venu. Du fond de nulle part. Les morts se sont tus. Silence. Vent de poussière. Il avait un Œil monstrueux. Un Œil qui crachait la colère. Un Œil qui me terrassa sur place :
COUPABLE !
À toute vitesse, je refermai le livre et je le remis à sa place. À toute vitesse, je sortis de cet enfer hurlant et je pris la fuite mon cartable sur le dos.
COUPABLE !
COUPABLE !
COUPABLE !
10 minutes plus loin, j’avais les poumons en
feu, le souffle comme du brouillard. Plié en deux, les mains sur les genoux, je tentais de reprendre ma respiration avant d’attaquer la dernière pente, celle du Prieuré. Cette putain d’horreur, mon Dieu ! Mais ce n’était pas fini. Là-haut, une autre surprise m’attendait : le portail de l’école était fermé. Et pas un rat à l’horizon. J’étais en retard. Je fondis aussitôt en larmes. Honteux, tellement honteux. J’allais rebrousser chemin, incapable d’appuyer sur le bouton de l’interphone pour qu’on m’ouvre, quand je le vis qui remontait la rue, Carrera, une brute.

— Qu’est-ce que t’as à pigner Serre ? T’as perdu ta maman ?

— Je suis en retard.

— En retard ?! Mais l’école n’ouvre que dans 15 minutes ! Quelle mauviette !

— Ta gueule !
Et v’lan, il me colla une tarte pleine face. Je tombai le cul sur le trottoir, des petites étoiles plantées partout sur le revers des paupières. Je n’en revenais pas, putain ! C’t’enculé ! La joue me brûlait. Je sentais le bout de mes doigts battre, mon sang s’agiter. J’allais le tuer, lui arracher les yeux. Au lieu de quoi, comme un con, je pris la main qu’il me tendait depuis une bonne minute. Je me relevai, complètement dans le brouillard.

— N’en parlons plus, dit-il. Je t’aime bien, Serre.
Je le regardai s’éloigner, ahuri, muet. Dieu existait. Et Dieu n’aimait pas beaucoup les corniauds dans mon genre, n’aimait pas beaucoup qu’on regarde entre les jambes des femmes. Dieu venait de me punir par la main de Carrera. Une baffe sèche sur le coin de la tronche. COUPABLE, Dieu avait gueulé. J’avais pris la fuite, j’avais couru comme un dingue, traversant les rues sans un oeil ni à droite ni à gauche, mais Dieu m’avait rattrapé. Dieu s’était moqué de moi. Et Dieu m’avait giflé.
Ce soir-là, comme beaucoup d’autres, j’enfourchai mon vélo vert, traversai Maule la tête dans le guidon, et allai attendre mon père à la sortie de l’usine. Ils étaient une bonne centaine à bourlinguer dans cet immense hangar, entre ces murs de taules, jour et nuit, lames de plastique, lames de plastique, lames de plastique. Ces maudites machines ne s’arrêtaient jamais et c’était le boulot de mon père de faire en sorte qu’elles ne s’arrêtent jamais, qu’elles tombent en panne le moins possible, qu’elles produisent de plus en plus. Lames de plastique, lames de plastique, lames de plastique. Le monde en avait un besoin fou. Autour des fenêtres, autour des portes, aux coins des murs, sur la gueule, et dans les yeux, partout, lames de plastique.

P.-S.

Dieu vit au-dessus du frigo, paru en novembre 2010 aux Editions Ex-Aequo. Avec l’aimable autorisation des Editions Ex-Aequo.

1 Message

  • Dieu vit au-dessus du frigo (Extrait) 15 décembre 2010 00:35, par Alex Nodopaka

    Je viens de mettre dieu au frigo. There’s no need to marinate this wonderful story from a 10-year-old perspective. The author’s turn of sentences & the peculiar French expressions are a splendid example of langue vivante as is Sebastien’s sense of humor.

    The tale is in a similar vein Nobel Prize winner William Golding wrote The Lord of the Flies except that one reads Sebastien’s tale as quickly as Serre climaxes in his pants thinking that he peed.

    This bit reminded me of my own nightmare when I was a child in refugee camps on a starvation diet I went to the John and crapping my guts out thought I was going to die but I was told it was only a tapeworm that strung out of my arse & that I’d live through it.

    Alex Nodopaka

    Je viens de mettre au frigo dieu. Il n’est pas nécessaire de faire mariner cette merveilleuse histoire de la perspective d’un gosse de 10 ans. L’auteur a des tours de phrases et des expressions particulières françaises qui sont un bel exemple de langue vivante est qui represente le sens de l’humour de Sébastien.

    Le conte est dans un même esprit, que le lauréat du prix Nobel William Golding a écrit Le Seigneur des Mouches, sauf que l’on lit le conte de Sebastien aussi rapidement que la jouissance de Serre qui est sure qu’il a fait pipi dans son pantalon.

    Ce bit m’a rappelé mon propre cauchemar quand j’étais un enfant dans les camps de réfugiés sur un régime de famine je suis allé auchiottes et ou j’ai chier mes tripes mais j’ai cru que j’allais mourir, mais on m’a dit que c’était seulement un ténia qui s’égrènent de mon cul & que je vvais survivre.

    Alex Nodopaka

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